Sécurité et justice : y a-t-il un tournant politique ?
Il est difficile d’imaginer, sauf peut-être en 1981, un virage aussi net dans la politique judiciaire que celui qu’amorce la nouvelle garde des Sceaux, Christiane Taubira. Il y a encore quelques mois, au nom de la lutte contre la sécurité, il fallait durcir la justice des mineurs, dissuader les récidivistes par des peines automatiques, punir les malades mentaux criminels, fustiger des juges présumés laxistes, le tout dans un rythme législatif sans précédent (26 lois pénales depuis 2007 !). Le vent néolibéral qui soufflait sur l’État pénal semblait chasser toute préoccupation autre que le rendement dissuasif de la justice, réduite à une « chaîne pénale1 ».
Un changement radical
Depuis l’alternance de mai 2012, le discours politique a changé. François Hollande s’est d’abord engagé à rompre avec plusieurs réformes pénales emblématiques de la présidence de Nicolas Sarkozy (peines planchers, rétention de sûreté) et a promis une loi constitutionnelle pour renforcer l’autonomie du parquet malmenée pendant cinq ans. Mais Christiane Taubira va plus loin. Outre qu’elle porte des dossiers majeurs du changement annoncé (loi sur le harcèlement sexuel, future loi sur le mariage pour tous), elle veut reconstruire les relations entre justice et politique, refonder le sens de la peine par une méthode inédite, redessiner les missions du juge.
Le point fort de la doctrine Taubira est la circulaire dite de politique pénale (19 septembre 2012) qui propose une nouvelle grammaire des relations entre le ministre et ses parquets (formés de magistrats). Dorénavant, le garde des Sceaux s’occupe de la politique pénale (les instructions générales, qu’elles soient nationales ou locales) alors que les procureurs de la République détiennent seuls l’action publique (le droit de poursuivre) sous le contrôle des procureurs généraux. Cette distinction s’oppose à la loi votée en 2004 selon laquelle le ministre dirige l’action publique (art. 30 du Code de procédure pénale) et au discours qui en fait le seul « chef » des parquets. À cette conception quasi militaire se substitue une hiérarchie professionnelle interne et une relative indépendance par rapport à l’exécutif.
Cette nouvelle relation s’accompagne d’un double engagement de la ministre, qui tranche avec la pratique antérieure : elle s’interdit toute instruction individuelle dans les dossiers en cours et s’engage également à suivre les avis (simples) du Conseil supérieur de la magistrature (Csm) quant aux nominations des procureurs. À elle seule, cette circulaire est une avancée politique : le ministre s’efface en partie pour faire la place à une autorité judiciaire plus cohérente. Elle contient les prémices d’un État de droit mieux équilibré et prépare le terrain à la réforme constitutionnelle souhaitée par François Hollande. Elle réconcilie la magistrature avec elle-même en y réintégrant le parquet. Celui-ci, rattaché à la justice, est doté d’une indépendance externe plus grande (par rapport à l’exécutif) compensée par une dépendance interne renforcée. Indépendance toute relative, du reste, tant la circulaire insiste sur les indispensables « remontées du terrain » dont doivent s’acquitter les procureurs.
L’autre innovation est l’ouverture d’une réflexion pluridisciplinaire sur la prévention de la récidive par une méthode inédite : une conférence de consensus. Jusque-là, ce type de conférence était utilisé dans les domaines médical ou social dans le but de clarifier un sujet controversé. Un comité d’organisation pluri -disciplinaire tiendra des auditions publiques en février prochain sur l’efficacité des réponses pénales en matière de récidive. L’ensemble des questions publiquement débattues sera confié à un jury qui émettra des recommandations sur les points qui feront consensus. Cette méthode tranche avec le climat émotionnel qui présidait jusqu’à présent à l’élaboration des lois pénales. Elle introduit un temps de délibération démocratique entre la société et la législation. Elle a aussi le mérite de donner aux cultures professionnelles un espace d’expression, ce qui est rare dans notre pays où la loi seule tranche ces questions. Contre l’obsession sécuritaire est réintroduite une culture de l’évaluation fondée sur les acquis de la criminologie. C’est ainsi que pour juger les délits, une peine intelligente et novatrice est avancée : la probation. Déconnectée de la prison, cette peine se déroule en milieu ouvert dans une perspective oubliée ces dernières années : la réhabilitation.
La garde des Sceaux a aussi décidé de confier à l’Institut des hautes études sur la justice (Ihej) une mission de réflexion sur l’office du juge. La judiciarisation de la société est telle qu’on ne sait plus trop quel est le périmètre du juge. Est-ce seulement trancher les litiges ? N’est-ce pas aussi garantir les droits et libertés ? Ou encore protéger et concilier ? Peut-on se contenter d’une légitimité fonctionnelle ou managériale pour évaluer son rôle selon sa capacité à évacuer les affaires ? Cette démarche exige des juges (le parquet en semble exclu) une réflexion sur leur rôle, alors qu’ils étaient jusqu’à présent dans une posture plutôt défensive face au discours politique.
La nécessité d’une réforme constitutionnelle
On ne peut que se réjouir de cette démarche profondément innovante, mais l’absence de calendrier pour la réforme constitutionnelle inquiète. Même si elle ne semble pas prioritaire, la gauche ne doit pas manquer cette étape comme ce fut le cas en 2000 dans un contexte de cohabitation. Elle seule peut pérenniser la nouvelle architecture des pouvoirs aujourd’hui esquissée. La doctrine Taubira dessine un nouveau paysage politico-judiciaire qui peut n’être qu’une initiative sans lendemain si elle ne s’inscrit pas dans le droit. Faute d’avoir pu, il y a une dizaine d’années, modifier dans la Constitution le statut du parquet et celui du Csm, les pratiques de l’ère Jospin (les mêmes que celles de Mme Taubira aujourd’hui) furent aussitôt abandonnées après 2002. On se souvient d’ailleurs qu’à l’époque, une conférence des procureurs généraux avait revendiqué le rattachement à l’exécutif, ce qui avait contribué à l’échec de la réforme.
Depuis lors, et pendant dix ans, les parquets ont été gérés de façon autoritaire, ce qui a infléchi profondément la culture judiciaire dans le sens de l’obéissance. Il y a un peu plus d’un an, un procureur de Dunkerque, bien seul parmi les siens, osait refuser d’incarcérer pour éviter la surpopulation carcérale. Quelle faute n’avait-il pas commise ! Qui dans sa hiérarchie osa le soutenir ? On lui intima d’obtempérer et tout rentra dans l’ordre. Aujourd’hui, on ne sait trop si les parquets sont sortis de l’ambiguïté, entre une revendication d’indépendance et une culture de déférence. Les procureurs sont-ils prêts, en 2012, à accepter la dose d’autonomie et de responsabilité que leur propose la garde des Sceaux ? Les récentes décisions de la Cour européenne des droits de l’homme, qui font de l’indépendance statutaire du parquet la condition de leur maintien dans l’autorité judiciaire, peuvent aider ce débat franco-français à trouver une issue2.
Un autre président des victimes ?
Dans l’exploitation des victimes, par ailleurs, il n’est pas certain que nous soyons dans la rupture. Lors du drame de Collobrières (le 17 juin 2012) dans le Var, deux femmes gendarmes ont été tuées par un délinquant notoire), François Hollande s’est indigné du manque d’efficacité de la justice. « Comment comprendre qu’un condamné qui vient de purger sa peine puisse ne pas avoir de suivi, de contrôle, alors même que le caractère dangereux est encore évident ? » Une fois de plus, le discours politique cède à l’illusion selon laquelle on aurait pu empêcher un tel drame, sans aller toutefois jusqu’à dénoncer les professionnels. Pourquoi ne pas imaginer, en de telles circonstances, une autre réponse inspirée de la doctrine Taubira : et si cet agresseur avait noué une relation de confiance avec un travailleur social, si celui-ci l’avait aidé à reconstruire sa vie, à trouver un logement et un travail, bref s’il avait bénéficié d’une probation, il en aurait été peut-être différemment ? Plus que l’incarcération, dont la durée est forcément limitée, la réinsertion protège durablement la société. Nul, hélas, n’a tenu ce discours.
François Hollande sera-t-il à son tour le président des victimes ? On peut le craindre quand on le voit le 1er novembre 2012 à Toulouse, en compagnie du Premier ministre israélien Benjamin Nétanyahou, rendre hommage aux victimes juives de Mohamed Mehra. Naturellement, ce geste politique témoigne d’une détermination à lutter contre l’antisémitisme. Mais le choix de certaines victimes au détriment d’autres (les trois soldats eux aussi assassinés) surprend. Y aurait-il des victimes honorables et d’autres qui ne le seraient pas ? Les cérémonies victimaires de ce type exaltent un imaginaire politique guerrier. S’il s’installait à nouveau dans le discours politique, le parti des victimes conduirait, à terme, à justifier la surenchère pénale.
Le pari de Mme Taubira est, à l’inverse, que l’opinion française n’est pas passionnément punitive et qu’elle est prête à accepter la chirurgie réparatrice, moins visible mais non moins efficace, de l’œuvre de justice. Peut-être le moment est-il venu de lancer de vraies réformes, celles qu’une société attend, non celles qu’on lui prête.
- 1.
Voir Denis Salas, la Justice dévoyée ; critique des utopies sécuritaires, Paris, Les Arènes, 2012.
- 2.
Dans l’arrêt Moulin c. France (23 novembre 2010), la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que le parquet français ne remplissait pas les garanties d’indépendance pour être qualifié d’autorité judiciaire.