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Photo : La vie est un long fleuve tranquille (E. Chatillez) DR
Photo : La vie est un long fleuve tranquille (E. Chatillez) DR
Dans le même numéro

Le bruit et l’odeur

Dans les comédies populaires récentes du cinéma français, les oppositions de classe se résolvent de manière consensuelle ou sont éclipsées par des oppositions ethniques qui peuvent renforcer les stéréotypes.

1988. Dans une même ville du Nord, deux familles. Les Groseille affichent les signes extérieurs du prolétariat : obésité, vulgarité, appât du gain. Enfin, ce qu’un certain imaginaire des inégalités considère comme les traits caractéristiques des pauvres. Plus loin, dans un quartier bien différent, les Le Quesnoy présentent une image caricaturale de la bourgeoisie catholique : bondieuserie, obséquiosité, charité bien ordonnée. D’un côté, des chômeurs qui doivent bénéficier des allocations, de l’autre, une bourgeoisie moyenne qui ne roule pas sur l’or mais tient son rang. S’ajoute une ribambelle d’enfants dont deux, échangés à la naissance, grandissent dans un milieu qui n’aurait pas dû être le leur. Premier film d’un ex-publicitaire, Étienne Chatiliez, La vie est un long fleuve tranquille reçoit un accueil enthousiaste à sa sortie. La question qu’il pose importe en effet à la France de cette fin de siècle : « les bruits et les odeurs » des deux familles feront-ils obstacle lorsqu’elles seront amenées à se rapprocher ? D’un côté, la mob’, le parler fort, le maquillage outrancier, de l’autre, le bateau pour les vacances, la retenue dans le langage, la chorale à l’église… Et, au milieu, un épicier arabe qui crie bien haut que lui est français ! Ce succès immédiat et populaire a laissé des traces. La vie est un long fleuve tranquille est devenu ce que l’on appelle un film culte, peut-être parce que, quel que soit le talent de son réalisateur, il touchait juste sur un point urticant de la société française post-coloniale, post-68, post-prise du pouvoir de la gauche en 1981 après des décennies de gouvernement à droite : ce qui, en 1995, sera appelé la « fracture sociale ».

De l’ennemi de classe à l’étranger

Si, dans son esthétique, le film charge les Groseille (intérieur en pagaille, saleté, malbouffe…), ce sont les Le Quesnoy que le récit exécute. Toute la deuxième partie du film décrit le délitement de l’ordre qui soudait la famille avant la révélation qui fait déflagration : Bernadette Le Quesnoy est une Groseille. À partir de là, l’opération de destruction diabolique que mène Maurice Groseille (Benoît Magimel) lorsqu’il s’installe dans sa famille biologique est redoutablement efficace. Autant dire que la culture dite bourgeoise se dissout au contact de la culture dite populaire[1] : Maurice apporte l’alcool, la drogue (la colle), le sexe auprès de ses frères et sœurs de sang. Les Groseille de leur côté restent relativement stables et ne semblent pas souffrir de la situation même s’ils ont «  vendu  » Maurice aux ennemis de classe contre une somme d’argent conséquente, ce que le spectateur pourrait leur reprocher si le film, qui s’acharne sans discontinuer et de manière très drôle contre la famille coincée, leur en laissait le temps. C’est au sortir du film, rendu au soleil de la place, que le spectateur se souvient des différentes touches qui font aussi des ­Groseille des salauds : après tout, les Le Quesnoy se préoccupent du sort de ­Bernadette là où les Groseille semblent peu troublés par le départ de leur fils. Décidément, les pauvres n’ont plus de morale ! Foin de la description idéalisée des classes populaires telle que l’ont pratiquée aussi bien le cinéma soviétique que, dans d’autres styles, Renoir ou le néo-­réalisme. Dans les années 1980, le cynisme semble avoir gagné la partie ; on est très loin des pratiques de survie du gosse qui, dans Païsa (1946), vole ses godillots à un GI endormi qui lui a fait confiance. Rossellini ne juge pas l’enfant, il dresse un constat. Étienne Chatiliez, en partie poussé par la tonalité comique qu’il a choisie, adopte le second degré.

Dans La vie est un long fleuve tranquille, le levier scénaristique de l’échange pose la question de l’inné et de l’acquis. De sa famille d’origine, Maurice a gardé une culture de la combine et un savoir pragmatique sur les questions d’argent. Pourquoi pas ? À voir tous les jours ses parents courir après le moindre sou, on apprend vite. Et, comme le benjamin de la famille Tuche[2], les Groseille de ce début de siècle, il est bien plus intelligent que le reste de la (des) famille(s). Bernadette, elle, pose un autre problème sur le plan de la représentation des inégalités. Dans le premier tiers du film, une brève séquence lui est consacrée : Madame Le Quesnoy (l’admirable Hélène Vincent) la surprend dans sa chambre, grimée comme une prostituée des bas quartiers. Réaction aussi stupéfaite qu’offusquée de la mère dépassée par une telle incongruité. Sauf que cette saynète se place avant la révélation de l’échange des bébés et la rencontre des deux familles. Le film affirmerait-il que la vulgarité n’est pas culturelle mais génétique ? Sinon, comment expliquer que Bernadette ait pu avoir le désir, voire le savoir-faire d’un tel usage inconnu dans la famille ? L’antienne bourdieusienne, « le goût est le dégoût du goût des autres », ne trouvera sa formulation que quelques années plus tard[3]… Même si ce plan troublant a valeur de symptôme, il ne saurait à lui seul disqualifier le film. D’ailleurs, la même Bernadette a bien hérité de la culture de son milieu quand elle s’écrie : « Je n’aime pas les pauvres! » à qui elle reproche leur saleté.

L’interrogation commence à porter moins sur les mécanismes de domination que sur les moyens de s’en sortir individuellement.

Le film de Chatiliez fait écho à la fragmentation de la société française et à la façon dont sont alors représentés les riches et les pauvres et, si le trait y est volontairement appuyé, il faut en souligner la conclusion plutôt sympathique. Quand il passe devant des flics occupés à faire un contrôle au faciès, Maurice/Momo décline son identité : il accole ses deux noms de famille, réunissant ainsi deux classes sociales opposées. Une telle invitation à l’acceptation de l’évolution de la société était plutôt visionnaire en 1986, date de l’écriture du scénario. Cette année-là, avec les attentats qui ont lieu à Paris en février, mars, juillet et septembre et le début de la cohabitation entre François Mitterrand et Jacques Chirac, la France n’est pas prête à se penser – encore moins à s’accepter – aussi contrastée et métissée qu’elle l’est déjà en réalité. Dans un monde qui ne se voit pas évoluer et dans lequel les grandes idéologies s’effritent, l’interrogation commence à porter moins sur les mécanismes de domination que sur les moyens de s’en sortir individuellement. Un an plus tard, en novembre 1989, le mur de Berlin disparaît et avec lui la partition du monde en deux blocs.

Le film a-t-il eu un écho jusqu’à Matignon ? Le 19 juin 1991, Jacques Chirac tient un discours qui marquera les esprits : « Notre problème, ce n’est pas les étrangers, c’est qu’il y a overdose. C’est peut-être vrai qu’il n’y a pas plus d’étrangers qu’avant la guerre, mais ce n’est pas les mêmes et ça fait une différence. Il est certain que d’avoir des Espagnols, des Polonais et des Portugais travaillant chez nous, ça pose moins de problèmes que d’avoir des musulmans et des Noirs […] Comment voulez-vous que le travailleur français qui habite à la Goutte d’or où je me promenais avec Alain Juppé il y a trois ou quatre jours, qui travaille avec sa femme et qui, ensemble, gagnent environ 15000francs, et qui voit sur le palier à côté de son Hlm, entassée, une famille avec un père de famille, trois ou quatre épouses et une vingtaine de gosses, qui gagne 50000francs de prestations sociales, sans naturellement travailler! Si vous ajoutez à cela le bruit et l’odeur, eh bien le travailleur français sur le palier devient fou. »

Ce passage célèbre est presque construit comme un scénario : deux familles voisines vivent en tension parce que les uns peuvent reprocher aux autres de se repaître de leurs impôts et que leurs habitudes sont radicalement différentes. Ce faisant, Jacques Chirac ne table pas sur l’opposition de classe entre Français comme dans le film de Chatiliez, il construit le rejet de l’altérité en engageant la différence de culture entre des communautés qui cohabitent : l’inégalité sociale est certes présentée comme difficile à supporter mais ce sont bien les différences culturelles qui font basculer vers l’appel à l’exclusion. Progressivement, et parallèlement à l’évolution du monde du travail – mondialisation, délocalisations, robotisation –, dans l’imaginaire, on glisse de la structuration de la société par la lutte des classes vers la revendication d’autres marqueurs d’identité. Le cinéma s’en fait l’écho.

Happy end

Depuis Aristote, il est bien entendu que la comédie fait rire de ce qui est ressenti comme inférieur, fût-ce d’un gros richard comme les films de Chaplin ont excellé à le faire. Et là où la tragédie prétend à l’universel, les genres moins «  nobles  », comme le comique ou le mélodrame, tablent sur une contextualisation sociale qui offre une mine de situations évocatrices.

En 2006, deux gros succès publics, Camping de Fabien Onteniente et OSS 117: LeCaire, nid d’espions de Michel Hazanavicius, s’attaquent à cette question. Michel Hazanavicius revisite un personnage d’agent secret totalement ringard, content de lui et pourtant sympathique puisqu’il est interprété par Jean Dujardin : le beau gosse qui maîtrise absolument les situations de combat physique se révèle pataud voire ridicule dès qu’il s’agit de mettre plus de deux neurones en action. Pis, il se révèle radicalement raciste dans son approche des us et coutumes de la culture égyptienne. Pour le réalisateur, le péril est grand : il importe que ce qui est imputé avec ironie à l’agent franchouillard des années 1960 soit bien perçu comme tel et que l’on ne puisse pas considérer le paternalisme d’OSS 117 comme reflétant le point de vue du film. Donc, chaque fois que le héros émet un stéréotype d’époque (« Le président Coty est ton ami, Ahmed! ») ou qu’il découvre avec condescendance un élément de la vie quotidienne au Caire, le réalisateur utilise les mêmes deux éléments de mise en scène pour prendre des distances avec son personnage : d’une part, le jeu de son acteur qui « éteint la lumière dans le regard [4] », de l’autre, un contre-champ systématique sur le visage de l’interlocuteur, effondré devant tant de bêtise et de suffisance. Tourné en 2005, sept ans après la brève vague d’unanimisme black-blanc-beur qui a suivi la victoire de l’équipe de France dans la coupe du monde de football, le film, porté par son style rétro, propose un recul intéressant sur notre passé colonial.

Camping (1 879 507 spectateurs la première semaine[5]) prend plus frontalement la question des inégalités sociales et culturelles. Soit un camping près d’Arcachon avec sa tribu d’habitués. Un chirurgien esthétique des beaux quartiers parisiens (Gérard Lanvin) tombe en panne et, comme tous les hôtels sont complets, il se trouve hébergé dans la tente ­(horresco referens!) d’une des figures haute en couleur du lieu : Patrick Chirac (Franck Dubosc), fanatique du Benco. Le chômeur prend généreusement les nuitées du bourgeois à sa charge, hospitalité oblige et, surtout, se met en devoir de transmettre la culture dont il est fier, celle du camping. De la nécessité d’emporter avec soi du papier hygiénique lorsque l’on va aux toilettes collectives jusqu’à l’adage qui lui a été légué par sa famille : « Quand deux tentes ne se touchent pas, cela fait une allée. » Le contraste entre le complet de lin grège de Michel Saint-Josse et le maillot moulant de Patrick n’est qu’un des aspects de ce choc des cultures. Le chirurgien est parfaitement méprisant et, malgré cela, les campeurs l’accueillent. Au dénouement, Saint-Josse se fait pardonner toute sa condescendance parce qu’il a effectué un accouchement en catastrophe alors qu’un terrible orage isole le camping. Bien sûr, dans son petit laïus, le bourgeois fait un acte de contrition : il a appris à vivre. Et, pour prouver sa bonne volonté, il reprend la devise chiraquienne, deux tentes qui ne se touchent pas font « une allée, une belle allée ». Ce qui était incongru et drôle dans la bouche de Patrick Chirac devient gênant : il y a bien entre eux un fossé, un grand fossé. En témoigne le plan final où l’ensemble des campeurs regarde le bourgeois partir, dans le ravissement muet de qui a vu une apparition : ils ont côtoyé la bourgeoisie. Ils ont oublié toutes les humiliations, l’ingratitude, le mépris dont a fait preuve leur visiteur. Tout est pardonné… et chacun reste à sa place.

Plusieurs films parmi les plus grands succès de ces dernières années (Bienvenue chez les Ch’tis, Camping, Intouchables, Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu?…) semblent ainsi centrés sur une opposition sociale radicale, parfois décrite avec acidité mais toujours subsumée par une vision finale irénique[6]. C’est en partie ce que dénonce le comédien et réalisateur Éric Judor (d’Éric et Ramzy) : « On pratique différentes formes de comédie en France? Désolé, moi j’ai l’impression au contraire que […] tout le monde raconte à peu près la même chose. À savoir la lutte des pauvres contre les riches, […] c’est au fond la démonstration que les riches sont cons et les pauvres des gens formidables et surtout qu’ils ont beaucoup à apprendre les uns des autres[7]. » Et de regretter que la comédie française ne travaille pas, comme les Anglo-Saxons, l’absurde et la jubilation qu’il provoque et qui fait davantage appel au corps. Soit. Mais pour drôles qu’elles soient, les comédies des années 1970 des britanniques Monty Python ou celles de la constellation Judd Apatow dans les années 2000 ­n’atteignent pas les mêmes résultats au box-office français. 40 ans toujours puceau d’Apatow fait plus de 21 millions de dollars de recettes aux États-Unis la première semaine, mais en France il ne touche «  que  » 200 000 spectateurs. En comparaison, du 2 au 8 novembre 2011, ­Intouchables d’Olivier Nakache et Éric Tolédano totalise plus de deux millions d’entrées. Deux mois plus tard, le 8 janvier 2012, il dépasse les 17 millions de La Grande Vadrouille de Gérard Oury et jouxte depuis les 20 millions d’entrées[8].

Dans le mélodrame, l’union des extrêmes efface toutes les contradictions sociales.

Intouchables réunit un grand-bourgeois tétraplégique et un jeune gars des banlieues qui devient son garde-malade et lui redonne goût à la vie. Tiré d’une histoire vraie, le conte de Nakache et Tolédano réunit quelques-uns des paramètres communs à certaines réussites populaires : l’amitié des deux protagonistes est plus forte que leurs différences de position dans la société. C’est l’une des données constitutives du mélodrame, l’union des extrêmes efface toutes les contradictions sociales : le Prince épouse la Bergère ; le richard et la caillera s’envolent en parapente. Aux États-Unis pourtant, ce film qui nous semble humaniste, certes sommairement, mais sans mépris, a été vivement critiqué pour son idéologie « digne de la case de l’oncle Tom ». Ni les marqueurs d’identité, ni les ressorts du rire ne sont universaux. Ce qui n’empêche pas la compagnie Weinstein d’en préparer un remake.

Chacun chez soi…

La comédie française grand-public joue donc moins du comique corporel, ou le réduit à une opposition tranchée – la fluidité d’Omar Sy versus le corps du paraplégique en fauteuil roulant (Daniel Auteuil) dans Intouchables –, et plus du langage. Mais que nous montre-t-elle aujourd’hui des inégalités sociales ? Sur fond de crise, de sauve-qui-peut généralisé, l’Autre est d’abord perçu comme un rival potentiel, et ce d’autant plus que l’État joue de moins en moins le rôle de protection providentielle.

Ce glissement s’accompagne d’abord d’une évolution sensible dans le choix des personnages. En 1973, Serge Daney écrivait : « L’histoire du cinéma français depuis la guerre, c’est en grande partie la recherche de plus en plus difficile de personnages qui, sans être des héros, n’en occupent pas moins, par leur métier, une position de maîtrise [9]. » Il fait ici allusion aux personnages de médecin, d’avocat, de juge qui ont peuplé le cinéma dit de « qualité française », celui qui précède la Nouvelle Vague et dont les héritiers occupent une bonne part du cinéma de la seconde moitié du xxe siècle. Ces derniers permettaient de mettre en scène des inégalités de position, médiatisées par les institutions, plutôt que des collisions identitaires. Aujourd’hui, les héros des classes moyennes (Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu? de Philippe de Chauveron – 2014) ou les chômeurs (Les Tuche) partagent le haut du box-office avec les super-héros de Marvel. Au bourgeois irascible, chef d’orchestre (La Grande Vadrouille – 1966) ou industriel (Les Aventures de Rabbi Jacob – 1973), du même Gérard Oury et tous deux interprétés par Louis de Funès, succède le bourgeois notable de province, tout aussi détestable.

2014. Un notaire gaulliste mais aussi sereinement raciste, incarné par Christian Clavier, vit un calvaire. Trois de ses filles sont mariées à des Français dont, même s’ils chantent spontanément la Marseillaise ou des psaumes à l’église, l’origine est un peu trop visible : un Chinois, un Arabe, un Juif. La quatrième va épouser un catholique certes, mais noir. Qu’a-t-il fait au Bon Dieu pour mériter cela ? Le film de Philippe de Chauveron est moins simple qu’il n’y paraît. Certes, le principe qui consiste à sembler dénoncer un cliché pour le reconduire aussitôt est à l’œuvre dans le film, le personnage du gendre chinois étant particulièrement soigné sur ce terrain. En réalité, tous sont racistes, à des degrés divers : le pater familias tient le haut du pavé mais le séfarade supporterait mal un ashkenaze et l’Algérien d’origine ne saurait tolérer un adversaire marocain… Quant au quatrième larron, le futur gendre d’origine ivoirienne, il ironise : « Mon père est comme le tien, dit-il à sa dulcinée, mais en noir. » Et effectivement, la deuxième partie du film se centre sur les racismes inversés du notaire et du riche Ivoirien. L’un ne supporte pas la mésalliance de sa fille avec un homme qui pourrait faire que ses héritiers ne soient pas blancs, l’autre garde en mémoire le passé colonial de la France. Le notaire est faussement policé, l’Africain plus physique… Mais on notera que tous, les Verneuil comme les pièces rapportées, appartiennent peu ou prou à une même classe sociale, dentiste, avocat, entrepreneur : polarisé sur les questions familiales, le film exclut les considérations de niveau social pour se concentrer sur une lecture ethnicisée du problème. D’ailleurs, le prêtre, confesseur de Madame Verneuil, le constate avec fatalisme : « Mais ce qui vous arrive, Madame, ce n’est rien, c’est la mondialisation… »

Pourtant, plusieurs citations discrètes renvoient Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu? à un autre film emblématique du traitement des différences culturelles. Un téléphone sonne et un dentiste laisse son patient en plan, par exemple, comme dans Les Aventures de Rabbi Jacob. L’hommage est sympathique mais le film de 2014 ne se situe pas dans la suite de celui de 1973. Il n’est pas sûr que, dans la France de 2018, on pourrait produire le scénario de Gérard Oury : Juifs et Arabes s’y comprennent et, si parfois ils se regardent en chien de faïence, quand la situation l’exige, ils agissent de conserve. On remarquera que le film est sorti en France douze jours après le début de la guerre du Kippour entre Israël, l’Égypte et la Syrie. La date de sortie n’a pas été modifiée et le succès s’est révélé considérable.

De Funès campe Pivert, un bourgeois plein de préjugés qui, par un concours de circonstances rocambolesque, se voit obligé de se déguiser en rabin. Or, cahin-caha, les deux personnages qui l’accompagnent, un Juif et un Arabe, lui viennent tour à tour en aide : le révolutionnaire nord-africain plutôt laïque le tire d’affaire quand le faux rabin se met à lire la Torah à rebours en pleine cérémonie dans une synagogue : « C’est de droite à gauche, comme chez nous! » et son chauffeur juif, qui parfois lui résiste, lui sauve la mise plus d’une fois. Le film, dont Oury et Thomson ont écrit le scénario en se replongeant régulièrement dans To be or not to be de Lubitsch (1942), fourmille d’intentions subtiles, par exemple dans le choix des acteurs : Claude Giraud y joue Mohamed Larbi Slimane (qui, en plus, sera pris pour un rabin, Rabbi Zeligman…) et celui qui incarne dans un ridicule compassé l’institution policière française (impayable Claude Piéplu) dit à ses rustauds de policiers : « Une synagogue, c’est comme une église, alors, de la délicatesse. » En fait, seuls l’industriel campé par De Funès et le général futur ex-beau père de la fille Pivert sont racistes pur jus, autant dire un représentant du capital et de cet « appareil idéologique d’État » qu’est l’Armée. Donc, les problèmes d’inégalité trouvent bien leur origine dans le social, qu’Oury réintroduit avec panache au dénouement : Mohamed Slimane, le résistant que son peuple vient de choisir comme président enlève – littéralement – la fille de Pivert. Et, à la mère qui s’offusque de cet acte commis par un, un… et les mots lui manquent, Pivert sauve la mise en terminant la phrase, « par un président », extatique. Voilà qui est aussi caustique que clair : on peut passer sur ses préjugés si la complicité de classe l’exige.

Le racisme n’est donc pas un donné intangible. On peut lutter contre. Or on en vient à constater que, dans ces films à grand succès qui nous disent quelque chose de la France aujourd’hui, les mécanismes de domination sont rarement remis en question, comme si les inégalités y étaient devenues légitimes. Cette acceptation tacite n’incite pas à la remise en cause des stéréotypes et peut même les conforter. Pourtant, parfois, des raisons d’espérer se font jour : dans leur dernier film, Le Sens de la fête (2017), Olivier Nakache et Éric Toledano construisent un personnage comique sans utiliser de quelque manière que ce soit le fait que l’actrice qui l’interprète, Eye Haïdara, est noire. Mais le film, plus ambitieux, n’aura pas le même succès qu’Intouchables. Et l’on peut imaginer que la critique américaine lui reprocherait de décrire cette jeune femme en colère selon le stéréotype honni de la « angry black woman »…

 

[1] - On ne s’intéressera ici qu’à des films, et plus particulièrement à des comédies françaises, ayant été plébiscités par le public. D’autres films, plus exigeants, s’attachent à montrer les inégalités sociales ou les modes de vie d’une classe sociale, les comédies américaines des années 1940 pour les riches, le néo-réalisme italien pour les pauvres ou encore le documentaire de création français, mais ils ne trouvent pas le même écho et sont donc moins révélateurs de l’état des représentations sociales.

[2] - Les Tuche est une saga en trois volets (pour l’instant) réalisée par Olivier Baroux (2011, 2016, 2018). Elle décrit la vie d’une famille dont le père est chômeur et qui vit de débrouillardise et de coups heureux du sort.

[3] -Pierre Bourdieu (sous la dir. de), La Misère du monde, Paris, Seuil, 1993.

[4] - Le commentaire est de Jean Dujardin.

[5] - OSS 117: LeCaire, nid d’espions a totalisé 835 334 entrées la première semaine mais sa progression a ensuite été plus lente que celle de Camping.

[6] - Bien d’autres sujets de comédie sont traités en France actuellement (les profs, les ados, les relations familiales ou adultérines) mais leur score au box-office n’atteint pas celui des comédies qui nous intéressent ici. Il existe aussi des comédies plus raffinées. Pour les Ch’tis, voir l’analyse d’Olivier Mongin, «  Les Ch’tis, quelques raisons d’un succès  », Esprit, mai 2008.

[7] - Entretien dans Télérama pour la sortie de La Tour 2 contrôle infernale, 3 février 2016.

[8] - Il vaut mieux parler d’entrées que de spectateurs ici parce que ces films cultes sont vus et revus par ceux qui les apprécient.

[9] - Cahiers du cinéma, n° 244, 1973.

Carole Desbarats

Pour avoir accompagné plusieurs générations d'étudiants à la Femis, Carole Desbarats s'intéresse à tous les aspects du cinéma, de son économie à son esthétique. Elle s'interroge aussi sur les responsabilités de la transmission, dans l'école et en dehors de l'école, notamment à travers l'association "Les Enfants du cinéma". Voir et comprendre le cinéma, ce n'est pas pour elle un exercice de…

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