L'imaginaire du châtiment. À propos du Déménagement de Catherine Réchard
À propos du Déménagement1, de Catherine Réchard
Bruits de serrures et de clefs, portes qui claquent, éclats de voix, cris intermittents. Dès le début du film de Catherine Réchard le Déménagement, nous sommes plongés dans l’acoustique stridente d’une prison. Portés par ce kaléidoscope sonore, nous entrons dans l’intimité de la vie carcérale. Peu à peu, ce vacarme devient un lointain écho. En cellule, le climat est plus calme. Des détenus assis sur leurs lits regardent des photos d’un lieu de détention plus moderne, plus froid aussi. Au fil des images, on comprend ce que le film a d’inédit : un « déménagement » est imminent. Ces hommes s’apprêtent à changer de lieu de détention. Et l’administration pénitentiaire les y prépare. Les exposés des surveillants sur le nouveau site, les photos qui circulent doivent faciliter leur adaptation. On est par instant saisi par la montée d’une angoisse diffuse chez certains de ces hommes. Celui-ci parle du bref moment de liberté qu’il a connu. Cet autre du bruit assourdissant de la détention. Cet autre encore semble rêver sa vie à haute voix. Brusquement, un détenu donne un grand coup contre une porte. Il n’a pas pu avoir ses cigarettes faute d’avoir rempli correctement un imprimé. Le chef de détention explique qu’il fera un rapport. En attendant, l’homme aura un peu de tabac pour patienter. Voilà un moment, somme toute banal et non dénué d’humanité, de la vie pénitentiaire. Alors pourquoi l’administration pénitentiaire a-t-elle interdit la télédiffusion de ce documentaire ?
À visage découvert
Une première explication peut être avancée : les détenus parlent à visage découvert. Ce film, comme l’a dit la réalisatrice, est né d’une rencontre. La parole directe favorise, si ce n’est l’identification, du moins la compréhension des émotions de ces hommes. On ne voit plus leurs seules nuques ou le bout de leurs pieds. Ce sont des hommes sans nom mais non sans visage qui entrent en scène. Notre relation avec eux est directe. Le floutage aurait maintenu l’impression du « tout autre ». Parlant à visage découvert de leur place de détenu, ils sont des membres à part entière de la condition humaine. Le visage masqué de l’autre (qui, pour cela même, peut rester autre) aurait brisé le projet du film. Voilà ce qui peut apparaître inacceptable à ceux qui cherchent à catégoriser, à « profiler », à réduire la délinquance à un pur danger. L’anonymat perpétuerait cette altérité menaçante avec quoi le film voulait précisément rompre.
Bien que la réalisatrice ait obtenu en toute légalité leur consentement, l’administration s’y est opposée en invoquant « la sauvegarde de l’ordre public, la prévention des infractions, la protection des droits des victimes ou ceux des tiers ainsi [que] la réinsertion de la personne concernée » (art. 41 de la loi pénitentiaire de 2009). Mais en quoi l’ordre public, évoqué par ce texte, est-il menacé ? Aucune victime, aucun tiers ne se sont, à notre connaissance, manifestés. Si l’administration ne semble pas prendre au sérieux le consentement libre, pourquoi a-t-elle adopté des règles plutôt libérales ? À supposer qu’il y ait un risque réel d’entrave à leur réinsertion, celui-ci est pris librement par ces hommes. Cette manifestation de liberté leur appartient. Au nom de quoi la leur refuser ?
Leur parole ainsi rendue libre est-elle provocante au point de devoir être censurée ? L’interdiction de diffusion du film trouverait une seconde justification. Or, à les entendre, ces hommes ont été plutôt bien jugés. Aucun d’entre eux ne clame son « innocence ». Aucun n’est indigné, encore moins révolté par les conditions d’incarcération. À l’occasion de leur transfert d’une prison à l’autre, tous s’apprêtent à vivre plus ou moins bien un aménagement de leur peine. Celui-là est résolu à « faire » sa peine ici ou là. Cet autre ne s’y adapte guère et peste sans cesse contre les fouilles. Tous ces condamnés sont résignés à leur destin pénal. Bref, ils purgent une peine acceptée. Et le personnel pénitentiaire a une attitude bienveillante à leur égard en préparant un transfert qui le préoccupe tout autant.
Deux perceptions de la prison
La raison de la censure viendrait-elle alors du sujet même du film, les nouvelles prisons ? Il a paru peut-être inopportun, au moment où est annoncé un plan de création de 30 000 places nouvelles, de présenter un visage aussi humain de ces prisons modernes. Si tel est le cas, le contresens serait grave. C’est précisément parce que le seul point d’appui du film est la parole nue des détenus qu’il ne peut avoir de portée idéologique. Aucune parole prononcée n’est porteuse d’un « message » comme celle du Groupe information prison (Gip) créé par Michel Foucault dans les années 1970. On n’y trouve pas l’ombre d’une critique politique contre la sécurité forgée par la surveillance électronique, le contrôle biométrique et la densité carcérale.
Au contraire, leur parole est saisie au ras de leur vie quotidienne. Elle traduit chez ces hommes tantôt une angoisse diffuse, tantôt une adaptation plus ou moins résignée. Tout au long du film, le jugement de ces « usagers » est ambivalent. Ils déplorent le silence ouaté des nouvelles prisons au point de regretter le bruit incessant des anciennes. Ils reconnaissent le bienfait des douches en cellule ou le coin toilettes mais déplorent les grillages serrés qui ornent les barreaux. Ils apprécient les unités de vie familiale (Uvf) mais acceptent mal les fouilles dans le froid intervalle entre des bâtiments éloignés. Leur seule vue est désormais un cube de béton alors qu’avant ils apercevaient un bout de clocher, un passant, une voiture, bref une parcelle de vie libre. Placés dans une zone industrielle, loin de la ville vivante, ils ressentent durement leur exclusion du monde libre.
Tout le problème vient de ce que leur perception est à l’opposé de celle, supposée, des spectateurs du film. Celui-ci s’adresse à un large public, surtout à la télévision. Le scandale peut surgir de l’imaginaire du châtiment qu’il peut réveiller. Comment l’opinion comprendrait-elle les plateaux-repas, les douches, les machines à laver et la « télé écran plat » dans les cellules ? « Quoi, dirait-on, pour les délinquants, des salles de sport fastueuses, une vie de loisirs, alors que le travail reste facultatif ? Et pour nous, les gens honnêtes, pour les travailleurs, un logement précaire, les charges d’une famille, de maigres ressources pour vivre. Comment comprendre un tel luxe ? » La puanteur, les rats et les cafards expriment indubitablement la souillure qui s’attache au châtiment. Rien de tel dans les nouvelles prisons propres, rationnelles, hygiéniques. Aujourd’hui plus que jamais, dans notre imaginaire collectif, la prison devrait avant tout garder une part d’effroi mêlée de dégoût. Si la condition pénitentiaire était perçue comme plus douce, que deviendrait la fonction préventive de la peine ? Plus rien alors n’arrêterait le crime ? Aucun châtiment ne serait vraiment dissuasif. L’État serait désarmé. La déconnexion entre le crime et la peine ouvrirait une brèche. La peur reviendrait. Et la société, elle-même minée par la précarité et la pauvreté, se sentirait menacée de désagrégation face à la délinquance.
Le paradoxe pénitentiaire
Là est sans doute la raison profonde de l’interdiction qui frappe ce film. La prison doit se moderniser mais sans trop le montrer car elle risquerait de ne plus paraître assez dissuasive3. Son programme de construction est indissociable d’une gestion contrôlée de l’image. Des conditions de détention vétustes et humiliantes maintenaient visiblement le niveau de dissuasion nécessaire. Nos prisons modernes doivent à leur tour présenter une image suffisamment inconfortable de l’incarcération pour que la peine reste certaine, redoutée, bref utile. Tout se passe comme s’il était impossible de ne pas rompre avec une image dégradante de l’incarcération étroitement liée à une idéologie dissuasive. Briser ce lien, c’est réveiller la peur. L’image, dûment contrôlée, doit tendre le ressort de la dissuasion. Il faut éviter que l’on voie dans ce film le reflet d’un supplément inacceptable de confort. Ainsi, notre imaginaire carcéral ne souhaite ni réinsérer ni corriger. Il veut avant tout punir pour intimider. Ce film révèle en creux le sens que nous donnons, sans nous l’avouer, à la peine. Et c’est pour avoir brisé ce non-dit qu’il est censuré.
Seule sa diffusion accompagnée de débats chasserait ces craintes imaginaires. C’est la vertu d’un tel documentaire de balayer nos préjugés et de restituer la réalité. Loin de présenter une image de confort, les nouvelles prisons exhalent un climat de désolation. Il faut relire l’analyse du contrôleur général des lieux de privation de liberté qui dénonce dans son dernier rapport « l’industrialisation de la captivité » à l’œuvre dans les programmes actuels. Au-delà de 200 places, dit-il, l’incarcération perd toute dimension humaine. Avec les nouvelles prisons de plus de 700 places, implantées dans des zones industrielles, partiellement privatisées, le gain économique a pour contrepartie un profond malaise.
Un autre documentaire récent montre bien que les relations entre les détenus et les surveillants sont réduites au minimum et, pour cela même, très tendues4. Le travail pénitentiaire, aux salaires insultants, masque mal l’indigence de ces hommes effacés de la société. Détenus et personnel vivent dans un isolement plus grand. Suicide, dépression, troubles psychiques y mûrissent. Face à cela, surveillance électronique, paysages de béton, camisole chimique sont omniprésents. Comment mieux exprimer le manque de relation que les paquets de médicaments distribués quotidiennement aux détenus, comme on le voit dans le film ? En apparence sans doute, tout est propre, hygiénique et lisse ; mais, en profondeur, une coexistence impersonnelle et purement fonctionnelle est infligée aux détenus et au personnel. Telles sont les prisons françaises du xxie siècle plus concentrées et dissuasives, massives et ségrégatives, rouages d’une véritable industrie de la punition.
- 1.
Film interdit de diffusion par le ministère de la Justice au moment où j’écris ces lignes mais que j’ai pu voir lors d’une projection privée à l’Assemblée nationale.
- 2.
Auteur de la Justice dévoyée. Critique des utopies sécuritaires, Paris, Les Arènes, 2012.
- 3.
Sur ce même sujet, voir Bruno Vincent et Olivier Milhaud, « Prisons françaises : l’architecture prend le droit de vitesse », Esprit, février 2012.
- 4.
À l’ombre de la République, de Stéphane Mercurio (2012), documentaire sur le travail de l’équipe de Jean-Marie Delarue, contrôleur général des lieux de privation de liberté (Cglpl).