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Photo : Grant Whitty via Unsplash
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Obsession de la pureté et infériorité des femmes

L’obsession de l’Église catholique pour la pureté articule la sacralité du clerc et le contrôle de la sexualité. Associée à la permanence du patriarcat, elle explique le blocage de l’institution sur l’ordination des prêtres mariés et des femmes.

Jean-Louis Schlegel – Vous avez parlé de l’« obsession ancestrale et patriarcale de la pureté des femmes1 ». Mais, en un autre sens, la pureté a aussi beaucoup préoccupé l’Église. Beaucoup de ceux qui y ont été socialisés ont gardé de mauvais souvenirs du catéchisme de la « pureté ». Dans les années 1950 encore, quand on apprenait ou se préparait à se confesser, il y avait un seul péché vraiment important : l’impureté, pour laquelle s’effaçait la distinction entre péchés véniels et péchés mortels. Tout était grave, et le coupable « en pensées, en paroles et en actes » devait vivre sous la menace de finir dans l’enfer éternel. Bien entendu, tout cela était plus d’une fois aggravé par le cadre familial, où ce catholicisme puritain était intériorisé. Cela explique en partie la violence de la génération conciliaire contre ce passé antérieur au concile : elle avait l’impression d’avoir été trompée, « menée en bateau » et qu’on lui avait raconté des sornettes en jouant sur sa peur durant l’enfance. Accessoirement, le rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase) a confirmé, à partir de l’écoute des victimes, ce constat d’un discours absurde sur la sexualité, où tous les « écarts » par rapport au sixième commandement (l’interdiction de l’adultère, qui a fini par englober tous les péchés sexuels) étaient également graves. Tous les actes sexuels étaient mis sur le même plan, de l’onanisme au viol : tous des « péchés mortels », menant à la damnation.

Danièle Hervieu-Léger – Bien que nous soyons, à peu de chose près, de la même génération, je n’ai rien connu, à titre personnel, de cette socialisation catholique préconciliaire. J’ai vécu dans un milieu chrétien laïc qui en était déjà sorti par anticipation. Mais des amis et des collègues m’ont raconté des choses similaires à ce que vous évoquez. En vous entendant, j’ai l’impression d’avoir vécu dans un autre monde, où personne ne m’a jamais parlé du Jugement dernier…

Ce dont vous témoignez permet toutefois de comprendre la cohérence de cette fixation sur la « pureté » : elle établit le lien entre, d’un côté, la mise au pinacle du clerc, que son célibat autant que son ordination installent dans un état « sacré », supérieur et séparé, et, de l’autre côté, l’obsession catholique du contrôle des corps, que la sexualité – en dehors du seul cadre conjugal ordonné à la procréation – menace en permanence d’enfoncer dans la déchéance. Les femmes, dans cette logique, sont doublement en ligne de mire, à la fois comme créatures « faibles », car plus proches de la « nature », et comme tentatrices et fauteuses de chute. Quoi qu’il en soit des aménagements apportés, avec le temps et l’évolution du monde, dans la manière d’aborder ce thème de la « pureté » (et cette vision de la féminité !), cette cohérence reste parfaitement visible dans le blocage de l’Église concernant l’ordination des hommes mariés et des femmes. Et l’on voit bien pourquoi les deux questions sont, quoi qu’on en dise, inséparables : elles engagent l’une et l’autre la définition de la « sacralité » de l’état clérical. Disons les choses clairement : si le prêtre n’est plus célibataire, s’il vit et couche avec une femme, peut-il vraiment participer au « sacré » ? Et comment peut-on imaginer qu’une femme le soit, dès lors qu’elle a ses règles tous les mois et qu’elle peut être enceinte ? La notion de sacré – et donc la définition « sacrale » du sacerdoce – est chevillée, de part en part, à la séparation du pur et de l’impur.

De fait, on m’a parlé récemment d’un jeune prêtre qui a refusé de serrer la main d’une femme : était-ce pour la raison du Lévitique, parce qu’elle pouvait avoir ses règles ? Ou pour se préserver de toute « tentation de la chair » ? C’est pourtant l’un des points les plus vifs de la critique qu’opère l’Évangile par rapport à la société de son temps. On pourrait citer nombre de paroles et d’attitudes de Jésus qui vont dans le sens de la transgression du pur et de l’impur, et suscitent la colère de ses opposants juifs. C’est même, disons-le, l’une des raisons majeures de son conflit avec les représentants de la tendance pharisienne, cette fraction du judaïsme de son temps qui défend avec intransigeance l’observance stricte de la Loi.

Oui, la critique de la séparation du pur et de l’impur est très forte dans les Évangiles. Mais le christianisme s’est ancré, dès les premiers temps de son histoire, dans des sociétés où cette distinction avait cours, et elle s’est imposée à lui. Loïc de Kerimel montre bien, justement, que le christianisme a même repris et revalorisé des éléments d’une sacralité cultuelle que le judaïsme rabbinique avait abandonnés2. L’hellénisation, l’influence des cultes à mystères, le stoïcisme et toutes sortes d’échanges sociaux et culturels ont joué leur rôle pour faciliter l’emboîtement parfait du christianisme dans les représentations et les mœurs des sociétés patriarcales où il prenait pied. Cette intrication entre le christianisme et l’ordre patriarcal se prolonge tout au long de l’histoire chrétienne mais, aujourd’hui, cette adéquation est devenue cruciale, car le familialisme catholique semble associé définitivement au dispositif de la famille conjugale bourgeoise (« papa, maman et les enfants », sous la gouverne du père), qui s’est affirmé au xixe siècle.

Cette configuration familiale était peu courante dans les siècles précédents, où la cohabitation des générations, la recomposition des unions liée à la mortalité des femmes en couches et le placement des enfants étaient la règle. Elle est devenue tardivement la norme, en même temps qu’était magnifiée la famille de Nazareth (la « Sainte Famille ») qui lui donne son horizon religieux. Cela aurait pu être l’affaire d’une époque, mais l’Église aujourd’hui – par-delà les mutations immenses de la famille et de la condition des femmes, auxquelles toutes les sociétés (même non démocratiques) sont confrontées – n’a pas complètement liquidé cet héritage : elle continue à faire de la sphère familiale et domestique l’espace « naturel » des femmes, après les avoir privées d’expression dans l’espace public jusqu’à une date très récente.

Oui, il est étonnant qu’il ait fallu attendre 2021 – près de soixante ans après Vatican II – pour qu’un pape dise que les femmes ont le droit d’aller lire les textes de l’Écriture dans le chœur, que « lectrice et acolyte3 » sont des ministères possibles pour elles ! Pourtant, la première réaction des « cathos réformateurs » a été la déception : le pape n’encourageait-il pas quelque chose de bien limité, qui existait déjà ? Et tout de même, c’était peu de chose par rapport, par exemple, à l’autorisation d’ordonner des femmes diacres.

En entendant cette nouvelle, j’ai, comme beaucoup, trouvé cela dérisoire… En y regardant de près, on se rend pourtant compte que c’est un pas non négligeable, tant traîne toujours dans l’Église l’idée que le corps des femmes les rend inaptes aux choses du culte, jusqu’à les exclure physiquement de l’espace du chœur pour que leur corps (et son vêtement) n’y soit pas visible. Un cardinal a même trahi involontairement le souci clérical en affirmant (par un lapsus fatal disant l’inverse !) que « le tout, ce n’est pas d’avoir une jupe, c’est d’avoir quelque chose dans la tête4 » ! Il est tout de même stupéfiant, quand on y réfléchit, de constater que dans nombre de paroisses aujourd’hui, des filles « enfants de chœur » – qui avaient fini par trouver leur place – ont été remplacées par des « petites servantes d’assemblée », lesquelles peuvent jouer un rôle, mais de loin, dans la nef, pour de menus services auprès des fidèles5.

On se demande si ceux qui organisent cette répartition des fonctions ont conscience de la symbolique désastreuse que véhiculent ces pratiques et les mots employés pour les désigner ! Que le franchissement physique de la frontière du chœur par les femmes puisse poser question à des prêtres au xxie siècle en Europe est sidérant. Quand le pape François donne sans restriction aux femmes le droit d’entrer dans le chœur et de lire les textes devant l’assemblée, ce n’est donc pas une ouverture aussi mineure que cela, surtout si l’on se souvient du contexte actuel, où des instituts de formation de prêtres remettent à l’honneur le lien entre l’espace du sacré et le masculin6.

Pour les filles réduites au rôle de « servantes d’assemblée », un prêtre qui les refusait comme « servantes d’autel » m’a dit ouvertement qu’on leur épargnait de la sorte l’envie de devenir prêtre, et donc une grosse déception future, étant donné que cette charge est et restera inaccessible aux femmes. On a pourtant pu voir dans des liturgies présidées par François, à Saint-Pierre de Rome, des filles servantes d’autel ! L’exemple n’a pas suffi : il a fallu mettre les choses au point avec un motu proprio ad hoc en janvier 2021.

Désormais, le texte du pape sera opposable à ceux qui refusent la présence de petites filles dans le chœur, et ce n’est pas négligeable. On part de si loin que tous les pas comptent ! L’éditorial très tonique de Véronique Margron, « Espèce d’acolyte ! », était épatant sur ce point7. Il n’est pas certain, pourtant, que cette mesure du pape François suffira à contrer la tendance actuelle à accentuer l’exclusion des femmes de la liturgie, qui fait partie de la stratégie de revalorisation de la figure du prêtre engagée par des courants traditionalistes. Pour ces derniers, réaffirmer la sacralité du sacerdoce ordonné implique qu’il soit réservé aux seuls hommes. Mais par conséquent, la place des femmes devient aujourd’hui le verrou de toute réforme dans l’Église.

La place des femmes devient aujourd’hui le verrou de toute réforme dans l’Église.

Que faudrait-il, selon vous, pour faire sauter le verrou ?

Il faut bien se rendre compte qu’il n’y a pas de « réforme », c’est-à-dire de mesures pour améliorer les choses, possible dans ce registre. Ouvrir la cléricature aux femmes, c’est mettre en question la cléricature elle-même, ou son caractère sacré, ce qui revient exactement au même. L’exclusion des femmes est cruciale pour la construction de la sacralité. L’institution peut tenter – et encore ! – de gérer une ouverture du sacerdoce aux hommes mariés, que leur masculinité met à l’abri – jusqu’à un certain point – de l’« inaptitude sacrale » propre aux femmes. L’existence d’un clergé marié dans les Églises chrétiennes d’Orient peut être invoquée pour suggérer que la discipline de l’Église latine a un caractère lié, pour partie, aux circonstances, même si les traditionalistes ne s’y tromperont pas et hurleront à la destruction des fondements de la véritable Église. Mais comme le risque existe d’une disparition pure et simple du corps clérical, il pourrait conduire à explorer cette voie, qui aurait de bonnes chances d’ailleurs de créer, au moins dans un premier temps, un clergé à deux vitesses, avec des prêtres célibataires de première classe et des prêtres mariés de seconde classe.

En revanche, instaurer la pleine égalité des hommes et des femmes dans le sacerdoce vaudrait annonce de la fin de la structure cléricale elle-même, car se trouverait ainsi mis en question le ressort le plus crucial de la construction du prêtre en « homme du sacré » : le fait que son sexe le conforme « naturellement » au Christ lui-même quand il célèbre la messe. Ordonner les femmes, ce n’est pas seulement changer la discipline latine du sacerdoce : c’est effacer la logique de séparation qui définit le sacerdoce dans l’Église romaine. Si les femmes y ont accès, le sacerdoce cessera de « mettre à part » – une « mise à part » inscrite par le célibat dans le corps du prêtre et créant un « état » qui l’identifie au Christ. Il faut bien dire que, de ce point de vue, en proclamant la question ultimement et définitivement réglée, Jean-Paul II avait indiscutablement vu juste ! Toucher à la définition du sacerdoce, c’est interroger les fondements même de l’« ecclésialité » catholique ; c’est toucher, autrement dit, au lien entre le catholique et son Église, à ce qui le rend « d’Église ». Il fallait à tout prix écarter cette interrogation, jusqu’à fermer les yeux, on le sait, sur des dérèglements majeurs de l’exercice du pouvoir sacerdotal que la découverte des abus sexuels dans l’Église a révélés.

  • 1. Ces pages sont extraites de Danièle Hervieu-Léger et Jean-Louis Schlegel, Vers l’implosion ? Entretiens sur le présent et l’avenir du catholicisme, à paraître au Seuil, en mai 2022. Nous remercions les auteurs et l’éditeur de nous avoir autorisés à les publier ici [note de la rédaction].
  • 2. Loïc de Kerimel, En finir avec le cléricalisme, préface de J.-L. Schlegel, Paris, Seuil, 2020.
  • 3. Durant la messe, le lecteur ou, désormais, la lectrice est autorisée à venir dans le chœur pour lire les textes de l’Écriture prescrits pour chaque jour de l’année et lus avant l’Évangile (lequel est lu par le prêtre ou le diacre). De même, l’acolyte peut rendre divers services dans le chœur pendant les offices.
  • 4. Cette étonnante sortie de Mgr Vingt-Trois, archevêque de Paris, en 2008, en réponse à une question sur la possibilité pour les femmes de lire les textes de l’Écriture pendant la messe, a donné lieu à un tollé et suscité la création, par Anne Soupa et Christine Pedotti, du Comité de la jupe, association loi de 1901 qui milite pour la reconnaissance de l’égalité des femmes et des hommes dans l’Église.
  • 5. Voir Céline Béraud, « Genre, liturgie et contestation dans le catholicisme français », dans Anne Cova et Bruno Dumons (sous la dir. de), Femmes, genre et catholicisme. Nouvelles recherches, nouveaux objets (France, xixe-xxe siècles), Lyon, Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes, 2012, p. 105-118.
  • 6. Voir Josselin Tricou, Des soutanes et des hommes. Enquête sur la masculinité des prêtres catholiques, Paris, Presses universitaires de France, 2021.
  • 7. Sœur Véronique Margron, « Espèce d’acolyte ! » [en ligne], Radio chrétienne francophone (RCF), 24 janvier 2021.

Danièle Hervieu-Léger

Sociologue, directrice d’études de l’École des hautes études en sciences sociales, elle a notamment publié Le temps des moines (Presses universitaires de France, 2017).

Jean-Louis Schlegel

Philosophe, éditeur, sociologue des religions et traducteur, Jean-Louis Schlegel est particulièrement intéressé par les recompositions du religieux, et singulièrement de l'Eglise catholique, dans la société contemporaine. Cet intérêt concerne tous les niveaux d’intelligibilité : évolution des pratiques, de la culture, des institutions, des pouvoirs et des « puissances », du rôle et de la place du…

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