
Le détour de l’Autre
La Prise de parole à la lumière des études postcoloniales
En examinant les figures du colonisé et de l’immigré, Michel de Certeau entrevoit le risque que nous devenions tous des « Indiens de l’intérieur », c’est-à-dire des sans-voix. En décryptant la société occidentale à la lumière de l’altérité qu’elle produit et rejette, il contribue ainsi à la décolonisation de la raison.
Comment expliquer l’absence de Michel de Certeau dans le champ de la critique postcoloniale et de la critique subalterne, malgré le dialogue qu’il a mené tout au long de sa carrière avec la littérature de l’Autre ? Telle est la question que se pose Romuald Fonkoua, qui rappelle que Certeau occupe une place centrale dans le domaine des Cultural Studies. Fonkoua parle même d’une « canonisation critique » à la suite des premières traductions de Certeau en anglais1, ce qui rend d’autant plus surprenant le manque d’attention portée aux ouvrages de Certeau par des théoriciens postcoloniaux et de l’histoire subalterne, notamment sur l’écriture de l’histoire. Loin d’être un « délicat » à qui la question de la négritude aurait fait peur, Certeau, poursuit Fonkoua, avait compris mieux que Sartre la signification profonde de la « prise de parole » qui marqua le rejet du colonialisme. Tandis que, dans « Orphée noir », Sartre « donnait à la pratique de la langue du Nègre une dimension orphique et à son langage une dimension rédemptrice », Certeau y voyait « l’apparition d’un mécanisme de révolution indéniable sous une forme qui peut servir de modèle général à la prise et à la reprise sociopolitique de la parole2 ».
Fonkoua fait référence ici à l’invocation par Certeau du paradigme de la négritude dans « Le pouvoir de parler3 ». Dans La Prise de parole, l’historien français tente de comprendre ce que l’on peut faire de la possibilité politique apparue entre la prise de la Sorbonne par les étudiants et les travailleurs le 13 mai et sa reprise par les autorités le 16 juin 1968. « C’est précisément autour et avec les événements de Mai 68 que se dévoilent dans la pensée de Certeau cette conscience de la présence de l’Autre et cette idée d’une connaissance de soi par le détour de l’Autre », écrit Fonkoua. Pour comprendre la manière dont la pensée de Certeau nous interpelle aujourd’hui, il faut mettre en rapport le recours à l’expérience du colonisé avec la réflexion de l’historien sur la situation de l’immigré. Ce qui assure la continuité entre ces deux figures est le rôle que Certeau leur attribue dans le processus de décolonisation de la raison occidentale. Je parle de « rôle », car il s’agit bien d’une scène d’instruction, d’une conception de l’histoire indissociable d’une pédagogie, qui se ramène toujours, chez Certeau, à une relation à l’Autre. Nous ignorons les voix de l’histoire au péril de tous devenir des « Indiens de l’intérieur ». Cette figure de l’inclus exclu, qui apparaît sous rature dans l’argument de Certeau, associe les colonisés, les révoltés, les immigrés et tous les lecteurs investis dans la vie politique par la question : comment comprendre le présent ?
Reprendre la parole
« Les pluies d’août semblent avoir changé les feux de mai en restes abandonnés au service de voirie », écrit Certeau en ouverture du premier essai de La Prise de parole, « Un événement symbolique ». Il y fait le constat du paradoxe d’un événement singulier, qui pourtant se caractérise par le refus de rester confiné dans le passé : « L’après recommence l’avant, nous y sommes de nouveau4. » Le deuxième essai, « Prendre la parole », démarre aussi sous le signe d’un passé revenant. Cette fois, il s’agit de la révolution de 1789, que Certeau juxtapose aux événements de Mai 68, à la fois pour marquer leur force et pour saisir leur singularité : « En mai dernier, on a pris la parole comme on a pris la Bastille en 1789. […] De la prise de la Bastille à la prise de la Sorbonne, entre ces deux symboles, une différence essentielle caractérise l’événement du 13 mai 1968 : aujourd’hui, c’est la parole prisonnière qui a été libérée5. » Un double glissement s’opère : d’un événement à l’autre, mais aussi d’un symbole du pouvoir qui emprisonne, la Bastille, à un établissement de culture qui garantit un système de représentation jugé oppressif, la Sorbonne. Le véritable événement, insiste Certeau, n’est pas la prise de l’université par les travailleurs étudiants et ouvriers, mais la prise de parole, geste contestataire. Le troisième essai, « Le pouvoir de parler », est inauguré par une image qui souligne l’idée d’enfermement : la cabane de Charlot dans La Ruée vers l’or (Charlie Chaplin, 1925). C’est comme si Mai 68 imposait un devoir de comprendre, une responsabilité d’exprimer son sens précis, qui doit cependant s’appuyer sur des images qui engagent la mémoire collective tout en frôlant le viscéral et ainsi interpellent le lecteur. L’image de la cabane au bord du précipice n’est plus celle d’une libération, comme la prise de la Bastille ; elle suggère que la révolution de mai ne concerne pas seulement ceux qui ont pris – et dont on a repris – la parole, mais la société tout entière : « À cette image d’une vie qu’il est également impossible d’habiter et de quitter, on peut comparer la situation créée en mai dernier. Pour les habitants d’une société entière, n’y a-t-il maintenant de sortie que vers le chaos, et de sécurité que dans un conformisme ? Bien des signes indiquent qu’un déplacement s’est produit6. »
Puisqu’un événement est non seulement ce qui s’est passé, mais aussi ce que l’on en fait, il s’agit d’expliciter le sens d’une possibilité créée par la prise de parole. Ce travail est d’autant plus important que cette parole a été reprise par le pouvoir, réintégrée au système de représentations dominant. Le quatrième essai, « Pour une nouvelle culture », reprend encore le leitmotiv du retour, cette fois selon le constat de L’Express à la fin de juillet que « Mai se vend bien ». Et Certeau d’employer une nouvelle métaphore – « Le flux de l’écrit correspond au reflux de la parole » – et de se montrer conscient qu’il fait partie de ceux qui répondent à « un urgent besoin de comprendre ce qui est arrivé. Il vise à surmonter l’irrationnel de l’événement7 ». Qu’est-ce qui rend les événements de Mai 68 si importants aux yeux de Certeau ? Et quel est le sens de l’insistance sur les métaphores d’emprisonnement, de capture et d’enfermement ?
L’essentiel n’est pas dans les améliorations apportées aux structures de l’enseignement ou aux salaires des travailleurs (« résultats certes appréciables »), mais dans la nouveauté du sens de la prise de parole, aussi brève qu’elle ait été. Son importance est liée à la dénonciation d’un langage dont la représentativité est récusée. Certeau reprend des métaphores à Nietzsche, qui décrit la culture humaine comme un ordre pyramidal construit sur une « législation linguistique » et le langage comme un ensemble de métaphores dont on a oublié le caractère métaphorique, de la monnaie sans marques visibles8 : « Un rapport est devenu problématique, dont l’évidence assurait jusqu’ici le fonctionnement du langage. Il fondait les échanges sur la valeur des mots, monnaie solide ; l’or de la réalité garantissait la représentativité des structures, des autorités et d’une culture commune. Or voici qu’une dévaluation s’est produite. Là où le représenté et le représentant s’articulent, un vice fondamental est dénoncé9. » S’éloignant de Nietzsche, Certeau vise plus spécifiquement le double sens du mot « représentation », que l’allemand désigne par Darstellung lorsqu’il s’agit de la relation entre les mots et le monde et par Vertretung lorsqu’on parle de la relation des individus avec ceux qui les représentent au niveau politique.
Puisque ces deux notions partagent le même terme en français (comme en anglais, d’ailleurs), toute communauté linguistique nous apparaît en même temps comme une communauté politique. Mais nous ne pensons pas souvent à cette coïncidence ; nous vivons en connivence avec elle, dans une familiarité qui nous empêche justement d’en formuler les implications10. Cet aperçu permet un rapprochement entre Michel de Certeau et le philosophe américain Stanley Cavell, auteur de Must We Mean What We Say ? et The Claim of Reason11. Le premier titre fait écho au diagnostic qu’offre Certeau de ce que « mai dernier a rendu patent », à savoir « une maladie [qui] consiste à prendre le langage au sérieux, ou à refuser qu’il devienne un jeu, le jeu de personne12 ». Et l’idée centrale des Voix de la raison, à savoir que tout acte de parler est une demande de communauté (a claim to community), correspond à la manière dont Certeau articule l’importance de la prise de parole en Mai 68 par ceux qui ne se sentaient pas représentés dans et par la culture dominante, ainsi qu’au niveau politique.
Cavell parle d’un soupçon ancien, bien qu’inavoué, selon lequel « la signification des mots d’un langage dans leur rapport avec les autres devrait reposer sur une sorte de connexion, ou de convention, entre les usagers13 ». Il trouve le locus classicus de ce sentiment dans la discussion du contrat social chez Locke, Hume et Rousseau. Cavell décrit le mécanisme du contrat social en termes de consentement à participer activement à la vie politique de la cité : je reconnais le principe du consentement, ce qui implique de reconnaître la société et son gouvernement comme miens, donc que je suis responsable envers eux et responsable d’eux. Consentir à y participer se fonde sur la capacité de chacun à prendre la parole, en son nom et au nom des autres, mutuellement. Ou, pour employer les mots de Cavell, « une fois que vous aurez reconnu une communauté comme vôtre, elle parlera, réellement, en votre nom, jusqu’au moment où vous lui dénierez ce rôle, c’est-à-dire jusqu’à ce que vous lui montriez que cette fois c’est vous qui parlez ». Le dissentiment, précise Cavell, n’est pas « dissolution du consentement, mais conflit sur son contenu ; un conflit interne, mettant en cause la fidélité de l’état des choses actuel au consentement14 ».
La réflexion de Cavell fait écho à l’analyse de Certeau, lorsque celui-ci s’attarde sur la demande articulée en Mai 68 de prendre le langage au sérieux : « À cette prise au sérieux, se réfèrent le contrôle, que chaque groupe entend garder sur ses délégués ou ses représentations, et le droit pour chacun de manifester les impératifs de sa conscience par ses actes publics. Si […] cette double exigence conteste particulièrement les expressions collectives (liturgie, règles communes, autorité, etc.), ce n’est pas pour détruire le langage, mais pour le restaurer en lui rendant son sens d’être une véritable communication. Plus qu’une détérioration du langage, ce qui apparaît aujourd’hui c’est un besoin de langage15. » La façon dont Certeau et Cavell expliquent la logique de la contestation met en relief la singularité de l’événement de Mai 68 : alors que le philosophe américain fait mention, en passant, des rares occasions où l’on remet en question le contenu du contrat social à titre d’exceptions (c’est le cas, dit-il, d’une « société heureuse » [a fortunate community]), Certeau décrit ce qui est arrivé en Mai 68 comme l’affirmation d’« un droit nouveau, devenu identique au droit d’être un homme », celui de parler en son propre nom : « L’assemblée refusait d’entendre qui s’identifiait à une fonction ou qui intervenait au titre d’un groupe caché derrière les dires de l’un de ses membres16. » Et cette situation n’est plus celle d’un accident tolérable, d’un élément hétérogène aussitôt réintégré au système qui prouverait justement combien la structure sociale est forte : « La situation change lorsque, dépassant le fait que tel et tel prennent la parole dans une structure mithridatisée contre ce genre de poison, on en vient à se demander si l’acte de prendre la parole n’est pas ou ne doit pas devenir le principe constituant d’une société ; en somme, lorsque l’exception prend le poids d’une règle ; lorsque “l’accident” signifie l’universel. Il s’agit alors d’une question subversive : le système est en cause17. » En d’autres termes, il faut refuser que Mai 68 soit récupéré par le système comme une simple exception ; la prise de parole a montré au contraire que le système n’est plus fidèle au consentement implicite dans le contrat social.
Être sans voix, un Indien de l’intérieur, tel est le danger que courent non seulement ceux qui se sont révoltés et à qui on a repris la parole, mais une société tout entière, si elle n’est pas réceptive aux leçons de l’histoire.
Il faut souligner l’importance de Mai 68, selon Certeau, pour éviter l’oblitération et l’oubli d’une possibilité entrevue brièvement, juste avant le retour à l’ordre. Comme le dit Cavell, l’alternative à la prise de parole politique n’est pas la parole privée ; elle est de « n’avoir rien à dire (du point de vue politique), être sans voix, même pas muet18 ». Dans le même esprit, Certeau se demande : « Ferons-nous de nos concitoyens nos Indiens de l’intérieur, pour cette sorte de consommation qui commence toujours par enlever la parole à ses objets19 ? » Être sans voix, un Indien de l’intérieur, tel est le danger que courent non seulement ceux qui se sont révoltés et à qui on a repris la parole, mais une société tout entière, si elle n’est pas réceptive aux leçons de l’histoire. Si l’on fait le constat de la faillite du contrat et que l’on se tait, on se prive soi-même de sa voix politique, en devenant ainsi un sujet politique qui ne compte pas.
L’inclus exclu
Ayant la révolution de 1789 à l’esprit, Certeau aurait pu illustrer ce danger en invoquant la pièce de Peter Weiss, Marat/Sade20. Elle met en scène des internés qui se réveillent au lendemain d’une révolution qu’on leur a dérobée. Weiss fait de la folie le symbole d’une parole réprimée avant qu’elle ne soit pleinement exprimée et qui, désormais confinée, ne saurait échapper aux corps tordus des malades que sous la forme de cris inarticulés, de gestes grotesques et de la répétition compulsive du refrain : « Nous voulons notre révolution MAINTENANT. » L’aberrant a été récupéré par le système et les autorités bienveillantes, représentées ici par l’abbé de Coulmier, tolèrent la mise en scène de l’assassinat de Marat, sous la direction du marquis de Sade. Peter Brook s’est bien rendu compte du paradoxe d’une révolution qui se répète en farce : son adaptation cinématographique marie l’esthétique de l’immédiat crû chez Artaud et la distanciation critique recommandée par Brecht.
Plutôt que de convoquer une telle référence, Certeau se livre à « une lecture à haut risque de la négritude21 ». Il en parle comme d’une prise de parole réussie, c’est-à-dire une situation historique où les colonisés, ne pouvant se reconnaître dans le savoir orientaliste de l’Occident, ont gagné leur autonomie politique afin de fonder une identité culturelle – là encore, Certeau emploie le vocabulaire d’une contestation linguistique et politique. Ce détour intéresse Fonkoua dans la mesure où Certeau cite l’instant où la « barbarie » a pris le pouvoir de parler au cœur de la civilisation occidentale comme modèle à émuler. Il s’agit donc d’un renversement : « Pendant ce temps d’une novation encore inarticulée, les Noirs ne pouvaient se reconnaître dans ce que leur faisait dire le savoir occidental en les “expliquant” selon sa raison. Ainsi se posait à eux le problème de leur identité, comme chaque fois que le langage n’est plus adéquat à ce qu’il prétend dire. Prisonniers de la culture à laquelle ils échappaient déjà au titre d’une expérience imprenable, d’“une certaine attitude affective à l’égard du monde”. [Ils ont pris] le pouvoir de s’organiser une représentation. L’autonomie politique était le fondement d’une identité culturelle. Bien d’autres exemples le montrent : il est impossible de prendre la parole et de la garder sans une prise de pouvoir. Vouloir se dire, c’est s’engager à faire l’histoire22. »
La lecture de Romuald Fonkoua se conclut avec l’expression du regret que Certeau n’ait pas poursuivi « une approche philosophique de la négritude ». L’exemple de la lutte anticoloniale semblait pourtant un début prometteur d’un renversement épistémologique. Pourquoi Certeau n’a-t-il pas approfondi ses analyses sur la négritude comme grille de lecture de la société française ? La réponse, me semble-t-il, s’esquisse si l’on fait attention au revers de l’exemple : « Sinon, ils seront nécessairement “repris” ou exilés, réintégrés dans le système ou voués à n’être que des fugitifs, prisonniers d’une répression ou aliénés dans une régression. » Certeau précise que, faute de s’approprier et garder le pouvoir de parler, on tombe victime de ce qu’il appelle « une loi de l’existence » : on devient l’objet de l’ethnologie, à l’instar des peuples et des hommes qui « ont été repris en cette région équivoque où s’opère la récupération occidentale de l’étranger, [où ils] n’existent plus, dans la communication, qu’au titre de ce que nous disons d’eux23 ». L’image de l’objet ethnologique le conduit à la figure de l’Indien de l’intérieur.
Cette figure rejoint la réflexion de Roland Barthes sur « l’Éponge » et les analyses économiques de Theodor Adorno, qui parle de « l’inclus exclu ». Barthes identifie le paradoxe d’une communauté qui élimine tout en intégrant ce qui est éliminé : « rejeté et intégré, intégré comme déchet ». Il écrit : « Toute société garde jalousement ses déchets, les empêche de sortir. À la sociologie mondiale, il faudrait donc une théorie du déchet incorporé, de rejet retenu24. » Comme Certeau, Barthes souligne la logique de l’intégration de l’anomique : « Je le récupère à une place sans danger = ce que fait le pouvoir, s’il est astucieux, avec les marginalités. Il établit des parcs (comme pour les Indiens)25. » À l’opposé du sujet, le rejet ne compte pas, il manque de voix (dans le sens politique de Cavell), mais on peut dire aussi qu’il n’est pas le sujet ou l’agent de sa propre vie. Cela ne l’empêche pas d’être intégré dans les structures de production économique, comme le montre Adorno dans ses analyses économiques : les « inclus exclus » constituent une force de travail susceptible d’être employée ou licenciée suivant les cycles économiques, pour absorber les chocs, mais aussi pour alléger les coûts et rendre fluide le processus de production.
Cette figure de l’inclus exclu refait son apparition dans les pages consacrées à l’immigré26. Certeau s’y attache au « cadre symbolique d’une image, celle de l’immigré, héros anonyme caché dans la foule innombrable27 ». Le danger est encore celui de faire de l’immigré un « Indien de l’intérieur » : car accueillir, écrit Certeau, « ne signifie pas intégrer de force en effaçant toutes les marques de la différence, rendre conforme à tous nos usages par un processus d’assimilation obligatoire28 ». L’éthique qui s’esquisse dans ces passages, visant l’immigré à qui l’on doit la liberté de décider pour lui-même quels trajets adopter dans la culture française, emploie le même vocabulaire que L’Invention du quotidien, où Certeau s’émerveille de la créativité du quotidien, « qui s’invente en mille façons de braconner ». Imposer aux immigrés des manières d’être, « ce serait une forme à peine masquée de rejet de leur présence et de leur liberté, une manière fictive de les respecter en les enfermant dans l’immobilité d’un ghetto culturel et social29 ». Au lieu de les tolérer comme des inclus exclus, Certeau insiste pour qu’on leur donne la possibilité de devenir des sujets politiques : « Cela demande […] que nous leur donnions les moyens de construire une image positive d’eux-mêmes, que nous leur rendions une visibilité dans notre espace social et culturel, autrement que sous les traits de stéréotypes négatifs30. » Non pas “integrated rejects”, mais sujets politiques, libérés des préjugés occidentaux, libres d’assumer une identité culturelle et une image d’eux-mêmes avec laquelle ils puissent vivre confortablement31.
L’histoire comme pédagogie
On pourrait alors croire que l’inclus exclu fonctionne dans un régime de l’exception minoritaire. Le style même de Certeau, ainsi que la trajectoire de ses arguments, suggèrent cependant que cela est une illusion. Telle la négritude, qui devait servir de modèle en 1968, l’immigré est présenté comme une figure exemplaire imposée par la modernité, qui requiert, selon Certeau, « l’abandon des repères familiers, l’adaptation à d’autres codes, l’acquisition de nouvelles manières de penser et d’agir ». Certeau voit en l’immigré une préfiguration d’« une part de notre propre destin, parce que l’adaptation à la modernité exige aussi que nous quittions la sécurité de nos traditions32 ».
Même geste donc dans les deux essais : lire la société occidentale à la lumière de l’Autre, qu’il soit colonisé ou immigré, la différence n’étant qu’une fonction de la place où l’on se situe sur l’arc de l’histoire. Mai 68 n’en est pas exempt : Certeau se concentre sur la prise de parole de ceux qui ne se sentaient pas représentés dans le système culturel et politique, « les travailleurs étudiants et ouvriers », mais il s’inclut – et nous inclut, en tant que lecteurs – dans cette communauté par l’emploi répété du pronom personnel pluriel : « Des voix jamais entendues nous ont changés. Du moins avions-nous ce sentiment. Il s’est produit ceci d’inouï : nous nous sommes mis à parler. Il semblait que c’était la première fois. De partout, sortaient les trésors, endormis ou tacites, d’expériences jamais dites33. » Et la question de savoir si, en 1968, l’on allait faire de « nos concitoyens » des Indiens de l’intérieur, est qualifiée sans ambiguïté lorsqu’il voit la cabane de Charlot comme l’image de toute une société : « En réalité, un problème global se lit en des réactions contraires – un problème d’en dessous. Une société n’est plus sûre de son sol. L’événement engage la structure. C’est de l’ordre entier qu’il s’agit34. » L’enjeu est bien plus profond que la question de représentativité d’ordre culturel et politique, devenue urgente ; la contestation en vient à concerner la manière dont on conçoit la vie humaine dans la société de consommation occidentale. « “Je ne suis pas une chose” », écrit Certeau pour traduire cette parole à mi-voix, tout en expliquant : « La violence est le geste de qui récuse toute identification. “J’existe.”35 » C’est un malaise familier aux années 1960 qui se révèle, à divers degrés de retenue, dans le documentaire de Jean Rouch et Edgar Morin, Chronique d’un été (1961). À quelques nuances près, il ne nous est pas non plus étranger – à nous, contemporains de Houellebecq36.
L’intervention de Certeau dans La Prise de parole conserve toute son urgence dans le contexte contemporain, où le problème de l’immigration est devenu, ainsi que Luce Giard l’anticipait au moment de la publication du volume en 1994, « l’une des pierres de touche de la vieille Europe à l’aurore du xxie siècle37 ». La lecture de Mai 68 proposée par Certeau se construit autour d’un paradoxe. D’un côté, la leçon de solidarité de Mai 68 est applicable au contexte contemporain. En effet, il la reprend plus tard lorsqu’il évoque l’alliance entre collectivités, illustrée dans le slogan « Algériens et Bretons, même combat ». D’un autre côté, la singularité irréductible de tout événement nouveau fait partie de cette leçon même. D’un point de vue épistémologique, l’événement « fixe une tâche nouvelle à chaque discipline, devenue, par lui, indissociable d’une relation pédagogique, c’est-à-dire d’une relation avec l’autre38 ». En d’autres termes, nous héritons de Certeau une conception de l’histoire comme responsabilité d’accueil et d’ouverture. L’enjeu relève de la critique postcoloniale et s’allie à la prise de parole subalterne ; il concerne la décolonisation de la raison occidentale. Longtemps, l’Occident a été prisonnier d’une image de l’histoire universelle qui plaçait l’Europe à l’avant-garde d’une humanité engagée sur la voie de la raison. C’est cette certitude de la connivence avec la raison (et ses symboles : Bastille, Sorbonne, etc.) que Certeau dénonce. Il s’agit non seulement de donner la parole aux autres, afin qu’ils parlent en leur nom propre, mais encore de renoncer à la certitude de comprendre, voire de connaître à l’avance leurs raisons, le sens de leurs expériences et de leurs mots. Être présent dans l’histoire, « faire l’histoire », chez Certeau, est une expérience qui engage notre capacité d’apprendre des autres et de reconfigurer notre représentation du monde.
- 1. Michel de Certeau, Heterologies: Discourse on the Other, trad. par Brian Massumi, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1986 et Graham Ward (sous la dir. de), The Certeau Reader, Oxford, Blackwell, 1999, qui regroupe des essais sur l’historiographie, la politique culturelle, l’ethnographie des pratiques sociales et la théologie.
- 2. Romuald Fonkoua, « “Prises” et “reprises de paroles”. Michel de Certeau au miroir des “écrivains subalternes” » [en ligne], dans Jean-Christophe Abramovici et Christian Jouhaud (sous la dir. de), Les Dossiers du GRIHL, no 2, « Michel de Certeau et la littérature », mars 2018. Voir aussi Jean-Paul Sartre, « Orphée noir », préface à Léopold Sédar Senghor, Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, Paris, Presses universitaires de France, 1948.
- 3. M. de Certeau, La Prise de parole et autres écrits politiques [1968], éd. établie et présentée par Luce Giard, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 1994, chap. 3.
- 4. Ibid., p. 29.
- 5. Ibid., p. 40.
- 6. Ibid., p. 58.
- 7. Ibid., p. 78-79.
- 8. Voir Friedrich Nietzsche, « Vérité et mensonge au sens extra-moral » [1873], dans Œuvres I, éd. sous la dir. de Marc de Launay, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2000.
- 9. M. de Certeau, La Prise de parole, op. cit., p. 61.
- 10. Heidegger connaît bien ce problème. En fait, cela devient un problème seulement quand le monde cesse d’être docile, quand les choses ne fonctionnent plus.
- 11. Stanley Cavell, Dire et vouloir dire [1969], trad. par Sandra Laugier et Christian Fournier, Paris, Éditions du Cerf, 2009 et Les Voix de la raison. Wittgenstein, le scepticisme, la moralité et la tragédie [1979], trad. par S. Laugier et Nicole Balso, Paris, Seuil, 2012.
- 12. M. de Certeau, La Prise de parole, op. cit., p. 62.
- 13. S. Cavell, Les Voix de la raison, op. cit., p. 55.
- 14. Ibid.
- 15. M. de Certeau, La Prise de parole, op. cit., p. 62.
- 16. Ibid., p. 40.
- 17. Ibid., p. 50.
- 18. S. Cavell, Les Voix de la raison, op. cit., p. 63.
- 19. M. de Certeau, La Prise de parole, op. cit., p. 69.
- 20. Peter Weiss, La Persécution et l’assassinat de Jean-Paul Marat représenté par le groupe théâtral de l’hospice de Charenton sous la direction de Monsieur de Sade [1963], trad. par Jean Baudrillard, Paris, Seuil, 1965. La pièce a été mise en scène en 1966 par Jean Tasso et Gilles Segal au Théâtre Sarah-Bernhardt. Mais c’est l’adaptation cinématographique de Peter Brook en 1967 qui a rendu la pièce de Weiss célèbre des deux côtés de l’Atlantique.
- 21. R. Fonkoua, « “Prises” et “reprises de paroles” », art. cité.
- 22. M. de Certeau, La Prise de parole, op. cit., p. 67.
- 23. Ibid., p. 67-68.
- 24. Roland Barthes, Comment vivre ensemble. Simulations romanesques de quelques espaces quotidiens. Notes de cours et de séminaires au Collège de France (1976-1977), éd. Claude Coste, avant-propos d’Éric Marty, Paris, Seuil/IMEC, 2002, p. 119-120. Jennifer Friedlander paraphrase « l’Éponge » en anglais par la formule “the integrated reject”, qui saisit bien le paradoxe souligné par Barthes : voir Jennifer Friedlander, “Éponge/Sponge”, dans Knut Stene-Johansen, Christian Refsum et Johan Schimanski (sous la dir. de), Living Together: Roland Barthes, the Individual and the Community, Bielefeld, transcript Verlag, 2018, p. 197-206.
- 25. R. Barthes, Comment vivre ensemble, op. cit., p. 122. Voir aussi Irving Goh, The Reject: Community, Politics, and Religion after the Subject, Fordham, Fordham University Press, 2014. Dans ce livre, écrit en réponse à la question de Jean-Luc Nancy, « qu’est-ce qui vient après le sujet ? », I. Goh développe la figure du reject, en notant que le français manque de moyens linguistiques pour exprimer cette figure de pensée. Il cite « l’abject » chez Julia Kristeva comme le modèle linguistique pour the reject. Guillaume Le Blanc emploie un vocabulaire similaire lorsqu’il décrit la vie précaire dans Que faire de notre vulnérabilité ?, Montrouge, Bayard, 2011.
- 26. Dans la présentation de La Prise de Parole, « Par quoi demain déjà se donne à naître », Luce Giard explique que la troisième partie reprend le rapport préparé pour le ministre de la Culture (M. de Certeau et L. Giard, L’Ordinaire de la communication, Paris, Dalloz, 1983). Cette précision justifie l’adoption, par endroits, d’un ton injonctif : « Faut-il rappeler, se demande L. Giard, qu’en 1983 beaucoup semblait possible et que nous étions nombreux à croire la société transformable ? » (M. de Certeau, La Prise de parole, op. cit., p. 24).
- 27. M. de Certeau, La Prise de parole, op. cit., p. 216. On ne saurait manquer cette figure du flâneur dans la foule, familière à Poe, reprise par Baudelaire, Benjamin et Certeau. (Pour le marcheur dans la ville, voir M. de Certeau, L’Invention du quotidien, t. I, Arts de Faire [1980], Paris, Gallimard, 1990, chap. 7 et 9.) Inscrit dans cette filiation, l’immigré se voit légitimé et en possession de tous les atouts que ces écrivains ont reconnus au flâneur.
- 28. M. de Certeau, La Prise de parole, op. cit., p. 217.
- 29. Ibid., p. 218.
- 30. Ibid., p. 219.
- 31. Fonkoua suggère que des éléments de réponse se trouvent dans le travail de Certeau sur les banlieues. Pour lui donner raison, voir Leïla Sebbar, Shérazade : 17 ans, brune, frisée, les yeux verts, Paris, Stock, 1982. L’héroïne disparaît du domicile de ses parents « dans la foule anonyme » et réclame son droit de se balader partout dans Paris, « où elle veut, quand elle veut ». Elle refuse toute représentation imposée de l’extérieur (l’héritage suggéré par le nom de Shéhérazade aussi bien que la tradition orientaliste des odalisques), tout comme la possibilité de jouer dans un film le rôle d’une femme puissante. Ce qui l’interpelle, ce sont les regards des Algériennes dévoilées dans les photographies de Marc Garanger.
- 32. M. de Certeau, La Prise de parole, op. cit., p. 216.
- 33. Ibid., p. 41. Je souligne.
- 34. Ibid., p. 59.
- 35. Ibid., p. 41.
- 36. Houellebecq attribue à l’Occident une perte du sens de nos vies, s’inscrivant dans une tradition qui remonte au Satyricon de Pétrone et que les grands écrivains modernistes, comme Thomas Mann ou Giuseppe di Lampedusa, ont rendue incontournable.
- 37. M. de Certeau, La Prise de parole, op. cit., p. 25.
- 38. Ibid., p. 49.