
Revigorons l’impôt sur les sociétés !
Les propositions d’augmentation de l’impôt sur les sociétés, aux États-Unis, doivent être saluées comme une bonne nouvelle par l’Union européenne, qui peine encore à mener une politique fiscale efficace.
En matière fiscale, l’Europe est paralysée. L’intensité des échanges commerciaux en son sein favorise une course vers le bas qui pèse sur la capacité fiscale à financer les dépenses publiques. Profondément dissymétrique, celle-ci ronge aujourd’hui la cohésion de l’Union.
Il faut donc se féliciter de l’initiative de la nouvelle administration Biden, aux États-Unis, pour remonter le taux de l’impôt sur les sociétés (IS) de 21 % à 28 % et mettre en place, surtout, un taux minimum de 21 %. Si le projet passe au Congrès, une multinationale comme Google, qui localise le gros de ses profits européens en Irlande, paiera le taux de 12, 5 % en vigueur aujourd’hui, mais sera encore redevable de 8, 5 % au Trésor des États-Unis, même si elle laisse les sommes en Irlande ou dans quelque paradis fiscal. Il deviendra moins profitable pour elle d’y concentrer ses profits. Et l’Irlande elle-même aura moins avantage à conserver son taux bas devant le manque à gagner de 8, 5 %. Les fiscs des autres pays européens ne peuvent que s’en réjouir. On pourrait même voir l’Europe suivre les États-Unis sur ce taux minimum à 21 % (elle discutait jusqu’à récemment d’un minimum à… 12, 5 % !). Ainsi notre bonne Europe s’en remettrait une fois de plus aux États-Unis pour faire la police chez elle : ce sont eux qui ont imposé au Luxembourg la transparence sur les opérations bancaires, une demande que les autres membres de l’Union n’osaient faire que d’une petite voix timide.
La course au moins-disant
Pourquoi la concurrence fiscale exerce-t-elle de telles forces centrifuges entre petits et grands pays ? Pour un petit pays, adopter des taux d’impôt plus bas que ses (grands) voisins ne fait pas baisser les recettes fiscales. Cela les augmente. La perte de recettes liée à la baisse du taux d’impôt est en effet largement compensée par l’apport de profits venus de l’étranger, attirés par les taux bas. Un grand pays n’a pas ce luxe, les entrées de capitaux restant modestes au regard de sa taille. Rien d’étonnant donc à ce que les petits pays mènent la danse en matière de baisse des taux d’IS. Et c’est sans surprise non plus qu’ils ont toujours usé de leur droit de veto sur toute décision communautaire qui viendrait remettre les choses sur pied.
Cette prédation est universelle. Comme il s’agit de pays bien gouvernés, bien logés dans cette prospère zone de paix qu’est l’UE, l’attractivité fiscale s’exerce vis-à-vis du monde entier. Dans une étude de 2019, le FMI fait cette remarque s’agissant des investissements directs à l’étranger (IDE), c’est-à-dire ces investissements transfrontaliers entre des entreprises appartenant à un même groupe, par exemple de Amazon États-Unis vers Amazon Luxembourg : « Selon les statistiques officielles, le Luxembourg, pays de 600 000 habitants, accueille autant d’IDE que les États-Unis et beaucoup plus que la Chine. Les 4 000 Md$ d’IDE du Luxembourg représentent 6, 6 M$ par personne. Des IDE de cette taille ne reflètent guère les investissements matériels dans la minuscule économie luxembourgeoise. » L’étude y voit simplement des « investissements fantômes » dont le seul but est d’accroître la profitabilité actionnariale sur le dos des États.
Les taux d’IS étaient couramment de l’ordre de 50 % dans le monde il y a trois décennies.
Or, de tous les impôts, l’IS est l’un des meilleurs (ou l’un des moins mauvais) du point de vue des distorsions que tout impôt entraîne en aval sur le système des prix et sur les comportements. Il a très peu de conséquences sur l’investissement et l’emploi. Les taux d’IS étaient couramment de l’ordre de 50 % dans le monde il y a trois décennies (et même de 60 % dans le cas de l’Allemagne), sans que les économies – certes beaucoup moins ouvertes sur l’extérieur – s’en portent plus mal.
Pourquoi cela ? L’IS est un impôt sur le profit de l’entreprise et non sur son chiffre d’affaires. Cela veut dire que les dépenses que fait l’entreprise pour un nouvel investissement sont déductibles du revenu imposable, de façon éventuellement étalée par le mécanisme de l’amortissement fiscal. En France à ce jour, si vous êtes une entreprise déjà rentable, le coût de votre investissement sera réduit de 28 %. Il n’est donc pas inconsidéré que l’État récupère 28 % des recettes, puisqu’il a assumé 28 % des charges et des risques. C’est également vrai pour une nouvelle entreprise : par le mécanisme du report fiscal déficitaire, elle fera valoir ces charges sur ses profits futurs. L’État participe ainsi aux profits comme aux pertes de l’entreprise. Il est en quelque sorte dans la position d’un actionnaire minoritaire, et un actionnaire minoritaire n’a jamais gêné la rentabilité du majoritaire.
Bien des détails viennent bien sûr perturber ce beau raisonnement : des contraintes de trésorerie, les délais liés à l’amortissement des charges, le traitement fiscal de la faillite, etc.1. Mais retenons que dans l’idéal, l’IS serait un impôt à peu près neutre. À titre d’illustration, une étude menée à l’occasion de la réforme fiscale conduite par Trump en 2017 montre qu’une baisse d’un tiers du taux d’IS (de 35 % à 24 %) ne fait baisser que de 4 % le coût de financement de l’investissement. L’effet serait symétrique à la hausse2.
Le dégât causé par l’évasion fiscale
Notre raisonnement serait-il affecté si l’entreprise faisait son investissement en Irlande plutôt qu’en France ? En théorie, non. L’entreprise verrait ses dépenses remboursées à 12, 5 % plutôt qu’à 28 % en France, et acquitterait en échange une part de ses recettes dans les mêmes proportions. Rien ne changerait, avec les réserves faites plus haut, pour la rentabilité du capital de l’actionnaire, si ce n’est d’avoir à ses côtés un « quasi-actionnaire » à 12, 5 % plutôt qu’à 28 %.
La réalité est bien sûr tout autre. Par évasion fiscale, l’entreprise laisse son investissement en France et ce sont ses profits qu’elle déplace en Irlande. Ainsi, elle se fait rembourser ses dépenses à 28 % en France et acquitte 12, 5 % sur ses profits en Irlande. Le fisc français se fait voler la différence à la fois par l’actionnaire et par le fisc irlandais. On comprend, en réaction, la spirale baissière sur l’impôt.
Mais voici une course qui ressemble à celle de la Reine rouge dans le conte de Lewis Carroll : on baisse, on baisse, mais pour rester à la même place. Le cas d’école récent est la réforme introduite par Trump en 2017, consistant à passer le taux d’IS de 35 à 21 %, dans le but de recréer des emplois aux États-Unis où, il est vrai, l’évasion fiscale a pris des proportions gigantesques. En 2020, cinquante-cinq des plus grandes entreprises du pays n’ont payé aucun IS fédéral, alors qu’elles ont déclaré collectivement plus de quarante milliards de dollars de bénéfices3.
Bientôt quatre ans après cette réforme, il n’y a eu aucun rapatriement d’emploi. Pour une raison simple : ce n’était pas les emplois qui étaient partis pour profiter des impôts bas, mais les profits. Google et Apple ont investi dans des unités légales quasiment vides d’actifs en Irlande, et plus vides encore aux îles Caïman. Quand les emplois ont quitté les États-Unis, c’était pour profiter d’opportunités de marché, et non pour payer moins d’impôts : il suffisait pour cela de déplacer les profits. Dans le monde globalisé où nous vivons, on n’échappe pas à l’impôt en bougeant les emplois, on y échappe tout court. Le groupe qui s’en sort mieux qu’un autre à ce jeu pourra mieux récompenser ses actionnaires et mieux se financer.
C’est là que la mesure proposée par Joe Biden est effective. Un plancher international à 21 % mettrait un sérieux holà à toute cette évasion de profits.
D’autres solutions sont aujourd’hui sous examen. L’OCDE, dont il faut signaler le rôle moteur, a stimulé une obligation légale de transparence fiscale entre chacune des autorités fiscales des États de l’Union, obligation étendue à d’autres pays, dont les États-Unis. Le Parlement européen va plus loin et débat aujourd’hui d’une réforme rendant cette information disponible pour le large public européen.
L’OCDE anime aussi une discussion autour d’une réforme permettant de mieux taxer les multinationales, notamment celles du numérique dont on ne sait jamais trop où elles produisent réellement de la valeur. Ce serait alors le profit mondial, au niveau de la tête de groupe, qui serait l’assiette de l’impôt, une assiette qu’on partagerait ensuite entre les pays selon une formule forfaitaire, par exemple la moyenne entre la répartition du chiffre d’affaires, des profits et des effectifs, libre ensuite aux États d’appliquer le taux d’IS de leur choix. Les États-Unis de Biden sont très réservés, soucieux de protéger leur secteur de la tech.
Une dernière voie de réforme consisterait à mettre en place pour l’IS un mécanisme d’ajustement à la frontière, comme on le connaît pour la TVA et comme on le discute aujourd’hui, toujours au Parlement européen, en matière de taxe sur le carbone.
En attendant, il faut se féliciter de l’initiative Biden. Et souhaiter que l’UE ragaillardie l’impose elle-même sur son sol, c’est-à-dire aux pays récalcitrants en son sein. Le geste serait historique, en marquant les premiers pas d’une souveraineté fiscale.
- 1.En sens inverse, la charge d’intérêt de la dette est déductible du revenu imposable, un gros avantage à l’actionnaire payé par le fisc.
- 2.Voir Robert Barro et Jason Furman, The Macroeconomic Effects of the 2017 Tax Reform, Brookings Papers of Economic Activity, mars 2018. Pour une exposition simple et détaillée de la chose, voir F. Meunier, « L’impôt sur les sociétés dans un monde globalisé », Vox-Fi, 11 mai 2021.
- 3.Rapport du 2 avril 2021, Institute on Taxation and Economic Policy.