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Changer les institutions ou changer les pratiques ? Les priorités de la réforme territoriale

février 2015

#Divers

Les priorités de la réforme territoriale

Le gouvernement local, qui a pu apparaître dans les années 1970 comme une solution pour répondre à la crise, semble aujourd’hui faire partie du problème. Reposant sur un principe de stabilité territoriale et de permanence des habitants, l’échelle locale, et en particulier communale, est déstabilisée par la mobilité des personnes et la circulation des flux économiques. Il est donc nécessaire de transformer le gouvernement local pour faire une politique des liens plutôt qu’une politique des lieux.

La réforme de l’organisation territoriale telle qu’elle est engagée depuis 20101 est à double détente. Elle est d’abord affichée et discutée comme une réforme circonstancielle, une réponse à la fois à une dérive, celle du fonctionnement des pouvoirs locaux – le fameux « mille-feuille » – avec ses doublons et ses rivalités, et à la conjoncture, avec la volonté de démontrer dans ce domaine la capacité à réduire la dépense publique. Cela se traduit par la mise en avant de deux mots d’ordre, bien dans l’air du temps : la rationalisation et la simplification. Cette dernière prend la forme d’une réduction tendancielle du nombre de niveaux d’administration territoriale, privilégiant d’un côté le « bloc local » (communes/intercommunalités), de l’autre les régions. Simultanément, la carte de ces deux niveaux est simplifiée via le regroupement en treize régions et l’incitation à la création d’intercommunalités XXL. L’intention rationalisatrice se concrétise quant à elle au travers de la volonté de clarification du « Qui fait quoi ? » et donc de la spécialisation de chaque niveau territorial.

L’histoire longue de l’organisation des territoires

Mais cette réforme s’inscrit aussi dans un cycle long, dont l’origine est même antérieure aux lois de décentralisation de 1982, celui de la pensée modernisatrice à propos de la relation entre action publique et territoires. Cette doxa moderniste met en perspective les deux objectifs actuels de simplification et de rationalisation. Au-delà de l’injonction à la simplification, il s’agit d’identifier le territoire « pertinent » – c’est-à-dire correspondant aux réalités socio-économiques – qui constituera l’optimum dimensionnel d’organisation politico-administrative du territoire. Alors qu’avec la création du département, la Constituante avait opté pour le parti pris inverse de dissociation entre le territoire vécu et le périmètre d’action publique2, c’est dès la première révolution industrielle, à la fin du xixe siècle, que cet idéal modernisateur est mis en avant et suscite, déjà, un procès en obsolescence du département3.# De même, c’est bien avant les préoccupations récentes de rationalisation que la volonté de spécialisation des niveaux de collectivités, par champs de compétences sectorielles (l’économique, le social…) émerge. Dès que le binôme commune/département s’élargit – c’est-à-dire durant les années 1960, avec la création des régions et des premières intercommunalités (les communautés urbaines) –, c’est un principe « tayloriste » de partage des rôles qui est décrété. Aux régions, on assigne la responsabilité du développement économique et de la planification, tandis que les communautés urbaines prennent en charge la gestion des réseaux et des infrastructures (collecte des déchets, assainissement…). Les lois de décentralisation de 1982 ne viendront que systématiser ce principe.

Que suggère cette rapide mise en perspective historique des objectifs actuels de réorganisation territoriale ? Qu’il serait hasardeux de parier sur leur mise en œuvre effective. En dépit de leur caractère récurrent depuis des décennies, les injonctions à l’organisation de l’action publique territoriale sur la base de la pertinence et au partage des rôles entre collectivités en les spécialisant selon des compétences sectorielles sont restées lettre morte. La pertinence territoriale qui ferait coïncider les circonscriptions politiques et administratives et la géographie des réalités socio-économiques était introuvable dans une société plutôt sédentaire ; elle l’est encore davantage à l’heure des mobilités et des réseaux4. Quant au principe de spécialisation tayloriste des compétences, il s’est toujours heurté à la globalité du mandat politique donné par le suffrage universel. Comment peut-on croire que ce modèle, qui a depuis longtemps disparu de l’organisation industrielle, serait aujourd’hui efficace dans la sphère territoriale ? Dans une société complexe, l’efficacité et la cohérence des politiques publiques ne tiennent pas à la capacité des uns à organiser le développement économique tandis que les autres produiraient des logements. Elles sont fonction de la capacité collective à réguler les interdépendances, voire les contradictions, entre le marché du travail et le marché du logement, donc à décloisonner leurs interventions à tous les niveaux davantage qu’à les spécialiser.

S’il est permis de douter d’une réforme exclusivement centrée sur le Meccano institutionnel, c’est parce que le problème que pose le territoire à l’action publique n’est pas seulement celui d’une dérive politico-financière du fonctionnement des pouvoirs locaux et parce que la solution ne viendra pas de la réactivation d’une antienne modernisatrice. La question est d’une tout autre ampleur : comment les mutations contemporaines, la globalisation d’une société en réseaux viennent interpeller le sens de la décentralisation, le mandat donné au pouvoir local et partant sa nature même ?

Le pouvoir local : de la solution au problème

La situation actuelle du pouvoir local5 est paradoxale : puissant et intouchable, il est pourtant totalement déstabilisé, tant dans ses finalités que dans ses manières de faire.

La puissance du pouvoir local est d’abord d’ordre politique. Dans le modèle français, le centralisme étatique trouve son pendant au niveau local avec la commune. C’est un équilibre « étatico-communal » qui s’est instauré au fil de l’histoire et qui constitue la commune comme un modèle réduit de l’État, intégrant toutes les fonctions politiques. Ce jacobinisme local s’incarne dans la figure emblématique du maire, au point que certains ont pu parler de « monarchisme municipal6 », tandis que d’autres le décrivaient plus sobrement comme étant à la fois « entrepreneur économique, animateur culturel et chef de clan politique7 ». Et c’est cette concentration des pouvoirs au sein du gouvernement local qui nous distingue de la plupart des autres pays européens, où les agencements entre l’exécutif et le délibératif, entre le politique et le technique sont plus complexes. Mais, aux yeux des médias, il reste présenté comme « la figure politique préférée des Français ». Enfin, cette puissance politique se reflète sur le plan des moyens, le « bloc local » (communes/intercommunalités) concentrant à lui seul près de 60 % de la dépense publique territoriale.

Simultanément, contrepartie de cette puissance, le niveau local constitue un impensé, dans la durée, de la réforme territoriale. Depuis les années 1960, celle-ci se focalise, selon les scénarios les plus divers, sur la transformation des niveaux intermédiaires, départements et régions. L’émiettement communal est régulièrement dénoncé mais les seules transformations mises en œuvre sont d’ordre incitatif (fusion ou création de communes nouvelles) et restent marginales. Jamais la suppression de la clause générale de compétence n’a été envisagée pour les communes. Et la transformation majeure de ces dernières années – la montée en puissance de l’intercommunalité – se situe, comme son nom l’indique, sur le registre de la coopération volontaire, et très progressive.

Pourtant, le pouvoir local est largement déstabilisé par les mutations contemporaines. À la fin des Trente Glorieuses, au travers de la décentralisation, l’action locale est mise en avant en raison de ses vertus supposées pour répondre à la crise, de façon plus efficace que l’État. Qu’entend-on par là ? La crise se manifeste au travers d’une série de décrochages sociaux, économiques et territoriaux que l’action normative de l’État s’avère impuissante à résorber. À l’inverse, le pouvoir local – c’est-à-dire une action publique de proximité – serait à même de trouver les bonnes réponses. Il est en effet porteur, sur le plan de la conduite des politiques publiques, d’une double capacité d’adaptation à la singularité des situations et de transversalité entre politiques et actions trop sectorisées. Simultanément, sur un plan davantage politique, il garantit l’implication des acteurs et des citoyens dans la fabrication de la décision publique.

Le local est la solution à la crise de l’action de l’État. C’est cette hypothèse fondatrice qui va organiser le processus de décentralisation et enjoindre à l’État de s’y impliquer8. La politique de la ville à ses débuts en constitue l’illustration parfaite. Si on choisit d’étendre sa géographie prioritaire à mille cinq cents quartiers, ce n’est pas parce que leur situation justifie d’un traitement d’exception, c’est parce qu’il faut installer des foyers d’innovation et de transformation de l’action publique dans toutes les villes de France.

Mais en vingt ans, la situation s’est inversée. De solution face à la crise de l’État, le local devient un problème face à la globalisation. Il est aujourd’hui commun de s’interroger quant à la pertinence de l’action des États confrontés à la globalisation. Une pratique du pouvoir circonscrite à des frontières territoriales a-t-elle encore du sens pour représenter une société ? Une action publique ainsi organisée est-elle en mesure de peser sur les interdépendances sociales et économiques qui dominent la planète ? Comment construire une politique dans la globalisation ? Par construction, par simple effet scalaire pourrait-on dire, ces questionnements sont encore plus prégnants pour l’action locale. Plus le périmètre est réduit, plus la perte d’autonomie est importante. La proximité était une ressource. Avec la globalisation, elle devient un problème. Ce problème se manifeste autant sur le plan de la conduite des politiques publiques que sur celui du politique, de la démocratie locale.

Du point de vue des politiques publiques, les vertus attribuées à l’action locale n’avaient de sens qu’en raison de la supposée cohérence ou unité du territoire considéré. C’était là la condition d’efficacité du principe directeur de l’action publique, décalqué de l’État vers le local : la redistribution. Le pouvoir local met en place les conditions pour attirer et développer les richesses à son niveau. Puis, au travers de l’argent public que ces richesses dégagent, il met en œuvre des politiques de services en direction des habitants, qui elles-mêmes contribuent à l’attractivité du territoire. Autrement dit, la condition d’efficacité de l’action repose sur son fonctionnement « en circuit fermé ». Qu’en est-il alors lorsque le local devient un système ouvert, que les richesses produites ici sont consommées ailleurs et vice versa9 ? L’action locale amplifie ses dispositifs redistributifs, sans effet sur la cohésion territoriale. La Seine-Saint-Denis constitue l’illustration parfaite de cette déstabilisation de l’action locale sous les coups de la globalisation. On y constate à la fois une puissante croissance de la richesse locale (installation d’entreprises, de couches moyennes…) et un haut niveau de redistribution produit par des collectivités locales volontaristes, impuissantes à résorber la montée de la pauvreté. L’explication est simple. De « banlieue rouge » cohérente et stable autour de son identité populaire et industrielle, la Seine-Saint-Denis est devenue la terre d’accueil de multiples flux divergents, voire contradictoires, d’entreprises et de ménages, les uns en parcours résidentiel ascendant, les autres issus des migrations internationales…

Sur le plan politique, le processus est de même nature. La démocratie locale, telle qu’elle s’est développée depuis les années 1970 selon des combinaisons variables entre démocratie représentative et dispositifs participatifs (conseils de quartier, conseils de jeunes, d’anciens…), suppose une certaine stabilité, dans le temps et dans l’espace. Il faut à la fois que les électeurs soient les usagers des politiques « concertées » et que ces électeurs soient les mêmes entre le moment du vote et celui de la sanction. Tel n’est plus le cas aujourd’hui. Entre deux élections municipales, environ 30 à 40 % du corps électoral a changé. Et comme l’a formulé Jean Viard10, la démocratie locale tend à se transformer en « démocratie du sommeil » au sein de laquelle décident ceux qui ne sont pas les véritables usagers du territoire.

Réinventer la souveraineté territoriale

Cela fait un moment que la réflexion est engagée quant aux figures possibles de la transformation d’un « État creux11 », évidé par le haut (l’Europe) et par le bas (la décentralisation). Il est temps d’ouvrir un chantier du même ordre à propos du gouvernement local. Sous quelle forme et à quelles conditions sera-t-il toujours à même de combiner représentation politique, conduite de l’action publique et délibération citoyenne ?

Première observation : sur le plan institutionnel, on constate depuis une décennie une tendance à la dissociation scalaire entre ces trois fonctions constitutives du gouvernement local et jusqu’alors intégrées au niveau communal. En dépit des espoirs des modernistes, la généralisation de l’intercommunalité n’a ni donné lieu à une spécialisation technique des rôles respectifs de la commune et de l’intercommunalité, ni enclenché un processus d’effacement de la commune. Quels que soient les domaines d’action observés, les compétences restent partagées parce que les responsabilités sont entremêlées. Ainsi, à propos de la politique de la ville, on peut certes considérer qu’il s’agit d’une responsabilité intercommunale : réintégrer des quartiers qui vont mal au sein d’ensembles urbains qui vont mieux, au travers d’actions pesant sur le marché du travail, l’offre de formation, de transports… Mais puisque est aussi en jeu la relation aux associations de quartiers, la qualité de la gestion de proximité, c’est aussi l’affaire du maire. Et l’État, au travers de ses politiques contractuelles, est contraint d’accepter cette coresponsabilité locale dans la conduite de la politique de la ville, contredisant ainsi le cadre législatif qui en fait une compétence exclusive de l’intercommunalité. La spécialisation des compétences reste largement une fiction, ouverte à toutes les interprétations locales. Et d’un point de vue davantage politique, l’intercommunalité n’est pas une supracommunalité : la commune résiste. Rares sont les cas où l’on peut considérer que l’intercommunalité constituerait une étape pour recomposer la carte locale selon une plus grande maille.

Quelle est alors la dynamique de transformation ? Elle consiste d’abord en un glissement tendanciel de la fonction de représentation politique, d’un territoire et d’une société, de la commune vers l’intercommunalité. Cela tient au trait constitutif de la montée en puissance de l’intercommunalité en France : ces regroupements entre communes se sont organisés sur la base de la ressemblance, sociale ou économique, des territoires concernés12. Et l’avancée progressive vers l’élection au suffrage direct des conseillers communautaires – pour l’instant au travers du fléchage sur les listes communales – ne peut qu’amplifier ce processus. Mais, contrecoup de leur capacité à représenter une société locale en raison de leur homogénéité relative, ces intercommunalités sont très souvent en difficulté pour concevoir et mettre en œuvre des politiques publiques qui nécessitent d’intégrer les contrastes territoriaux pour traiter les interdépendances entre les territoires d’activités et leurs espaces résidentiels périurbains (déplacements…), entre les territoires consommateurs de ressources et les territoires producteurs (eau, énergies…). S’organise ainsi un peu partout, selon des formes extrêmement diverses, un niveau intercommunautaire (entre les différentes intercommunalités) de conception et de mise en cohérence des politiques publiques. Cet élargissement et cette différenciation des niveaux de représentation politique et de conduite de l’action publique signeraient-ils l’effacement du niveau communal ? C’est en réalité l’inverse que l’on observe. Plus le mode de production de la décision publique locale s’élargit et se complexifie, plus le besoin se fait sentir d’organiser, au niveau de la proximité, une interface avec les citoyens. C’est autour de cette fonction visant à assurer l’« acceptabilité sociale » de la décision locale que la figure du maire monte en puissance.

Tel est le schéma tendanciel que l’on peut observer : les fonctions politiques historiquement assurées de façon intégrée par le gouvernement communal tendent à se dissocier. Au maire revient la mission de gérer la délibération citoyenne (commune), tandis que l’intercommunalité s’installe comme le niveau de la représentation politique et que de plus en plus souvent, la conduite de l’action publique exige d’organiser un niveau intercommunautaire (entre les intercommunalités) à géométrie variable. C’est à une forme de partage de ce qui constituait jusqu’à présent une « souveraineté locale absolue » que l’on assiste aujourd’hui. Mais il est vrai que ce partage des fonctions se joue au sein d’un même personnel politique. Ce sont les mêmes élus qui interviennent aux trois niveaux tout en assurant des fonctions différentes dans chacun d’eux.

Ce constat suggère alors un second questionnement. Cette différenciation scalaire entre les fonctions politiques du pouvoir local peut-elle ouvrir sur une recomposition de chacune d’elles ?

Le glissement de la fonction de représentation politique de la commune vers l’intercommunalité semble à première vue se développer « à logique constante ». Elle s’organise selon les mêmes principes : évolution vers le suffrage universel direct, corps électoral défini par le statut résidentiel (le domicile), structuration d’une majorité et d’une opposition sur une base partidaire… Pourtant, quelques signes d’une évolution du mode d’exercice du pouvoir semblent apparaître. En particulier, la constitution d’intercommunalités XXL, réunissant un grand nombre de communes (parfois plus d’une centaine) impose de distinguer l’organisation de l’exécutif communautaire de la représentation territoriale des communes. La dualité conseil communautaire/conférence des maires viendrait-elle ainsi enfoncer un coin dans l’unicité de la fonction politique du pouvoir local ?

En matière de conception de l’action publique locale, le défi est majeur. Face à l’épuisement du décalque du modèle étatique de la redistribution, peut-on imaginer une autre voie qui spécifierait l’action locale ? Les politiques locales sont historiquement structurées comme des politiques des lieux qui tendent, sur la base d’un périmètre circonscrit, à ajuster une demande sociale et une offre en services et prestations. Face à la globalisation, n’est-il pas temps, à partir des lieux, d’inventer des politiques des liens ? Cela signifie d’abord que les réponses les plus adaptées à la demande exprimée localement ne sont pas nécessairement sur place. Au sein de systèmes ouverts, c’est l’accessibilité de l’offre, où qu’elle se situe, qui constitue la condition d’efficacité de la réponse publique. Mais dépasser ce périmétrage de la relation offre/demande qui structure les politiques locales nécessite de s’interroger sur la nature même de cette demande locale.

Un champ d’action a révélé de façon très radicale ce changement de paradigme, le passage d’une politique des lieux à une politique des liens : l’enseignement supérieur et la recherche. La décentralisation et la montée en puissance des pouvoirs locaux se sont concrétisées, jusqu’au début des années 2000, par la mise en place de deux plans de modernisation successifs : Université 2000 et Université du 3e millénaire (U3M). D’un point de vue territorial, ces deux plans ont produit une diffusion généralisée de l’appareil universitaire sur l’ensemble des villes moyennes françaises. Ce développement de proximité répondait à une exigence sociale, afin de mieux garantir une réussite scolaire à des jeunes désorientés face à la massivité des grandes universités. Depuis le milieu des années 2000, on assiste à un double retournement. Les politiques nationales, fascinées par les enjeux de compétition internationale et le classement de Shanghai, privilégient maintenant la structuration de grands pôles universitaires intégrés. Simultanément, on constate, certes, que les antennes et universités de proximité en villes moyennes ont des résultats significatifs en termes d’accompagnement social de leurs étudiants, mais aussi que les jeunes de ces territoires n’aspirent qu’à une chose : faire leurs études ailleurs. Cela correspond à un mouvement d’ensemble. Les flux étudiants se sont non seulement internationalisés mais délocalisés, en perdant leur dimension univoque : les jeunes parisiens préfèrent aussi faire leurs études à Lyon ou Toulouse. Par contrecoup, pour défendre leur offre universitaire, les acteurs des villes moyennes ont changé de perspective : il ne s’agit plus ou pas seulement d’accueillir des étudiants locaux mais d’attirer des étudiants venus d’ailleurs, ce qui nécessite d’offrir non seulement des premiers cycles mais surtout des masters spécialisés, davantage en lien avec les atouts économiques locaux. Cette illustration souligne les deux exigences nouvelles induites par la mise en œuvre locale de politiques des liens ou politiques des « parcours ». Du côté de la demande, il s’agit de mettre en place les conditions d’accessibilité de tous à l’offre, où qu’elle se situe. Du côté de l’offre locale, tout l’enjeu consiste à penser la spécificité de sa place au sein de systèmes ouverts.

Dans ce mouvement de transformation des pouvoirs locaux face à la globalisation, la difficulté majeure se situe sur le plan de la délibération citoyenne et de la mutation de ce qu’il est convenu de nommer la « démocratie locale ». C’est sur ce registre que les résistances sont les plus fortes, adossées au mythe persistant de la communauté villageoise. Alors que la pluri-appartenance territoriale est le lot de la plupart d’entre nous, la fiction du local constitutif d’un monde commun, de liens forts, demeure vive, même si entre les élus et un tissu associatif à bout de souffle, la démocratie locale tient de plus en plus du théâtre d’ombres. Il ne s’agit pas pour autant de tirer un trait sur cette dernière mais de considérer qu’entre le repli identitaire et le village planétaire, une troisième voie est envisageable. Elle nécessite de penser les conditions d’une réactivation de la démocratie locale à l’heure des réseaux13. Si la relation de chacun de nous au local est maintenant de l’ordre du lien faible, on peut imaginer que la mise en évidence de ces liens, leur activation et leur confrontation établissent au niveau local « la force des liens faibles14 ». On peut repérer aujourd’hui les signaux faibles d’une telle perspective sur deux plans. Elle se joue d’abord dans la capacité des acteurs locaux à s’adapter au fonctionnement en réseaux et à jeter les bases d’une « démocratie des réseaux ». L’organisation du débat public, de formes de délibération citoyenne, tels les « comités de ligne » à propos des réseaux de transports, en constitue une première figure. Au-delà, les pouvoirs locaux sont-ils en mesure de prendre acte de la diversité des usagers qui traversent et façonnent leur territoire et de se comporter en « ensemblier » de ces relations au local, en mettant en scène leurs interactions et leurs contradictions ?

Telles seraient alors les perspectives émergentes de redéfinition du sens et du mode d’intervention du gouvernement local : des agencements à géométrie variable, recomposant les fonctions du politique entre la représentation élective périmétrée, la conduite de politiques de parcours et la recherche de formes de démocratie en réseau et des réseaux.

* * *

Se multiplient aujourd’hui les invitations à « penser au-delà de l’État15 ». Durant trente ans, la décentralisation s’est installée en France autour du processus inverse. On a changé les lieux du pouvoir – du central au local – en mimant le mode d’exercice que l’État avait établi. La dialectique de la décentralisation a consisté en quelque sorte à libérer les territoires de la tutelle de l’État en dupliquant la nature et le mode d’intervention de celui-ci. Au risque de la simplification, on peut décrire ce modèle autour d’un postulat et de deux principes. Le postulat consiste en ceci que chaque niveau d’institution administre un espace politique « total » : la nation dans le cas de l’État, les petites patries dans le cas des communes. Il en résulte d’une part que ces institutions sont en mesure d’exercer une souveraineté politique absolue sur ce territoire et d’autre part que leur mandat est identique : assurer au mieux le développement de ce territoire au bénéfice de la population qui y vit. On peut se demander, comme pour la construction européenne, si ce n’est pas cette logique de transposition du modèle de l’État16 qui serait à l’origine du désenchantement accéléré constaté autant vis-à-vis de l’Europe que de la décentralisation. La globalisation du local impose d’en finir avec cette « décentralisation » à principes invariants et de rechercher les voies d’une émancipation vis-à-vis de la figure de l’État. Le mauvais fonctionnement du pouvoir local ne provient pas pour l’essentiel d’inadaptations de son cadre d’exercice, mais des formes mêmes de ce pouvoir. Au sein d’un « local diasporique », comme à l’échelle d’une Europe considérée comme « une expérience de l’universel17 », ce sont les formes d’une souveraineté partagée et d’un nouveau rapport entre puissance publique et territoire qu’il s’agit d’inventer.

  • *.

    Géographe, professeur à l’École d’urbanisme de Paris-université Paris-Est et consultant à la coopérative conseil Acadie.

  • 1.

    On inscrit ainsi dans la même séquence la réforme avortée lancée par Nicolas Sarkozy en 2010 qui rapprochait régions et départements autour des « conseillers territoriaux » et les trois lois initiées par François Hollande, celle relative aux métropoles (janvier 2014), celle qui refond la carte régionale et enfin celle en cours d’élaboration qui redistribue les compétences entre les niveaux de collectivités.

  • 2.

    Marie-Vic Ozouf-Marignier, la Formation des départements. La représentation du territoire français à la fin du xviiie siècle,  Paris, Éditions de l’Ehess, 1992.

  • 3.

    Voir Marcel Roncayolo, « Le département », dans Pierre Nora (sous la dir. de), les Lieux de mémoire, tome II, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1997, p. 2937-2974.

  • 4.

    Voir dans ce dossier mon débat avec Jacques Lévy, p. 96.

  • 5.

    On entend par « pouvoir local » l’ensemble des collectivités territoriales, mais en se focalisant sur le niveau local (communes et maintenant intercommunalités) en ce qu’il constitue du point de vue du mode d’exercice du pouvoir le modèle de référence, transposé aux autres niveaux.

  • 6.

    Albert Mabileau, « De la monarchie municipale à la française », Pouvoirs, no 73, 1995.

  • 7.

    Voir Jacques Julliard, « La ville, lieu politique », dans Georges Duby (sous la dir. de), Histoire de la France urbaine, tome V, Paris, Le Seuil, 1985.

  • 8.

    Voir Jacques Donzelot et Philippe Estèbe, l’État animateur, Paris, Esprit éditions, 1994.

  • 9.

    Laurent Davezies, la République et ses territoires. La circulation invisible des richesses, Paris, Le Seuil, 2008.

  • 10.

    Jean Viard, Éloge de la mobilité, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2006.

  • 11.

    Jean Leca, « L’État creux », dans la France au-delà du siècle, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1994.

  • 12.

    Philippe Estèbe, Gouverner la ville mobile, Paris, Puf, 2008.

  • 13.

    Voir sur ce sujet l’article de Martin Vanier dans ce même dossier, p. 109.

  • 14.

    Voir Mark Granovetter, “The Strength of Weak Ties”, American Journal of Sociology, vol. 78, no 6, mai 1973, p. 1360-1380.

  • 15.

    Marc Abélès, Penser au-delà de l’État, Paris, Belin, 2014.

  • 16.

    Pierre Rosanvallon, « Le déficit démocratique européen », Esprit, octobre 2002.

  • 17.

    Ibid.