Position – Catholiques néo-tradis et « cathos zombies »
Comment le mouvement d’opposition à la loi sur le mariage « pour tous » va-t-il s’offrir à la récupération politique ? Au centre de cette interrogation se trouve un électorat catholique déchiré et mécontent, par nature méfiant vis-à-vis des discours extrémistes, susceptible de se mobiliser lors des prochaines municipales. Les petites manœuvres politiciennes accompagnent le mouvement qui s’étire sans perspectives dans un mai pluvieux. Mais un conflit des interprétations est aussi à l’œuvre, surplombé par les tentations de rapprochement stratégique, explicites ou non, entre l’Ump et le FN. Le tout réactive un débat, trop souvent caricatural, sur le rapport des catholiques à la démocratie.
En effet, une double lecture réductrice est entretenue, pour des raisons antagonistes, par les camps en présence. Du côté des manifestants, on ressort le cliché d’une république sans principes ni morale, cédant aux revendications de « groupes de pression » par opportunisme électoral. Face à cette opposition plus forte qu’attendu, et à la résurgence de mouvements radicaux traditionalistes, on fait un lien, du côté de la majorité socialiste, entre les manifestants et la tradition contre-révolutionnaire catholique comme si cette dernière avait été, ou pouvait redevenir, majoritaire ou même influente auprès de la masse des fidèles. Dans les deux cas, on veut faire croire à l’incompatibilité des choix démocratiques et des références catholiques.
Ainsi, les partisans du « Printemps français » se persuadent qu’ils apportent un renouveau politique, en partie générationnel, contre l’« hédonisme ultra-individualiste ». Ils n’hésitent pas à revendiquer un héritage chrétien, « dont le recul intellectuel et la force morale [permettent] de résister au prêt-à-penser d’une époque1 ». Mais cet héritage revendiqué est en même temps prudemment dissous parmi « les exigences morales d’un humanisme universaliste » et les références historiques sont habilement élargies à une généalogie très œcuménique :
Le Printemps français revendique un héritage pluriel : le franc-parler des prophètes juifs, la sagesse gréco-romaine, la fraternité évangélique, la liberté des Lumières, les luttes populaires pour la justice sociale2.
La série de cette énumération est faussement linéaire car elle associe des traditions dont l’histoire est largement conflictuelle. Le catholicisme, dans cet ensemble, n’est d’ailleurs pas le plus hostile à l’affirmation individualiste puisqu’il peut représenter, selon les contextes, une force de revendication de la liberté de conscience contre les régimes de parti unique (on pense ici à l’expérience historique du pape polonais Jean-Paul II et à l’impact de son élection) ou une demande de reconnaissance de la dignité des personnes contre les forces impersonnelles du marché (cela peut être la dominante du pape argentin François).
Le montage idéologique chancelant du « Printemps français » se trouve néanmoins fortifié par la lecture adverse, qui surjoue l’antagonisme des « deux France ». En effet, un discours républicain, à juste titre vigilant contre les remontées d’influence de l’extrême droite, construit néanmoins une généalogie des relations entre les catholiques et la République qui fait complètement l’impasse sur l’existence majoritaire d’un catholicisme attaché aux institutions démocratiques et très engagé dans la vie sociale et politique nationale. Même s’il a existé une tradition maurassienne forte dans le catholicisme français, tranchée sinon éradiquée par la condamnation officielle de 1926 par Pie XI, et même si l’on peut être choqué de voir, à la faveur des manifestations récentes, resurgir des groupuscules traditionalistes, il est trop rapide d’affirmer que la France demeure un « pays catholique où s’affrontent deux conceptions jamais réconciliées de la nation et du bien commun » parce qu’il reste chez les catholiques l’idée que « la volonté d’agir dans le domaine proprement politique est directement liée à une morale, à des principes transcendants qui découlent de l’ordre naturel3 ». Car c’est confondre les positions défendues en théologie morale (avortement, contraception, euthanasie…), qui s’appuient effectivement toujours sur une idée de la nature issue de la tradition thomiste, et celles qui concernent les institutions politiques, qui ne découlent pas du même ordre de préoccupation. Le ralliement des catholiques à la République, dès la fin du xixe siècle, s’est en effet appuyé sur la distinction entre le « pouvoir constitué » (les institutions politiques) et la « législation » : les catholiques doivent participer à l’élaboration du « bien commun », dans le cadre de leurs institutions politiques, même si cela peut les conduire à contester des dispositions de loi. La contestation ne signifie donc pas une rupture de loyauté et un retour de flamme contre-révolutionnaire !
La résurgence d’une mobilisation à forte coloration catholique n’implique pas un programme compact de reconquête politique. Au contraire, pour les démographes Hervé Le Bras et Emmanuel Todd, on ne distingue plus, du point de vue de l’influence politique, qu’un catholicisme qu’ils appellent, avec un sens assez rôdé de la provocation, « zombie », c’est-à-dire un catholicisme qui se survit à lui-même puisqu’il s’éteint en tant que croyance mais qu’il laisse une forte empreinte culturelle, notamment dans la France du grand Ouest, le Pays basque et le sud-est du Massif central4. Or, la gauche n’a pas compris ce mouvement de fond, qui lui a pourtant bénéficié puisque le vote catholique modéré est le seul qui a fait progresser la gauche depuis 1981. Mais cet électorat a été froissé par le changement du mariage et son mécontentement explique en partie l’érosion de popularité du président. Cet électorat est néanmoins aux antipodes du vote de droite dure et d’extrême droite qui se développe, lui, dans les anciennes terres communistes, laïques et égalitaires (dont l’empreinte culturelle se révèle beaucoup moins durable5). L’évolution culturelle lente qui a détaché les catholiques d’une affiliation automatique à droite rend peu probable une radicalisation brutale d’un électorat qui reste fondamentalement légitimiste, modéré et pro-européen. Mais la visée de l’autonomie personnelle peut-elle encore être le terrain de rencontre d’une gauche plus relativiste et libertaire qu’émancipatrice et d’un catholicisme plus fantomatique qu’affirmatif ?
- 1.
Béatrice Bourges, « Le “Printemps français” : une révolte d’avant-garde », Le Monde, 18 avril 2013.
- 2.
Ibid.
- 3.
Jean-Yves Camus, « Le “printemps français”, une voie entre FN et Ump », Le Monde, 18 avril 2013.
- 4.
Hervé Le Bras, Emmanuel Todd, le Mystère français, Paris, Le Seuil/La République des idées, 2013, en particulier le premier chapitre, « Fondements anthropologiques et religieux », p. 72.
- 5.
H. Le Bras, « Hollande a réussi à braquer une partie de son électorat », Libération, 13 mai 2013.