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Gustavo Petro, le 7 août 2022. USAID U.S. via Flickr
Gustavo Petro, le 7 août 2022. USAID U.S. via Flickr
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En Colombie, une révolution institutionnelle ?

La victoire du Pacto historico de Gustavo Petro aux élections présidentielles colombiennes de juin 2022 suscite autant d’espoirs qu’elle soulève d’incertitudes. Fruit d’une insatisfaction croissante vis à vis du pouvoir, elle est fragilisée par une majorité toute relative aux élections législatives et un électorat ancré parmi les plus pauvres.

Les cris de joie des étudiants à Bogotá ou à Cali au soir du second tour de l’élection présidentielle colombienne, le 19 juin dernier, sonnaient autant la victoire qu’ils marquaient un soulagement. Avec 50, 47 % des voix, Gustavo Petro devient le premier président de gauche de l’histoire du pays. Personne ne s’attendait à le voir affronter au second tour Rodolfo Hernández (47, 27 %, les bulletins blancs étant comptabilisés), un riche entrepreneur sans parti, sans équipe et sans programme, dont les sorties aléatoires le rapprochaient d’un Donald Trump. Il avait réussi à dépasser les candidats du parti libéral et du parti conservateur au pouvoir sur un simple slogan anticorruption. Le Pacto historico de Petro, qui réunissait plusieurs partis et mouvements sociaux, est une traduction politique inédite de la contestation sociale dans le pays, marqué par des inégalités encore accrues depuis la Covid. L’administration Duque a su se faire haïr par une partie de la population en proposant une hausse de la TVA, puis en réprimant violemment les soulèvements immenses de 2020 et 2021, et en montrant toute la mauvaise volonté possible aussi bien dans les négociations sociales que dans la mise en œuvre des accords de paix formés avec les FARC, à la surprise générale, lors de la présidence Santos en 2016.

Une ambition constitutionnelle déçue

L’espoir d’une partie de la population, comme les peurs d’une autre, se comprennent à la lumière des paradoxes anciens de la société colombienne. La stabilité historique exceptionnelle du pays est en partie formelle, nuancée par la violence qui a eu lieu en marge des institutions de la Constitution de 1886, avec une guerre civile dans les années 1950 et le conflit armé qui dure depuis les années 1960 entre l’État, épaulé par les groupes paramilitaires aux exactions nombreuses, et des guérilleros non moins violents. À partir des années 1980, le narcotrafic a nourri la corruption autant qu’il a maintenu les zones rurales du Sud et de l’Est dans les mirages d’une économie lucrative, sans autre réelle alternative. Pendant près de cinquante ans après la guerre civile, le parti libéral et le parti conservateur qui détenaient le pouvoir depuis le xixe siècle, comme ailleurs dans la région, autour du mantra « ordre et progrès » (économique), ont réglé leur alternance au pouvoir. Un accord de gouvernement distribuait les postes à l’avance, formant une administration aussi solide qu’endogame, si ce n’est corrompue, pendant que les inégalités persistaient et que l’indifférence envers la vie politique grandissait.

L’assassinat de trois candidats avant la présidentielle de 1990, dont le jeune social-démocrate Luis Carlos Galán, a mené à un mouvement étudiant massif et provoqué la révolution constitutionnelle envisagée depuis les années 1980 pour lever les blocages du régime. L’Assemblée constituante, qui a vu les partis libéral et conservateur mis en minorité par des mouvements religieux et autochtones et, surtout, la guérilla du M-19 démobilisée, a rédigé une des constitutions les plus progressistes du monde, similaire en cela à d’autres textes adoptés dans les années 1990 et 2000 en Amérique latine. Que ses dispositions sur la diversité culturelle et ethnique, l’égalité substantielle et les droits sociaux soient largement restées au stade de l’idéal n’est pas qu’une question d’effectivité juridique. La révolution constitutionnelle de 1991 n’a pas atteint son objectif premier qui était la fin du conflit armé, alors ravivé par l’essor du narcotrafic. En outre, le retour des libéraux et des conservateurs au pouvoir, en soi décevant, n’a tenu qu’un temps avant la lente désintégration du paysage politique du pays. L’uribisme – du nom du président Álvaro Uribe – a enfermé le pouvoir dans une dialectique de l’ennemi, où la sécurité prévaut sur la paix. Ce dépassement populiste des affiliations partisanes n’a fait que renforcer la défiance envers la classe politique, en mêlant des conservateurs, des libéraux et même des anciens du M-19 dans des organisations souvent éphémères et purement électorales. En juin dernier, la droite colombienne au pouvoir est arrivée en quatrième position après le maire de Cali, le libéral Fajardo, qui avait le soutien des milieux progressistes sceptiques à l’égard des discours populistes.

La victoire de Gustavo Petro ramène peut-être le jeu politique à un bipartisme.

Renouveler la confiance dans l’État

En ce sens, la victoire de Gustavo Petro ramène peut-être le jeu politique à un bipartisme, fût-il déplacé vers une gauche jusque-là perçue et volontiers rejetée en dehors de l’État et des insti tutions. Le spectre d’un guérillero en armes, voire d’une révolution à la cubaine, a joué le rôle d’un épouvantail pour la droite et le centre mais aussi dans les regards européens. Si Petro a effectivement fait partie du M-19, beaucoup de Colombiens semblent avoir oublié que le mouvement a participé à rédiger la Constitution. Fidèle à l’esprit de 1991, Gustavo Petro, qui fut député, sénateur et maire de Bogotá – où il n’a pas particulièrement brillé –, a promis une révolution en jouant le jeu des institutions au moment précis où le conflit armé commençait à se résorber. Sa gauche s’est également enrichie des luttes plus actuelles qu’incarne sa colistière et désormais vice-présidente Francia Márquez, noire et d’origine pauvre, idole antiraciste et féministe, compensant les traits populistes d’un Petro plus conservateur, par exemple, sur la question de l’avortement ou d’un rapprochement avec le Venezuela dont il ne conteste pas l’autoritarisme. Si Petro s’est détaché de Nicolás Maduro à partir de 2018, ce fut pour rejeter le modèle extractiviste reposant essentiellement sur la rente pétrolière plutôt que la redistribution. Mais le fantôme d’un dictateur Petro semble peu probable dans un pays où les institutions centrales sont anciennes, à commencer par le trio formé par la Cour constitutionnelle, la Cour suprême et le Conseil d’État, ou encore le puissant appareil sécuritaire peu soluble dans un projet révolutionnaire. Les angoisses d’une rupture violente se sont dégonflées lorsque moins d’une heure après l’annonce des résultats, le candidat Hernández et le président Duque admettaient la victoire de la gauche. Sans doute l’échec de l’entre preneur tient à ce qu’il suscitait des craintes plus élevées encore pour les institutions ; son refus de tenir un débat entre les deux tours, malgré l’injonction d’un juge, a probablement mis fin aux espoirs d’une alternative rassurante à Petro.

Les milieux aisés craignent surtout d’un président à la vénézuélienne qu’il ne mène à la chute du peso (déjà bien amorcée depuis 2008 puis 2020), à l’endettement massif (déjà légué par Duque) et à l’isolement du pays, alors que des institutions étatiques réduites mais stables ont toujours permis à une partie de la population de vivre de la mondialisation dans l’aisance1. La redistribution promise menace les succès du capitalisme, mais aussi les intérêts des influents propriétaires fonciers du pays, l’une des raisons pour lesquelles les accords de paix ont été mis en œuvre à reculons. La possession des terres est l’enjeu principal de la guérilla depuis les années 1960, partie d’une révolte agraire autant que du respect des droits des peuples autochtones. Face à ces structures sociales anciennes, la révolution promise semble davantage menacée par d’autres dangers : un alignement pragmatique du président Petro, qui n’a obtenu qu’une majorité relative aux législatives de mars, ou l’inertie d’un État limité, dont l’extension empiéterait sur une sphère privée hostile. À l’ère néolibérale, le conflit armé a renforcé une privatisation oligarchique au lieu de solidifier un État fort, comme l’ont fait les guerres européennes. Les premières semaines du gouvernement Petro, avec les nominations au cabinet d’universitaires dont l’expertise est reconnue, ont montré la volonté du nouveau président de trouver des compromis et de former des coalitions au Parlement, loin des discours démagogiques de la campagne. Mais le risque demeure que, face aux blocages, l’administration ait recours aux états d’urgence économiques et sociaux et entre en conflit avec la Cour constitutionnelle.

L’espoir suscité en 2022 par le pouvoir politique pour la seconde fois après 1991 peut se révéler à double tranchant, en suscitant une méfiance d’autant plus accrue. L’élection de Gustavo Petro correspond néanmoins à l’ouverture que connaît le pays depuis quelques années, ne serait-ce qu’à l’étranger où il brille grâce à sa diversité culturelle et naturelle ou la vie trépidante de ses grandes villes, désormais moins dangereuses. Mais les fruits de ce succès vont à une partie seulement de la population, et celle de la région andine centrale a d’ailleurs voté principalement pour Rodolfo, parce qu’il promettait un changement de façade sans menacer la répartition des richesses, tandis que Petro a été porté au pouvoir par les zones les plus pauvres et éloignées des centres sociopolitiques du pays, dans les régions pacifiques et caribéennes et les périphéries de Bogotá ou de Cali. Cette société, qui a su bâtir une stabilité rare au prix du repli des élites sociopolitiques sur elles-mêmes et d’un éloignement des institutions de la vie de beaucoup de Colombiens, se trouve à un moment de vérité. La question reste posée de savoir si la gauche colombienne, comme celle arrivée au pouvoir au Chili, au Pérou ou en Argentine, pourra renouveler la confiance en l’État tout en lui donnant les moyens de défaire les politiques néolibérales contemporaines, sans verser dans un populisme vain et illusoire.

  • 1. Daniel Pécaut, « La Colombie, une nation fragmentée », Esprit, no 480, décembre 2021.

Matthieu Febvre-Issaly

Doctorant en droit public à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Matthieu Febvre-Issaly est spécialisé en droit constitutionnel comparé et en théorie du droit.

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Médias hybrides

Le terme de « médias » est devenu un vortex qui unifie des réalités hétérogènes. Entre les médias traditionnels d’information et les plateformes socio-numériques qui se présentent comme de nouvelles salles de rédaction en libre accès, des phénomènes d’hybridation sont à l’œuvre : sur un même fil d’actualité se côtoient des discours jusqu’ici distincts, qui diluent les anciennes divisions entre information et divertissement, actualité et connaissance, dans la catégorie nouvelle de « contenus ». Émergent également, aux côtés des journalistes, de nouvelles figures médiatrices (Youtubers, streamers, etc.). L’ambition de ce dossier, coordonné par Jean-Maxence Granier et Éric Bertin, est d’interroger le médiatique contemporain et de le « déplier », non pour regretter un âge d’or supposé mais pour penser les nouveaux contours de l’espace public du débat, indispensable à la délibération démocratique. À lire aussi dans ce numéro : Pourquoi nous n’avons jamais été européens, Les raisons de lutter, Annie Ernaux et le dernier passeur et la dernière apparition de Phèdre.