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 Paris, place de la République, 15 november 2015. Photo : Mstyslav Chernov (CC BY-SA 4.0)
Paris, place de la République, 15 november 2015. Photo : Mstyslav Chernov (CC BY-SA 4.0)
Dans le même numéro

Après les attentats, la saine colère des victimes

mars/avril 2016

La violence terroriste désarticule la symbolique de l’État pénal, où le corps politique transcende ceux des individus blessés. En déployant une réponse guerrière ou policière, l’État ne permet pas aux institutions de reconstruire l’ordre social subverti, ni de répondre à la demande de justice des victimes. Ces dernières cherchent « moins vengeance que récit » pour retrouver leur dignité.

Je suis née pour partager l’amour et non la haine.
Sophocle, Antigone

 

L’expression de « colère des victimes » prête à équivoque. On y voit souvent une soif de punir dont l’inspiration se trouve dans la vengeance. Son but est de répondre au mal subi par un mal infligé sans délai ni distance. Cette colère est décrite comme démesurée, interminable et illusoire. Tout se passe comme s’il fallait faire « payer » à tout prix l’offense en dédommagement du mal subi. Mais toute colère n’est pas aussi dévastatrice. Il en est de saines et légitimes. Elles réagissent au mépris et restaurent l’image de soi mise à l’épreuve par l’offense. S’y refuser, c’est perdre une chance de retrouver sa dignité. À la différence de la haine vengeresse, cette colère est positive, libère de l’affront, rétablit un équilibre rompu. Saine réaction à la violence injuste, elle égalise les pertes et dénoue l’offense1.

Si la colère des victimes peut être modérée, c’est qu’elle trouve une limite dans nos sociétés. Sa réaction s’adresse à un tiers qui devra régler les termes de la compensation. Désormais, la médiation étatique est le point de passage obligé de toute demande de justice. Ce monopole est le fruit d’une longue évolution où l’offensé s’en remet à l’État souverain du soin de juger et punir. À la place du tort fait à la victime s’impose l’infraction au sens d’une désobéissance aux règles. La peine (due à l’État) remplace la compensation. Elle ne répond plus à l’expérience de l’injustice mais à l’offense faite à la loi.

Les guerres du siècle dernier, en exaltant le rôle de l’État et de ses morts, creusent cet écart. Il en résulte une tension entre les victimes hyperboliques dont l’État a besoin pour célébrer ses faits d’armes et celles qui, dans la réalité, souffrent en silence et ravalent leur colère. La vague de terrorisme que nous avons connue en 2015 et la réaction immédiate qu’elle a provoquée concentrent ce paradoxe. Sa violence extrême résulte du sacrifice des djihadistes à la cause d’un islam radical. Face à elle, l’État répond sur le registre de la guerre, dispense des réparations et célèbre la mémoire des morts. Quelle place reste-t-il aux victimes singulières, dans un discours aussi englobant ? Derrière les hommages, les rescapés et les endeuillés veulent faire entendre leur voix. À New York, Madrid et Paris, ils cherchent un espace d’expression pour demander une vérité qui se dérobe, être reconnus, dire leurs maux.

L’État défié

Le monopole pénal de l’État naît du pacte par lequel les sujets déposent les armes et acceptent de confier au souverain le soin de les protéger. À partir de ce moment, un tiers se substitue aux plaignants dans les rôles d’accusateur et de juge. Un procureur poursuit les coupables au nom du souverain. La peine qui les sanctionne est prononcée par un juge. Cette équivalence pénale (entre la faute et le châtiment) rend pensables la violence et le moyen de la surmonter. Désormais, seul un pouvoir souverain peut y répondre car, à travers les victimes, c’est lui et lui seul qui est touché. Le corps politique transcende ceux des individus trop isolés pour se défendre ou des groupes trop concurrents pour être tolérés. Au siècle dernier, avec le débridement de la violence des États en guerre, la victime civile fusionne avec le culte des morts au combat. Loin de la fin glorieuse sur le champ de bataille, survient la généralisation des cultes funéraires. Les cercles de deuil se dilatent à l’échelle d’une société. Ce ne sont plus les vainqueurs que l’on acclame mais les deuils des disparus que l’on commémore. Ainsi naît, à l’échelle d’un territoire et d’une population, l’État pénal dont Michel Foucault a fait la généalogie2.

La violence terroriste désarticule cette construction étatique. Le propre des attentats suicides est qu’ils placent la mort volontaire dans la perspective d’un au-delà qui la sanctifie. Le djihadiste ne revendique aucune appartenance territoriale puisqu’il agit au nom d’une communauté imaginée (la umma). En se plaçant sur cette scène, il lance un défi à l’État et se dérobe à sa loi. Plus encore : il inverse les rapports du bourreau et de la victime. Dans son imaginaire guerrier, la seule victime glorieuse, le martyr, c’est lui. Sa seule référence est une légitimité divine. Il déjoue ainsi la dialectique de la faute et du châtiment qui organise sur terre notre réaction à la violence. Ce décentrement ne permet pas à l’État pénal de se déployer. Il se place sur le terrain d’une réponse exclusivement guerrière ou policière sans permettre aux institutions de reconstruire l’ordre social subverti. Souvent, les corps des terroristes ne sont pas rendus aux familles, comme s’ils demeuraient à jamais hors humanité3. Devant une violence aussi radicale, aucune équivalence pénale n’est pensable. Seule une guerre inexpiable est concevable. Aucune scène de jugement ne peut restaurer les places de bourreau et de victime.

La victime singulière

Si l’on se place du côté de l’État en guerre, la ferveur patriotique qui entoure les morts entraîne le refoulement de la douleur et de la perte. Depuis l’époque où Freud publia ses travaux sur la névrose traumatique, on voit monter un nouveau sentiment victimaire. Est-ce le contrecoup de cette exaltation patriotique ? Ou bien la réduction corrélative de la victime à un simple affect ? Peu à peu, la dimension du traumatisme passe au premier plan. Tout se passe comme si le rescapé faisait l’expérience d’une mort virtuelle dont son psychisme garde la marque indélébile. On assiste à ce réveil des morts dont parle Roland Dorgelès dans l’entre-deux-guerres : des familles finissent par contester l’autorité de l’État sur les morts et revendiquent des funérailles privées4. Geste d’insoumission qu’atteste cet « éveil d’Antigone ». Geste de défense aussi car les plaignants récusent toute intrusion dans leur espace privé. Geste qui fait office de pleine réparation. Les messagers bruyants de la victime célébrée ne réduisent plus au silence la voix de la victime singulière.

Son activité dérange les institutions d’autant qu’elle se présente souvent dans la confusion ou la colère. Si l’État manque à son devoir de protection, si une faille apparaît, cette colère éclate. Il faut, pour la canaliser, lui proposer un cadre pour agir. Un mécanisme comme la constitution de partie civile avec l’appui d’associations permet à la plainte d’être entendue et reconnue. La dette de justice dont les victimes furent privées redevient disponible. Ces nouvelles Antigone peuvent contester légalement la raison d’État. Dégagées de la pitié ou de l’indifférence qui les entoure, elles se réclament d’une supériorité morale et s’imposent dans l’espace public5.

La lutte contre le terrorisme remet en scène cette montée en puissance. À une époque où – dans les années 1990 – nous étions peu actifs face au terrorisme d’État, une association comme Sos Attentats pressait nos gouvernements de mettre fin à l’impunité. On se souvient de la colère de Françoise Rudetzki contre l’État libyen, soupçonné d’être auteur d’attentats terroristes impunis6. Il fallait, toutes affaires cessantes, en faire des crimes internationaux susceptibles d’être poursuivis malgré l’immunité des chefs d’État. À défaut d’obtenir satisfaction sur ce point, un véritable statut des victimes civiles de guerre a vu le jour : fonds d’indemnisation, statut de pupille de la nation pour les enfants endeuillés, plaques commémoratives7… L’enjeu de cette colère qui vient de l’expérience de l’injustice, c’est bien la justice.

Usages patriotiques de la victime

Aux États-Unis, une culture de guerre s’est imposée après les attentats du 11 Septembre. « Nous sommes passés de la peine à la colère et de la colère à la détermination », lance George Bush lors d’une cérémonie en l’honneur des pompiers de New York pour galvaniser les vertus guerrières de l’Amérique. La figure de la victime de guerre est construite pour les besoins de cette cause. Dans l’événement le plus filmé de l’histoire, l’attaque contre les Twin Towers, aucun corps ne sera visible. Ils seront présentés sur le site du Pentagone enveloppés dans des linceuls. Si nul n’a vu de cadavres au moment des attentats terroristes, notamment ceux des défenestrés, tous ont communié sur la scène de Ground Zero au cours de nombreuses marches et manifestations ponctuées par la lecture liturgique des noms des victimes. La mobilisation fonctionne sur deux registres complémentaires : union sacrée contre le mal et transformation de la victime en martyr. Ainsi désingularisée, celle-ci va d’autant mieux se fondre dans le creuset patriotique. Sur le tertre funéraire, la nation jure de remplir son devoir patriotique. En ce sens, le 11 Septembre fut construit comme l’événement fondateur de l’entrée d’un pays en guerre.

Lors de la guerre contre l’Afghanistan, l’héroïsation des combattants se nourrit de la dévotion aux « victimes méritantes », instrument principal de l’adhésion à la politique américaine. Telle fut la fonction de Jessica Lynch, soldate américaine blessée lors d’une embuscade pendant la guerre d’Irak : hospitalisée dans un hôpital irakien, elle aurait été torturée avant d’être libérée par un commando. C’est ainsi qu’elle devint à son corps défendant une icône de la croisade contre le terrorisme. Peu importe qu’elle ait été vraiment soignée à la suite d’un accident (et non d’un attentat), puis protégée par les médecins irakiens8. Ce qui compte est la légende de la jeune patriote, son innocence profanée, sa fonction de martyre du monde occidental. On retrouve la transaction émotionnelle qui est le ressort de l’idéologie victimaire : pour justifier le châtiment, il faut montrer les actes révoltants du crime. Et pour emporter l’adhésion du public, il faut en produire la preuve irréfutable. La victime (ou l’image qu’on en donne) est probante parce qu’innocente. Sa pureté traduit le souci d’assurer l’intégrité de l’armée américaine dont elle est le porte-drapeau. Dès lors que l’adversaire devient le bourreau de la victime, le combat devient inexpiable. La guerre avec son cortège d’images et de formules enferme celle-ci dans un statut d’icône dont elle aura du mal à se défaire.

La colère contre l’impunité

À l’inverse, la réaction aux attentats islamistes de Madrid en 2004 (dix explosions, cent quatre-vingt-onze morts) s’oriente vite vers la formation d’une communauté de deuil9. Partout dans le pays, huit millions d’Espagnols manifestent dans la rue le lendemain de l’attentat. Les corps sont visibles, mais sans aucune connotation belliciste. Au contraire, ces images montrées à la une des principaux journaux serviront à stimuler la dimension pacifiste de la réaction collective. L’effet de solidarité avec le gouvernement n’a pas joué car la parole politique était disqualifiée. Le choix du Premier ministre de l’époque, M. Aznar, d’imputer publiquement les attentats à l’Eta a précipité son échec aux élections qui se tenaient trois jours après. Le refus de la guerre – et du mensonge politique qui l’accompagne – a trouvé son canal d’expression dans l’exercice de la démocratie.

Dès lors, la victime singulière a eu d’emblée une place. Chaque victime a eu droit à son portrait nécrologique dans la presse nationale, ce qu’on retrouvera à Londres lors des attentats de 2005 et à Paris après le 13 novembre 2015. Cela explique la volonté de raconter des vies ordinaires sans passer par un cadre d’interprétation qui en fait « un acte de production de la nation » comme l’a suggéré Judith Butler au sujet de l’attitude américaine postérieure au 11 Septembre.

Par la suite, ce sont les associations de victimes, plus que les pouvoirs publics, qui entretiennent la flamme du souvenir. La perte de confiance de la parole publique a libéré une parole d’autant plus écoutée qu’aucun regret ne fut manifesté. Peut-être est-ce pour cela que certaines associations des victimes du terrorisme réclament toujours la vérité. Malgré le procès qui a permis la condamnation de dix-huit coauteurs (sept se sont suicidés), la thèse d’un instigateur impuni n’a pas désarmé.

On retrouve une colère semblable contre l’État tunisien accusé d’ignorer les questions des victimes après les attentats du musée du Bardo (18 mars 2015, vingt-quatre morts). Là encore, c’est contre l’impunité des complices et des instigateurs que la protestation se manifeste. Comme si, en l’absence d’auteurs tués au moment des faits, une « ardoise pivotante » faisait monter l’exaspération contre les autorités. Colère de vulnérabilité plus que de haine cependant. Elle vient de personnes blessées pour qui l’indifférence suscite une souffrance qui n’est plus dissimulée. Pour elles aussi, la colère est le moyen de se libérer du pouvoir du silence.

Mais c’est sans doute le combat ancien des Mères de la place de mai10 en Argentine qui est le plus puissant symbole d’une telle colère de vie. Colère mue par l’impossible deuil après une disparition, mais aussi par la crainte de voir les morts se lever et les juger. « Nous refusons les réparations économiques. Ceux qui touchent des indemnités se prostituent. Nous refusons les plaques et les monuments parce que cela revient à enterrer les morts. » Rarement le refus d’une alliance entre l’identité victimaire et la dépolitisation de la cause n’a été poussé aussi loin. Face à cette impossibilité d’exorciser le deuil du fait de la disparition, la seule réplique du régime militaire est de les traiter de « folles », faute d’y voir le reflet du caractère mortifère de sa raison d’État.

Un besoin de récit

De colère on n’en voit guère, du moins à première vue, chez les victimes des attentats terroristes que nous venons de connaître. Comment en serait-il autrement ? La particularité du terrorisme est qu’en effet, il réactive le réflexe d’union nationale. À l’inverse de l’Espagne, il n’y a pas eu chez nous d’opposition à la politique gouvernementale, ni de révolte contre la sauvagerie des agresseurs. Après les attentats de janvier 2015, c’est une indignation unanime et digne qui a dominé la grande manifestation du 11 janvier. Les attentats massifs et indiscriminés du 13 novembre ont été suivis de commémorations officielles (messe à Notre-Dame, trois jours de deuil national, remises de légions d’honneur) couronnées par un hommage à l’hôtel des Invalides (le 27 novembre). À ces cérémonies, peu d’objections sont apportées par les familles, sauf celles des journalistes de Charlie Hebdo qui ont refusé d’y participer au nom de leur antimilitarisme.

Comment imaginer au milieu des hommages solennels qu’une parole contestataire émerge ou qu’une colère puisse se manifester ? Certaines critiques commencent à s’exprimer tout en rencontrant un silence poli des autorités, comme s’il était inconvenant de rompre la ferveur unanime. La construction lourde de la victime de guerre peut difficilement figer une identité victimaire car elle n’a qu’un temps. Celui du trauma, au contraire, s’inscrit dans la durée et nécessite d’autres réponses.

Derrière tout cela subsiste une « souffrance qui crie moins vengeance que récit11 ». Mais lequel ? Par construction, le discours politique voit de loin les récits individuels que les victimes portent en elles. L’État qui sait punir ou indemniser ne sait pas répondre à une dette inconnue de ses codes. Son parcours va de l’infraction à la sanction et non de la victimisation à la réparation. Quand le mal est là, quand la victime crie sa souffrance, le doute n’est plus permis : ce n’est plus la seule loi qui est atteinte par le crime. Tout se passe comme si le corps social tout entier brisé cherchait les membres épars d’une pluralité humaine à reconstruire. Dans nos démocraties, où le lien social est moins tenu par la société elle-même, la solidarité se forme sur des émotions. Quand le corps politique ne parvient pas à incarner un bien commun, reste l’indignation devant le corps souffrant. La victime devient notre commune mesure. Chacun se sent dépositaire d’une nouvelle attente de récit.

Pour y répondre, il faut bâtir un chemin. Ce qui compte est de proposer une vérité narrative, celle qui répond à une série de questions : « Pourquoi moi ? Que s’est-il vraiment passé ? » Aucun communiqué de presse ou discours officiel ne peut répondre à cette attente. Ce sont plutôt des moments de vérité – ou plutôt assez de vérité pour construire une relation singulière aux faits – qui procurent un sens. C’est un geste fraternel ou un fragment de vérité, parfois infime, qui apaise l’attente de la victime et lui permet d’échapper à l’emprise d’une violence anonyme.

Une communauté d’appartenance

La particularité de crimes de masse comme ceux du Bataclan et des terrasses est de provoquer des cercles de victimisation. Un nouveau vocabulaire apparaît : autour des familles « endeuillées », on distingue les victimes « blessées », « impliquées » (présentes sur les lieux ou témoins) ou encore « impactées » (choc ressenti par les habitants du quartier, par exemple). Toutes n’ont pas le statut de victime de guerre. Vient alors l’attente d’un récit capable de répondre à la demande toujours singulière de ce qui est arrivé. On voit par exemple, dans les colonnes du journal Le Monde, naître le récit d’une « génération Bataclan » composée de jeunes adultes épris de liberté, de rock et d’un art de vivre parisien symbolisé par le livre d’Hemingway Paris est une fête. Ce type de récit transforme la barbarie sans visage qui frappe aveuglément. Il est une première réponse à l’absurdité du mal qu’il rend intelligible faute de pouvoir l’éradiquer.

L’association nommée « 13 novembre : fraternité et vérité » vise à réunir des personnes éparpillées depuis les faits. Son message est externe en s’adressant aux pouvoirs publics (savoir la vérité) et interne (lier plus étroitement ses membres). Avec d’autres démarches plus individuelles, un « comité d’enquête citoyenne » revendique une réponse à des questions : pourquoi aurait-on différé l’intervention du Gign, qui aurait pu être là bien plus tôt ? Nous cache-t-on une guerre des polices au détriment de notre sécurité ? Au lieu de multiplier les lois, pourquoi ne pas prévoir un dispositif opérationnel d’intervention rapide mobilisable 24 heures sur 24 en cas d’attentats12 ? S’il y a des enquêtes en cours, si des complices doivent être jugés, le procès viendra bien tard. Derrière les silences d’État, la colère gronde. Il lui faut un lieu où rassembler son énergie et déposer ses questions.

Une association comme Life for Paris veut fédérer une communauté d’appartenance autour d’une page Facebook (environ 500 membres) en réunissant toutes les victimes, quel que soit le type de dommage subi. Le but est de se retrouver, de partager des bouts de récits, de briser l’émiettement des parcours individuels. Voilà des vies qui se sont croisées sans se connaître pendant un moment festif et ont basculé dans le même choc traumatique. Comment comprendre ce qui est arrivé, imaginer ce qu’ont vécu leurs proches, sans le témoignage des autres ? Faute de faire comparaître les auteurs, une solidarité horizontale s’est instaurée. Elle permet de mettre en circulation les expériences, de briser la tentation de l’isolement et d’assimiler le choc. Une mère apprend que son fils est mort sans souffrir, une femme connaît l’homme qui l’a sauvée, un autre remercie celui qui lui a porté secours… La rencontre avec une vérité à haute intensité émotionnelle se produit. Paroles précieuses qui permettent de traverser le trou noir dans une vie.

Rescapés et endeuillés

Pour les rescapés (victimes « impliquées » ou « blessées »), l’écriture peut être un moyen de résister aux assauts de la mémoire. Il faut réparer la « fracture neurologique », celle de l’âme qui s’est brisée net comme un membre. La crainte d’avoir échappé d’une manière aléatoire à la mort domine (« Pourquoi eux ? Pourquoi pas moi ? Comment me donner des raisons de vivre quand eux sont morts ? »), ainsi que celle d’en être perpétuellement menacé. Comment sortir du massacre et du silence ? Aucun récit classique ne peut en rendre compte. Il se change en une suite de messages brefs et morcelés. Le journaliste Philippe Lançon, qui a survécu à l’attentat de Charlie Hebdo, écrit trois mois après les attentats : « 7 janvier, 7 avril, trois mois de vie suspendue comme un vieux pont de lianes rafistolées au-dessus d’un torrent » (tweet du 7 avril 2015). Il lui faut surmonter la fracture du temps rivé au moment traumatique. Tout en croyant avoir survécu à la place d’un autre, il y exprime la hantise d’une menace permanente. Ainsi, il peut se libérer d’une mort virtuelle dont il garde la trace ineffaçable.

Quant aux victimes endeuillées, la plaie que forment les absents ne se referme pas facilement. L’accès au corps de leurs proches devient une obsession. Il n’a pas été autorisé de leur présenter les corps dits « non visibles ». En outre, l’accès au dossier d’autopsie (inaccessible sauf aux parties civiles) est souvent demandé par les proches, signe d’un besoin de connaître la vérité13. Quête illusoire ? Apparemment seulement. Elle exprime, au fond, le besoin de ne plus être prisonnier de l’empreinte mortelle laissée par un bref moment dans une vie. La vision du corps et du visage du mort rend possible d’aborder le deuil. Ainsi, le mort est sauvé de l’anonymat d’un crime de masse et de la chute dans l’indifférencié. Preuve est faite que quelque chose de lui s’élabore et se vit chez ceux qui lui survivent.

« Vous n’aurez pas ma haine ! »

Reste que les questions pressantes sont pour le moment insolubles dès lors qu’elles sont adressées aux auteurs (« Pourquoi moi ? Qu’avez-vous fait réellement ? Que pensez-vous de votre acte ? »), ces ennemis qu’on dit vouloir « détruire » quand ils ne sont pas déjà morts. Il faudra bien pourtant percer cette oppression d’une violence sans auteurs afin de satisfaire les victimes, du moins celles qui ne se tairont pas. La rencontre avec les auteurs (ou leurs familles), dont tous ne sont pas des djihadistes mais des jeunes en rupture, permettrait de se représenter l’irreprésentable14. Tant il est vrai qu’en humanisant leurs agresseurs, les victimes s’humanisent elles-mêmes.

C’est le sens de la une de Charlie Hebdo, « Tout est pardonné », une semaine après les attentats. Singulier pardon. Ce n’est ni une absolution pour les crimes commis, ni un renoncement à résister. Ce n’est pas davantage une provocation dès lors qu’aucune légende n’indique que le personnage qui parle ainsi soit Mahomet. Ce dessin veut échapper à une logique de réciprocité. Il déjoue le piège de la contagion. Il tourne le dos à ceux qui se sont vantés d’avoir « vengé le prophète ». Il nous rend plus forts que celui qui nous a donné des motifs de le haïr. Il rejoint les mots prononcés au lendemain des attentats du 13 novembre : « Vous n’aurez pas ma haine15. » Tel une Antigone éternelle qui refuse la haine des ennemis, ce mot nous délivre des répétitions infernales et autorise de nouvelles promesses. Sa force est de dire qu’à la haine des bourreaux ne répondra pas la haine des victimes.

  • *.

    Magistrat, président de l’Association française pour l’histoire de la justice et directeur de la revue Les Cahiers de la justice, il a récemment publié un livre d’entretiens avec Frédéric Niel, le Courage de juger, Montrouge, Bayard, 2015.

  • 1.

    Voir Paul Ricœur, « Aristote : de la colère à la justice et à l’amitié politique », Esprit, novembre 2002.

  • 2.

    Michel Foucault, Théories et institutions pénales. Cours au Collège de France 1971-1972, Paris, Ehess/Gallimard/Seuil, 2015.

  • 3.

    Israël rend les corps des terroristes à leur famille à condition que l’enterrement ait lieu en pleine nuit et que les tombes n’indiquent pas le nom de la personne ensevelie. Aux États-Unis, la seule question qui se pose après les attentats du 11 Septembre est de séparer les cendres des auteurs et celles des victimes, le reste relève du secret d’État. Voir Riva Kastoryano, Que faire des corps des djihadistes ? Territoire et identité, Paris, Fayard, 2015.

  • 4.

    Roland Dorgelès, le Réveil des morts (1923) cité par Carine Trévisan, les Fables du deuil, Paris, Puf, 2001, p. 92.

  • 5.

    Voir Alain Blanc, « Quels pouvoirs ont les victimes ? », Projet, juin 2014.

  • 6.

    Sos Attentats, Terrorisme et victime, Paris, Calmann-Lévy, 2003.

  • 7.

    En particulier, le mémorial « Paroles portées » en hommage aux victimes de terrorisme, érigé en 1998 dans l’hôtel des Invalides.

  • 8.

    Le 24 avril 2007, devant le Congrès, Jessica Lynch dira avoir perdu connaissance au cours de l’accident de son véhicule et s’être réveillée plus tard dans un hôpital irakien, tout en dénonçant les mensonges des médias et de sa hiérarchie. Voir Bruno Cabanes et Jean-Marc Pitte, 11 Septembre. La Grande Guerre des Américains, Paris, Armand Colin, 2003, p. 112 et p. 150.

  • 9.

    Voir Gérôme Truc, Sidérations. Une sociologie des attentats, Paris, Puf, 2016.

  • 10.

    Association créée par des mères argentines dont les enfants avaient disparu pendant la dictature militaire (1976-1983). Voir Sandrine Lefranc et Lilian Mathieu (sous la dir. de), Mobilisations de victimes, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, p. 20.

  • 11.

    Paul Ricœur, Temps et récit III, Paris, Seuil, 1985, p. 342.

  • 12.

    Voir l’interview de l’avocat d’un parent d’une victime qui réclame une commission d’enquête sur les circonstances de l’attentat du Bataclan, dans Le Figaro du 17 janvier 2016.

  • 13.

    Comme me l’a confirmé, lors d’une réunion de travail, l’équipe des écoutants de l’Institut national d’aide aux victimes et de médiation (Inavem).

  • 14.

    C’est le sens de l’intervention des « repentis » dans les programmes de déradicalisation. Sur ces « rencontres restauratives », voir Lode Walgrave et Denis Salas, « Le terrorisme intérieur, un défi pour la justice restaurative », Les Cahiers de la justice, 2015/3.

  • 15.

    « Répondre à la haine par la colère, ce serait céder à la même ignorance qui a fait de vous ce que vous êtes » (Antoine Leiris, mari d’Hélène Muyal-Leiris, morte de 13 novembre 2015, message posté sur Facebook, le 16 novembre 2015).

Denis Salas

Magistrat et essayiste.

Dans le même numéro

Colères

Pour son numéro double de mars-avril, la revue consacre le dossier central à la question des colères. Coordonné par Michaël Fœssel, cet ensemble original de textes pose le diagnostic de sociétés irascibles, met les exaspérations à l’épreuve de l’écriture et se fait la chambre d’écho d’une passion pour la justice. Également au sommaire de ce numéro, un article de l’historienne Natalie Zemon Davis sur Michel de Certeau, qui reste pour le pape François « le plus grand théologien pour aujourd’hui », ainsi que nos rubriques « À plusieurs voix », « Cultures » et « Librairie ».