
Les cinq piliers de la laïcité
Pour Emmanuel Macron, la reconquête républicaine sur le séparatisme islamiste passe par un renforcement du contrôle de l’État sur l’islam. Quelles perspectives le discours présidentiel des Mureaux laisse-t-il entrevoir pour l'action politique en matière de laïcité ?
En 1905, il fallait séparer les Églises et l’État. En 2020, il s’agit d’empêcher un séparatisme, celui que voudraient instaurer les islamistes avec la République. Même si elle signale bien un changement d’époque et de société, la contradiction n’est qu’apparente, car c’est bien encore et toujours la domination du religieux sur le politique qu’il s’agit de combattre. Emmanuel Macron s’y est employé le 2 octobre, aux Mureaux dans les Yvelines, dans un discours très attendu par les milieux laïques de droite et de gauche, irrités et effrayés par les menaces que font peser sur la République les islamistes radicaux. La classe politique, surtout, fustigeait ou regrettait son silence, son « renoncement » sur le sujet « laïcité » et sa pratique prétendue de la « culture de l’excuse ». Quoi qu’il en soit des intentions réelles de ses adversaires, M. Macron a pris le taureau par les cornes et a eu des raisons de s’en féliciter ensuite, car les réactions ont été plutôt positives. Lui dont la dérive droitière est dénoncée par ailleurs, on l’a même parfois crédité d’avoir produit un « discours de gauche », tandis que d’autres y ont surtout vu une belle illustration du « en même temps » qui l’a fait gagner en 2017.
La laïcité et la liberté religieuse en même temps
Le président de la République a précisé que la laïcité et la République ne pouvaient être remises en cause : la liberté de croire, de ne pas croire ou de croire autrement et la liberté de l’expression religieuse pleine et entière « dans les limites de l’ordre public » restent absolues. Son intervention ne devait pas être considérée comme un frein à la liberté religieuse des musulmans ou, à l’inverse, comme un durcissement du régime français de séparation – tout en rassurant sur son intention de rester le garant de la laïcité.
La partie était plus difficile à propos du « séparatisme islamiste ». Le discours des Mureaux offre une description très correcte de son développement passé et présent, qui reprend tout ce qu’on a pu lire ces dernières années sur le « communautarisme » (désormais qualifié de « séparatisme1 ») islamiste, « la constitution d’une contre-société dans les quartiers ». Mais il n’oublie pas les responsabilités de l’État : « Nous avons créé des quartiers où la promesse de la République n’a plus été tenue. »
Quelles mesures concrètes prendre, en évitant si possible la censure du conseil d’État, voire du Conseil constitutionnel ? En effet, la liberté de conscience individuelle est assurée par la République à l’article 1 de la loi de 1905, « sous les seules restrictions édictées dans les limites de l’ordre public ». Seules peuvent donc être poursuivies et sanctionnées les infractions effectives à la laïcité, ou les entreprises « en bande organisée » (qu’il faut donc découvrir et confondre) qui projettent de détruire la République, la démocratie, la laïcité, « nos valeurs », éventuellement sous couvert d’activités fictives.
La reconquête républicaine
Cette action volontariste devrait concerner cinq domaines : les « mesures d’ordre public et de neutralité du service public », les associations, l’école, la construction en France d’un « islam des Lumières » et enfin le « réveil républicain » par la réduction de « l’insécurité culturelle » (thème cher à Laurent Bouvet et au Printemps républicain). Ces mesures seront reprises et complétées dans le projet de loi présenté le 9 décembre 2020, jour anniversaire du vote de la loi de 1905. Beaucoup d’entre elles renvoient à des affaires ébruitées dans les médias et perçues comme contrevenant scandaleusement aux valeurs et aux mœurs de la République.
Pour les mesures d’ordre public et de neutralité du service public, sont évoqués les menus confessionnels imposés dans certaines cantines scolaires, les heures de piscine réservées aux femmes et « beaucoup de sujets relevant du domaine médical » (allusion probable à l’intrusion de maris lors de soins donnés à leurs femmes ou au refus de les laisser examiner par des médecins de sexe masculin), des incidents dans les transports à propos de l’accès des femmes non voilées ou des rapports des agents avec elles (M. Macron met en cause à ce sujet les entreprises délégataires), et probablement aussi le voile. Sont mises en cause ensuite les associations musulmanes : nombre d’entre elles proposeraient « des activités sportives, culturelles, artistiques, linguistiques ou autres », qui « déploient en réalité des stratégies assumées d’endoctrinement ». Elles feront l’objet d’un contrôle renforcé, et toute subvention publique sera conditionnée par la signature d’une charte de la laïcité.
Un troisième « pilier » anti-séparatiste tournera autour de l’école. Les excuses pour s’absenter de certains cours seront fortement limitées, mais surtout, la mesure phare, très saluée, discutée ou contestée sera l’obligation scolaire pour tous à partir de l’âge de 3 ans (au lieu de 6 jusqu’à présent). Cette décision est due, semble-t-il, à la forte croissance, durant les récentes années, des petits enfants scolarisés à domicile, scolarisation permise par la loi sous le contrôle de l’Éducation nationale (apparemment, le chef de l’État dispose de chiffres qui signalent l’absence – pour des raisons religieuses inadmissibles – d’enfants musulmans). De son côté, le contrôle de l’enseignement des langues et des cultures d’origine, qui faisait l’objet d’accords avec le Maroc, l’Algérie et la Turquie, sera placé sous contrôle français, aussi pour qu’y soient enseignées « les valeurs de la République ». De même, si un enseignement privé musulman n’est pas remis en cause, l’État renforcera les contrôles sur le parcours des personnels, le contenu pédagogique des enseignements et l’origine des financements.
Un quatrième volet est constitué par l’islam comme « culte » pratiqué en France, en fait le deuxième après le catholicisme. Là encore, le maître mot est « contrôle » : de l’origine et de la formation des imams, du financement des mosquées et d’autres œuvres, de leur direction, etc., pour aller vers l’islam de France et des Lumières dont rêve le président, et qui aurait de vrais interlocuteurs cultuels face à l’État. Un cinquième « effort de reconquête » a été évoqué par M. Macron : renforcer « l’amour de la République dans les quartiers » en démontrant qu’elle « peut permettre à chacun de construire sa vie ».
Des manques quand même
Je ne sais si M. Macron a construit ses cinq mesures pour la symétrie avec les cinq piliers de l’islam. On ne s’attardera pas sur les réactions, plutôt favorables, à ce discours. Au moins dans un premier temps car, dans un second, on a vu resurgir tous les clichés politiciens attendus : selon la droite de la droite, trop de repentance sur les manquements de la République dans les quartiers ; selon une partie de la gauche, trop de stigmatisation des musulmans…
Sur le papier, le champion du « en même temps » tient ses promesses. On peut néanmoins se demander si Emmanuel Macron, qui a souligné les responsabilités de l’État, se souvient qu’il a mis le rapport de Jean-Louis Borloo sur les banlieues aux oubliettes… Et qu’il parle beaucoup de la réforme et du contrôle de l’islam en France, mais nullement ou peu de la manière dont il compte mettre fin à l’absence de la République.
La laïcité apparaît comme une statue du commandeur.
Emmanuel Macron semble satisfaire assez largement les attentes des militants et intellectuels de la laïcité, de droite et de gauche, tout en réaffirmant le droit d’expression publique de la religion. Son interprétation de la loi de 1905, qui refuse d’y lire la relégation de la religion dans la vie privée, est juste. Toutefois, la laïcité apparaît comme une statue du commandeur devant laquelle il faudra s’incliner en tout jusqu’à la fin des temps, en la durcissant même quand elle est contestée. Pourtant, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis 1905 et une époque fortement marquée par l’Église catholique. La nouveauté de l’islam sur ce registre semble n’emporter aucune réflexion de fond, aucune conséquence, aucun « toilettage » sur la loi de séparation, mais uniquement des expédients pour la contourner.
Enfin, si par les temps qui courent les scandales et les excès des religieux de toutes appartenances peuvent certes ne pas provoquer la sympathie de beaucoup, force est de constater que l’islam comme les autres religions, où nombre de croyants sont aussi des citoyens attachés à la solidarité et à la justice, ne semblent pas convoqués pour une coopération active avec et dans la République. On pousse des hauts cris quand, selon un sondage de septembre 2020, 74 % des Français musulmans de moins de 25 ans affirment mettre l’islam avant la République, mais tant qu’on n’a pas fait remarquer que nombre de croyants, chrétiens et autres pourraient reprendre cette affirmation à leur compte, on n’a pas dit grand-chose de sérieux. Le président n’aurait-il pas pu redire que la République compte aussi sur les membres des diverses confessions pour assurer la coexistence et la solidarité républicaines ? En France, et en dépit de tous les discours qui disent le contraire, les religions restent des corps étrangers dans l’État – qui ne sait finalement quoi en faire, sinon leur accorder la liberté d’exister et de s’exprimer.
- 1.Selon le raisonnement que les communautés ne sont pas en soi détestables, mais qu’elles doivent être combattues quand elles deviennent « séparatistes ».