
La Colombie, une nation fragmentée
L’accord de la Havane entre le gouvernement colombien et les FARC laissait espérer en 2016 la paix civile, mais il n’a fait qu’exacerber les inégalités. La corruption, le clientélisme et la déliquescence des identités politiques ont fini par faire éclater les tensions, dans une vague de manifestations sans précédent qui a donné lieu à une répression brutale.
Tout au long du xxe siècle, la Colombie a pu se targuer de sa stabilité institutionnelle. Malgré de nombreux aménagements, la Constitution adoptée en 1886 n’a cessé de régir la vie politique du pays, qui n’a connu qu’un seul coup d’État militaire en 1953. Sans doute le recours fréquent à des « états d’exception » vient-il tempérer ce constat, mais le pays peut aussi se vanter d’avoir échappé aux grands soubresauts économiques qu’a connus le reste de l’Amérique latine et préservé à tout le moins une croissance modérée. La Colombie est autrement singulière en ce qu’elle a été le théâtre de deux catastrophes majeures : la première, connue sous le nom de la Violencia, fut la guerre civile qui s’est déroulée entre 1948 et 1960, due à l’affrontement des deux partis politiques, conservateur et libéral, entre lesquels se répartissait la population. Elle s’est soldée par la mort d’au moins deux cent mille personnes et a été marquée par d’innombrables atrocités qui hantent toujours les mémoires et alimentent l’imaginaire des Colombiens. La seconde est le conflit armé qui sévit dans le pays à partir de 1985, et opposa diverses organisations de guérilla, au premier rang desquelles les FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie), à toutes sortes de protagonistes qui voulaient en venir à bout : forces armées, groupes paramilitaires, narcotrafiquants, propriétaires fonciers. Ce conflit a affecté l’ensemble du pays, et connu un dénouement partiel avec l’accord de paix de La Havane signé en 2016 entre le gouvernement colombien et les FARC. Son bilan fut encore plus terrible : deux cent mille morts, quatre-vingt mille disparus, vingt-cinq mille enlèvements et huit millions de déplacés.
Le paradoxe est que ces deux catastrophes, loin de provoquer une remise en cause des déséquilibres sociaux, ont assuré leur préservation, voire leur accentuation. La Violencia a été précédée d’une phase d’intense mobilisation sociale, mais engendra une vaste désorganisation des classes populaires et fut suivie d’une réconciliation entre les élites des deux partis, qui décidèrent de se répartir le pouvoir pendant seize ans. Les conflits récents en Colombie se manifestent par la neutralisation, quand ce n’est pas l’extermination, de tous les acteurs porteurs de revendications autonomes, qu’ils soient syndicalistes, dirigeants agraires ou indigènes. Si la guerre civile a pu frapper individuellement des membres des élites, elle a impliqué une sorte de trêve sociale pour la plupart. Les quelques poussées populistes ont vite été jugulées. Ce n’est pas un hasard si pendant un demi-siècle les formations de gauche n’ont obtenu que des scores modestes : les appels à la lutte armée pouvaient séduire des jeunes, ils ne risquaient guère de galvaniser ceux qui connaissaient la terreur régnant dans les zones d’affrontement. Pendant ce temps, les inégalités sociales ne faisaient que s’accentuer. La « paix » signée à La Havane avait donc de quoi inquiéter une partie des élites : allait-elle sonner le réveil de forces sociales jusqu’alors mises hors-jeu ?
L’accord de La Havane et la polarisation politique
Signé en juillet 2016 au terme de longues négociations, l’accord de paix de La Havane entre le gouvernement du président Juan Manuel Santos et les FARC fut accueilli avec enthousiasme par la communauté internationale et Santos reçut même le prix Nobel de la paix. À la suite de cet accord, Santos décida de le soumettre à un référendum populaire, et, à la surprise générale, et sur fond d’une abstention massive, le « non » l’emporta. Au prix de nouvelles négociations et de diverses concessions du gouvernement, l’accord fut finalement adopté en novembre 2016 par le Congrès, mais l’approbation populaire avait fait défaut. Ce qui devait être célébré comme un triomphe de la paix et une étape décisive vers la réconciliation nationale provoqua au contraire une polarisation politique plus profonde que jamais.
L’opposition fut menée par Álvaro Uribe qui, en tant que président, mena de 2002 à 2010 une action impitoyable contre les guérillas. S’il ne put obtenir une révision de la Constitution qui lui aurait permis d’effectuer un troisième mandat, son soutien fut décisif pour faire élire Santos, son ancien ministre de la Défense. Bien que la négociation avec les FARC entraînât la rupture avec Santos, Uribe parvint à faire accéder à la présidence l’un de ses disciples : Iván Duque qui, dépourvu de tout enracinement politique, fut désigné pour suivre ses orientations. Uribe vit dans l’accord de La Havane une victoire de la guérilla. À ses yeux, il ouvrait la voie à l’implantation du « castro-chavisme » en Colombie. De nombreux secteurs rejoignirent Uribe dans l’opposition : une grande partie de la très influente Église, de nombreux dirigeants de gremios (groupes de pression du secteur privé), et plus généralement d’amples secteurs ruraux ayant pâti des excès des FARC. Tous redoutaient que l’accord revienne à accorder à la guérilla une sorte d’impunité.
L’accord de La Havane avait pourtant été élaboré de manière à éviter cet écueil. Il assurait la démobilisation de dix mille guérilleros des FARC en les impliquant dans des « projets productifs ». Il mettait en place une instance originale de justice transitionnelle dotée d’attributions judiciaires, la Juridiction spéciale pour la paix (JEP), chargée de poursuivre les auteurs d’atrocités. Ceux-ci ne pourraient bénéficier, sous cette juridiction, de peines allégées qu’à la condition de reconnaître au préalable leur responsabilité dans le conflit et de réparer les dommages infligés. S’y ajoutaient une Commission de vérité chargée d’élaborer le récit du drame et une Commission de recherche des disparus. L’accord prévoyait par ailleurs des mesures agraires considérables, non seulement la restitution des terres spoliées, mais l’attribution de trois millions d’hectares aux paysans sans terre. Les experts internationaux s’accordaient pour reconnaître un accord exceptionnel.
Malgré tout, la polarisation politique avait continué de prévaloir. Dans le sillage d’Uribe, Iván Duque entendit revenir sur toutes les dispositions. Tout au plus entérina-t-il la démobilisation des guérilleros. Mais il n’entreprit aucune des réformes inscrites dans l’accord. L’une de ses clauses, octroyant dix sièges aux FARC au Congrès, fut même dénoncée comme le symbole de l’impunité redoutée par les opposants à l’accord de La Havane. Les uribistes entendaient surtout supprimer la JEP – pièce maîtresse de l’accord – et pendant plus d’un an, ils firent pression à cette fin sur le Congrès. S’ils n’y parvinrent pas, ce fut en raison de la crainte que le Tribunal de La Haye n’intervienne en arguant des nombreux crimes dans lesquels l’État était impliqué.
Discrédit des partis et délitement institutionnel
La polarisation politique s’est produite sur fond de crise des partis « traditionnels » et les identités sur lesquelles reposait la citoyenneté colombienne depuis plus d’un siècle. Par le relais des réseaux de clientèles, tous ou presque avaient le sentiment de prendre part à la vie politique, même si les élites colombiennes en demeuraient les véritables bénéficiaires. La Constitution de 1991 a cherché à faire entrer les institutions dans l’ère de la modernité et à mettre un terme à ces logiques identitaires. Elle a instauré un « État social de droit », a facilité la création de nouveaux partis, a proclamé le caractère pluriculturel de la société colombienne et a accentué la décentralisation. Mais beaucoup de ses clauses sont restées lettre morte. Néanmoins, trente ans après, il faut bien constater que les partis ont perdu leur capacité à créer des identités collectives. Les deux partis « traditionnels » n’ont aujourd’hui plus aucune stabilité et les nouveaux partis relèvent fréquemment d’initiatives opportunistes, quand ils ne servent pas à blanchir de l’argent. Sans doute ne manque-t-il pas de regroupements qui, en lutte contre l’uribisme, défendent l’accord de paix, mais leurs divisions les empêchent de s’imposer. D’autant que la majorité de l’opinion partage une haine contre les FARC, même démobilisées. En somme, le discrédit des partis est manifeste et entraîne celui de la politique colombienne en général.
La polarisation politique traverse toutes les institutions. Poursuivant la ligne d’Uribe, Duque n’hésite pas à nommer ses partisans à la tête des diverses instances : le concept d’État de droit paraît de plus en plus illusoire et certains n’hésitent plus à évoquer un glissement vers un système autoritaire. La crise tient encore davantage aux dimensions inédites prises par la corruption. L’accroissement soutenu de la production et du trafic de drogue y est pour beaucoup : on estime qu’ils représentent au moins 2 % du PIB. La corruption traverse des pans entiers du régime tant au plan national qu’au plan régional. Elle finance beaucoup de processus électoraux. Les ressources qui en proviennent alimentent la plupart des organisations armées « illégales » qui prospèrent malgré la paix officielle. Santos avait voulu réorienter les forces armées vers la pacification et la reconstruction des régions périphériques, mais le président Duque met aujourd’hui l’accent sur la continuité des doctrines « antiterroristes ». Beaucoup de généraux et d’officiers préfèrent démissionner, et l’armée se radicalise en passant de plus en plus sous la coupe de l’extrême droite, alors même qu’elle est accusée non seulement de collusion systématique avec des groupes paramilitaires, mais aussi de crimes de guerre.
Tensions sociales accumulées
La polarisation politique est telle en Colombie que les tensions sociales se sont accumulées dans l’ombre. Les quartiers les plus pauvres des principales villes ont été submergés par l’afflux des déplacés en raison du conflit. S’y sont ajoutés les réfugiés vénézuéliens, dont le nombre dépasse le million. La croissance économique qui a prévalu de 2002 à 2014 est retombée en parallèle de l’arrivée de la pandémie mondiale : en deux ans, la Colombie est devenue l’un des pays les plus touchés au monde par la Covid-19, avec un taux de chômage qui bondit. La crise économique et sanitaire a brutalement fait prendre conscience des inégalités sociales, qui ne datent pourtant pas d’hier et font partie des plus profondes au monde. Le « tournant néolibéral » des années 1990 a pu les amplifier, mais depuis le début du xxe siècle, elles ont constamment sous-tendu l’essor économique du pays. Il a toujours prévalu en Colombie un modèle libéral de développement où les élites économiques prennent en charge la gestion des affaires, l’État se limitant souvent à la mettre en musique et se gardant de toute action redistributrice autre que palliative ; ce modèle passe par la faible imposition des privilégiés, en premier lieu de ceux qui monopolisent (ou presque) l’accès à la terre – l’absence de véritable réforme agraire en est la manifestation –, par la limitation des investissements publics et la timidité des lois sociales, qui ne concernent qu’une minorité de salariés. Sans doute cette faiblesse politique des classes populaires a-t-elle permis à la Colombie d’avoir une croissance plus stable que celle de ses voisins. Le paradoxe est que les épisodes historiques de violence et de conflit armé dans le pays, loin d’atténuer le pouvoir des élites, se sont soldés par leur consolidation.
Les épisodes historiques de violence et de conflit armé dans le pays, loin d’atténuer le pouvoir des élites, se sont soldés par leur consolidation.
Dans ce contexte, l’explosion sociale qui commence fin novembre 2019 n’a donc rien de surprenant. Elle se traduit par d’amples manifestations durement réprimées. L’expansion de la pandémie contraint à suspendre les revendications pendant quelques mois, mais fin avril 2021, elle donne lieu à une mobilisation sans précédent. Cette fois-ci, elle est directement provoquée par un projet de réforme fiscale destiné à pallier l’important déficit des finances publiques et, accessoirement, par un projet de réforme du système de santé : l’un comme l’autre affectent les classes moyennes déjà fragiles. La durée des protestations qui vont suivre, le nombre et la diversité des manifestants, la multiplicité des villes et parfois des zones rurales impliquées, la suspension des activités économiques, le blocage du port de Buenaventura – principal port du pays –, la prolifération des barrages sur de nombreux axes routiers, les difficultés d’approvisionnement, tout cela ne s’était jamais vu. Le pays est en grande partie paralysé. Mais c’est la brutalité de la répression policière qui indigne le plus l’opinion tant nationale qu’internationale. Les morts, les disparus, les blessés graves, les victimes de violences sexuelles se comptent alors par dizaines. L’armée intervient à Cali et dans d’autres centres urbains. Le gouvernement semble complètement désorienté : incapable d’instaurer un dialogue avec les manifestants, il se refuse à prendre ses distances avec les excès policiers. La mobilisation est, quant à elle, dépourvue d’une véritable coordination. Il s’est constitué un comité central de « grève » composé de syndicalistes et de politiciens chevronnés, mais qui n’a pas la moindre prise sur les manifestants.
Ce qui ressort de cette mobilisation sociale, c’est aussi l’importance de la « jeunesse ». Le terme est évidemment très vague. Est-il besoin de dire que cette jeunesse est très hétéroclite ? Le plus spectaculaire est la succession de grandes marches étudiantes au commencement de la mobilisation. Mais la composition des étudiants est elle-même très diverse. Les manifestants se recrutent en fait souvent parmi les plus défavorisés, fréquemment des enfants ou des adolescents habitant les quartiers périphériques abandonnés à eux-mêmes. L’illustration paroxystique de la colère est fournie par Cali et ses environs. La région a servi de refuge à de nombreux Afro-Colombiens en provenance de Buenaventura et de la côte du Pacifique. La pandémie y a eu des effets dévastateurs, avec 30 % de la population tombée dans la misère totale. Les affrontements ont été marqués par une rare violence, avec une police ouvrant le feu à de nombreuses reprises, secondée par l’armée, des groupes paramilitaires et des narcotrafiquants. Les élites locales ont été d’autant plus apeurées que des organisations indiennes des zones voisines sont parfois venues à la rescousse de révoltés. De leur côté, ceux-ci ont mis sur pied des modalités d’autodéfense locale qui ont dessiné autant de micro-frontières mouvantes.
L’unité de la mobilisation d’avril 2021 est née d’une rage commune liée à une forte incertitude à l’égard de l’avenir. Elle a pu se traduire par des violences et des déprédations, ce à quoi le gouvernement n’a pas tardé à réagir, en les imputant à des guérilleros ou à des milices de gauche, tout en n’apportant que de rares preuves. On peut surtout parler pour cette mobilisation d’un effet de « multitude » au sens que les politologues Negri et Hardt donnent à ce terme, c’est-à-dire une conjonction d’individus désaffiliés sans objectifs politiques clairement définis1. Si l’explosion sociale s’est produite presque au même moment dans d’autres pays d’Amérique latine, la traduction en termes politiques de celle qui est survenue en Colombie est plus difficile. À la différence du Chili, la Colombie ne possède pas une longue tradition de classe moyenne et les traces du régime de dictature militaire y sont encore sensibles. Il n’y a pas, comme au Pérou et en Équateur, une importante population indienne qui porterait des revendications identitaires. Contrairement à l’Argentine, les syndicats colombiens ne se réclament pas d’un héritage populiste. La Colombie est plutôt accoutumée à une combinaison de négociations entre élites et de violences. Nul n’envisage d’ailleurs de modifier la Constitution de 1991 : elle contient toutes les dispositions d’un État de droit propice à la justice sociale. Tout au plus peut-on déplorer qu’elles n’aient pas toutes été mises en œuvre.
Au bout de deux mois et demi, le mouvement n’a pas tardé à s’essouffler. Si son surgissement a été spectaculaire, son délitement est passé quasiment inaperçu. Le gouvernement a maintenu son refus de dialogue, et le bilan demeure mitigé : la mobilisation a certes permis la démission du ministre des Finances et celle de quelques dirigeants de second rang ; pour le reste, il a fallu se contenter d’une promesse d’augmentation du nombre de bourses pour les plus démunis. Bien que les formations politiques de gauche aient encouragé la mobilisation, elles n’ont pas osé trop s’engager de peur d’être considérées comme subversives. Tout au plus les manifestants peuvent-ils aujourd’hui se féliciter du discrédit du gouvernement : le président Duque atteint des records d’impopularité et Uribe voit son autorité singulièrement affaiblie. Il fait d’ailleurs l’objet de diverses mises en cause judiciaires : la Cour suprême de justice, une des rares institutions à s’extraire de la polarisation politique, a engagé des poursuites contre lui pour son soutien aux groupes paramilitaires dans les années 1980 et l’achat de faux témoins. Condamné à une peine de résidence surveillée, Uribe s’en tire pourtant en obtenant que son cas soit soumis à une justice ordinaire, qu’il tient à sa botte.
Justice transitionnelle et nation fragmentée
Retardée dans sa mise en marche à cause de l’obstination du gouvernement à vouloir s’en débarrasser, la JEP a pu prendre, au cours de l’année 2021, des décisions qui transforment les lectures du conflit prévalant jusque-là dans les deux camps. La première en date vise les crimes commis par les FARC. La JEP en fournit un inventaire détaillé avec, entre autres, plus de vingt mille enlèvements accompagnés de traitements inhumains, les attaques contre des villages, les mines antipersonnel, le recrutement forcé d’enfants, les déplacements forcés d’habitants, les assassinats ciblés. Surtout, la JEP nomme les responsables, à commencer par les principaux commandants, parmi lesquels on retrouve bon nombre de ceux qui ont négocié l’accord de La Havane et ceux auxquels a été octroyé d’office un siège au Congrès. Alors que de nombreux secteurs « de gauche » n’avaient jamais osé dénoncer ces atrocités, les voilà soudain obligés de les reconnaître.
Puis vient le tour des militaires. Non seulement leur collusion avec les groupes paramilitaires est révélée, mais encore la terreur qu’ils ont ensemble fait régner sur la population, et les enlèvements et exécutions de civils présentés comme des guérilleros – pour lesquels ils recevaient des primes. On dénombre pas moins de quatre mille deux cents meurtres, qualifiés de « faux positifs ». Les groupes paramilitaires ont, quant à eux, bénéficié dès 2006 de mesures de quasi-amnistie prises par Uribe. Mais beaucoup ont poursuivi leurs actions et sont donc aujourd’hui inquiétés. La JEP enquête également sur les civils qui ont collaboré avec eux : politiciens locaux et parfois nationaux, propriétaires fonciers, entrepreneurs, soutenus et financés par de nombreux narcotrafiquants. La JEP réussit ainsi à lever le voile sur le conflit, en révélant des exactions que la Commission de vérité ne peut que prendre en compte. L’inquiétude des partisans d’Uribe est évidente. S’il en fallait une preuve, Uribe la donne en septembre 2021 : lui qui soupçonnait l’accord de La Havane d’octroyer l’impunité aux ex-FARC se prononce soudain pour une « amnistie générale ».
Ce qui se passe dans les zones urbaines ne peut être isolé de la situation dans l’ensemble du pays et notamment dans les régions périphériques. Après s’être atténuée quelque temps, la violence armée reprend sous de nouveaux avatars. Elle est essentiellement liée à la montée en flèche depuis 2012 de l’économie de la drogue et, plus superficiellement, des exploitations minières illégales. Les groupes armés les plus divers, souvent les plus opposés, se disputent les ressources produites par le narcotrafic : ex-FARC ayant refusé la démobilisation et nouveaux adeptes attirés par l’argent, membres de l’ELN (Armée de libération nationale), organisations paramilitaires et, bien sûr, organisations de narcotrafiquants parmi lesquelles figurent des associés des cartels mexicains. Les affrontements sont d’autant plus fréquents que ces groupes cherchent à s’assurer le contrôle territorial des zones de culture et de trafic de la coca. Des régions entières échappent aux autorités. Aux régions côtières qui bordent le Pacifique s’ajoutent les régions à la frontière du Venezuela – frontière extrêmement poreuse. Du reste, plusieurs dirigeants de l’ELN et les dissidents FARC vivent dans le pays voisin sans que l’on sache très bien si c’est avec l’assentiment du président Maduro. Une situation propice à une dangereuse escalade en raison des fortes tensions de chaque côté de la frontière. La tension se manifeste aussi par la multiplication des assassinats ciblés contre les responsables locaux, défenseurs de la nature, militants des droits de l’homme, ou guérilleros démobilisés : un chiffre annuel qui atteindrait le millier, dont les auteurs se recruteraient parmi tous les groupes, y compris militaires. Même si les phénomènes urbains et les phénomènes ruraux s’inscrivent dans des logiques différentes, ils ne manquent pas d’influer les uns sur les autres. Les brutalités policières qui ont accompagné la mobilisation d’avril 2021 ne peuvent s’appréhender sans une connaissance du contexte de violence qui continue à sévir dans les territoires colombiens.
L’utopie d’un avenir partagé
Deux facteurs contribuent cependant à dissiper la possibilité d’une nouvelle confrontation globale. L’influence internationale d’abord, celle de diverses institutions (ONG, Église, Union européenne) mais aussi celle du président Biden. La Colombie s’est toujours singularisée en Amérique latine par son alignement sur les États-Unis. Le pire a été envisagé pendant les années Trump. En effet, sous l’impulsion d’Uribe, la Colombie s’est alignée sur lui : non contente de souscrire au renforcement du boycott contre Cuba, elle a semblé se mettre à son service contre le Venezuela. L’administration de Biden pousse aujourd’hui à mettre de nouveau l’accent sur la mise en œuvre de l’accord de La Havane en alertant contre les risques de la polarisation politique ; elle condamne par ailleurs les violences policières qui ont eu lieu durant les manifestations.
Le second facteur est l’approche des élections parlementaires et présidentielle de 2022, marquées par l’incertitude. Le fait que bon nombre de candidats refusent de se réclamer d’un parti confirme la crise du système politique colombien. À droite, Uribe a perdu de son prestige et son parti, le Centre démocratique, est divisé au point de n’avoir pas encore choisi de candidat le représentant pour la présidentielle. Au centre, plusieurs formations se disputent un même électorat au risque de courir à l’échec. À gauche, le candidat Gustavo Petro concentre les faveurs dans les sondages, en promettant des changements sociaux et politiques importants. Mais son passage par la mairie de Bogotá a fait l’objet de fortes critiques et son adhésion passée au mouvement de guérilla M19, l’admiration qu’il a éprouvée pour Chávez, ses tendances au populisme et le flou des réformes qu’il promet provoquent l’inquiétude de beaucoup d’électeurs. Rien n’assure que des changements substantiels pourraient aisément se réaliser dans une société où la polarisation peut à tout moment ressurgir sous des formes encore plus aiguës.
Bien qu’une importante reprise économique ait été annoncée dans le pays, le creusement des inégalités économiques, l’intensité des problèmes urbains et ruraux, les frustrations engendrées par l’absence de résultats de la mobilisation sociale récente suscitent un profond pessimisme. Rares sont ceux qui envisagent de revenir à la lutte armée révolutionnaire ; même au plus fort de la mobilisation, il n’en a pas été question. Mais le défi reste de faire face à la multiplication des foyers de violence. Si, dans la majorité des cas, ils ne relèvent plus de desseins politiques mais de calculs crapuleux, leur expansion spatiale menace l’ensemble des institutions, ne serait-ce que par le biais de la corruption. Les Colombiens continuent à être le plus souvent convaincus que leur pays est condamné à l’immobilisme et à rejouer les déchirements internes. En ce sens, ils ne déchiffrent pas leur histoire en termes d’innovations mais en termes de répétitions. La promesse de La Havane était que la paix pouvait devenir un horizon commun : le moins que l’on puisse dire est qu’elle n’a pas été tenue, loin de là. Non seulement la paix n’est que partiellement au rendez-vous, mais l’idée d’un avenir partagé demeure utopique. La polarisation politique et la fragmentation de la société colombienne font qu’une symbolique nationale continue à relever de l’impossible.
- 1. Voir Michael Hardt et Antonio Negri, Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire, trad. par Nicolas Guilhot, Paris, La Découverte, 2004.