Cannes 2012 : intrigues littéraires et lyrisme cinématographique
Trait marquant de la sélection 2012 de cette 65e édition du festival de Cannes, annoncée en avril : le nombre étonnant d’adaptations littéraires. Sur les vingt-deux films concourant pour la Palme d’or, huit étaient des adaptations de romans et un de théâtre (contre trois l’an passé). Au palmarès final, il n’en reste aucun. Les plus attendus (Cosmopolis de David Cronenberg adapté de Don DeLillo et Sur la route de Walter Salles adapté de Jack Kerouac) ont déçu et rappelé la difficulté de l’exercice1. Cependant, c’est à l’émotion vivante du verbe dans Vous n’avez encore rien vu d’Alain Resnais que l’on doit la plus belle expérience de cinéma de ce festival. Cinéaste-lecteur s’il en est, le réalisateur s’est passionné pour la mise en scène de l’Eurydice d’Anouilh qu’il avait vue au théâtre de l’Atelier en 1941. Avec son scénariste Laurent Herbiet, il a pris le parti d’y intégrer des éléments de Cher Antoine. Les échanges d’Eurydice et Orphée résonnent dans trois couples d’acteurs, par le truchement de multiples mises en abyme du théâtre et du spectacle cinématographique commandées par un metteur en scène réunissant tous ses comédiens après sa mort.
Dans la section « Un certain regard », Darejan Omirbaev poursuit sa transposition au Kazakhstan contemporain des chefs-d’œuvre de la littérature russe. Chouga (2008) adaptait Anna Karénine de Tolstoï. Student s’inspire de Crime et Châtiment de Dostoïevski. La méthode d’Omirbaev est simple : ne retenir que l’essentiel du roman, une ligne d’affects et d’actions, pour les transposer dans la réalité contemporaine de son pays. En même temps qu’il suit le crime d’un jeune étudiant mutique et désargenté, décidé à rejoindre les forts de ce monde, Student donne à ressentir les maladies du capitalisme, naissant dans la décennie 1860 que dépeignait Dostoïevski et triomphant dans le Kazakhstan contemporain. Avec une économie extrême de moyens (dialogues rares, peu de plans, absence d’effets), la mise en scène se concentre sur le désilement d’un jeune homme à jamais hostile au monde, qui avouera son crime à une sourde-muette.
Ce sont donc des adaptations très libres qui ont franchi la rampe cette année. Pour De rouille et d’os, Audiard a emprunté deux de ses personnages à Craig Davidson2. Il les a transformés et a imaginé leur rencontre : un boxeur de troisième zone et un dresseur d’orques devenu femme au cinéma. Audiard a trouvé dans les personnages masculins de Davidson abîmés dans leur tête et dans leur chair, dans leur sang qui gicle et leurs os qui se brisent, des figures qui répondent à son attention aux corps souffrants. On se souvient des corps martyrs d’Un prophète, des gros plans sur l’oreille appareillée d’Emmanuelle Devos dans Sur mes lèvres et des lèvres lues dans des plans en iris évoquant Truffaut. Ici, la caméra passe du corps massif et véloce de Mathias Schoenaerts au corps meurtri, mécanique, de Marion Cotillard dressée sur ses prothèses. L’énergie de l’un soutient la bataille de l’autre, sans que l’on sache vraiment qui donne et qui reçoit les coups ou l’amour. Comme dans ce champ-contrechamp au ralenti allant d’Ali à terre en plein combat, la bouche en sang, proche du K.-O., à la portière de la voiture de son coach d’où sortent une puis deux jambes mécaniques, et enfin la silhouette terrifiante de Marion Cotillard cadrée « en pieds ». Une dent arrachée roulera, plus tard, sur le bitume. L’adaptation à laquelle se livre Audiard vise ces images qui habitent les nouvelles de Craig Davidson, davantage qu’un récit dont nous verrons qu’il tient davantage du mélodrame, tradition elle aussi américaine.
L’adaptation s’est donc diluée dans d’autres enjeux, d’autres lignes de force plus saillantes parmi lesquelles le questionnement sur les temps et les âges de l’amour, les communautés reconstruites autour d’un territoire dont le cinéma donne une ultime preuve d’existence, et enfin la relecture des genres cinématographiques et le repli du cinéma sur ses possibilités expressives, son histoire. Comment ne pas faire le lien entre le succès l’an passé de The Artist à Cannes (prix d’interprétation masculine à Jean Dujardin, prélude au triomphe des Oscars) qui pastichait le muet et l’opprobre jeté sur le film de Carax, Holy Motors, qui réussit un film irritant mais aussi une essentielle remise en question du folklore et du spectacle cinématographiques ? Derrière la seconde Palme d’or décernée à Michael Haneke avec Amour cette année (après le Ruban blanc en 2009), et le retour d’Emmanuelle Riva et Jean-Louis Trintignant au cinéma, frappaient à la porte du festival de Cannes cette année encore des questionnements formels passionnants.
Le temps de l’amour
Le film d’ouverture, Moonrise Kingdom de Wes Anderson, fait entendre la voix de Françoise Hardy échappée d’un magnétophone sur une plage. Deux adolescents se déhanchent :
C’est le temps de l’amour
Le temps des copains
Et de l’aventure.
En 1965, sur une île au large de la Nouvelle-Angleterre, deux jeunes amoureux fugueurs ont à leurs trousses toute la communauté. Leur passion est grave, comme leurs épousailles. Premiers baisers, grandes promesses. La découverte du sentiment amoureux, dans sa violence, jette le trouble sur les âges de l’amour. Quand les enfants sont aussi audacieux, vindicatifs, absolus, il reste aux adultes à se débrouiller avec leur couardise, leur absence de repères et leurs enfantillages. Bill Murray, Bruce Willis, Edward Norton, Frances McDorman, Harvey Keitel défilent ; brochette de stars empêchées, traitées comme des personnages de cartoon ou des marionnettes de grand guignol. Cette inversion et le trouble qu’elle jette sur les âges et les temps de l’amour resurgissent dans deux longs métrages de cinéastes qui appartiennent déjà à la grande histoire du cinéma, qui interrogent le désir et l’amour depuis le grand âge.
Like Someone in Love d’Abbas Kiarostami figure la rencontre entre un vieux savant et une jeune call girl ingénue à Tokyo. Alors qu’elle entre dans son appartement en prostituée, rien de ce qui se noue entre eux durant les vingt-quatre heures que conte le film ne découle de cette prémisse. Kiarostami pénètre dans l’intimité de chacun ; les secrets, les illusions de la jeunesse sur l’amour, et celles du grand âge. En quittant l’Iran, le réalisateur a conservé sa maîtrise des silences, des longs plans-séquences en voiture. La jeune fille reçoit des messages de sa grand-mère venue de la campagne, qui l’attend toute la journée devant la gare. La jeune fille passe en taxi plusieurs fois au lieu-dit… et repart. Dans sa tête, il y a ce jeune homme jaloux qui ambitionne de l’épouser, et les conseils de grand-père du vieil universitaire perdu dans ses souvenirs.
Les âges et les temps de l’amour sont également au cœur du film de Resnais (déjà 90 ans), Vous n’avez encore rien vu, qui construit un écheveau de lectures du texte d’Anouilh. Les mots d’amour d’Eurydice et Orphée s’incarnent dans trois, quatre corps et voix différents, déclinant mille nuances du désir de possession, de pureté, d’existence en l’autre et par lui. Les grands acteurs du cinéma de Resnais se passent la parole pour jouer cette histoire éternelle : Anne Consigny et Lambert Wilson avec une inquiétude caverneuse, Sabine Azéma et Pierre Arditi avec des nuances plus sensuelles. Autour d’eux Denis Podalydès, Hippolyte Girardot, Michel Piccoli, Anny Duperey, Andrzej Seweryn, Mathieu Amalric mettent en musique le texte de la pièce dressé face au film que tous ces acteurs, requis par testament par leur ami metteur en scène récemment décédé, ont été invités à visionner : une adaptation pour l’écran d’Eurydice réalisée par Bruno Podalydès. Resnais n’avait jamais filmé la passion, forcément attachée à la jeunesse, avec autant de sensualité qu’en la mettant dans la bouche de sexagénaires au faîte de leur maîtrise de la langue, du plaisir des mots. Un plan-séquence de huit minutes et demie suit le bras d’Orphée cherchant Eurydice sans se retourner dans des décors épurés. Arditi se déchire en déclarations, en espoirs, en aveuglements aussi à l’égard de celle qu’il ne veut voir que pure, incorruptible.
Au théâtre, l’âge des comédiens ne compte pas. Au cinéma, c’est un autre problème. […] Lucian Pintillie déclarait que, au théâtre, rien n’est plus beau, voire plus bouleversant, qu’un acteur qui n’a plus l’âge du rôle et qui le joue encore3.
Et Resnais de rappeler le souvenir d’Ethel Merman ou de Ruby Keeler reprenant tardivement leurs rôles de jeunesse au musical. Les acteurs de Resnais hantés par leurs souvenirs du texte, devant le spectacle cinématographique de sa reprise contemporaine, reprennent les répliques en écho ou les devancent. Certains, comme Pierre Arditi, Anny Duperey, Lambert Wilson et Sabine Azéma ont joué Anouilh au théâtre, d’autres pas. La rencontre entre les images de Resnais et celles de Podalydès tient de la pure grâce, comme celle des corps juvéniles de la Compagnie de la Colombe, jeune troupe de 2011, et des corps des acteurs de Resnais dans la grande rotonde à sept portes construite par le décorateur Jacques Saulnier. Ce décor se transforme au gré de raccords imaginaires (de « mauvais raccords », dit Resnais), ouvrant sur une chambre d’hôtel à Marseille, un quai de gare désert… Le texte d’Anouilh passe de bouche en bouche, d’une strate temporelle et spatiale à une autre, comme dans l’Année dernière à Marienbad. Trois ans après les Herbes folles, prix « exceptionnel » du festival de Cannes en 2009, Resnais a quitté Cannes sans prix. Il a peut-être songé à Nuit et brouillard écarté du festival pour ne pas froisser le gouvernement allemand en 1957, Hiroshima mon amour projeté in extremis hors compétition en 1959, aux pressions du régime de Franco qui éloignèrent La guerre est finie de la compétition en 1967, et aux événements de Mai 68 qui lui volèrent la sélection cannoise de Je t’aime, je t’aime en provoquant l’annulation du festival.
La Palme d’or, Amour de Michael Haneke, que nous découvrirons en octobre, met en scène un couple d’octogénaires, professeurs de musique à la retraite. La femme est victime d’un accident cérébral, et glisse de la maladie vers la mort, dans un huis clos amoureux avec son époux. On imagine la maladie bouclant un cycle où petite enfance et vieillesse se touchent, et la femme à jamais torturée par son devoir de mémoire dans Hiroshima mon amour la perdre dans Amour. Emmanuelle Riva perdant la motricité, la parole, puis l’intellection…
Retrouver la communauté quand le territoire se défait
L’autre ligne de force de ce festival fut la réflexion sur les communautés que le cinéma permet de forger, de souder autour d’un territoire souvent problématique ; imaginaire, perdu, menacé, et dont le cinéma offre comme une dernière preuve d’existence. Une vision mythique du territoire américain, découvert à partir des îles de la Nouvelle-Angleterre, et sondé par des trappeurs dont les deux enfants de Moonrise Kingdom cherchent la piste, est au cœur du film de Wes Anderson. Le troisième long-métrage du roumain Cristian Mungiu (Palme d’or en 2007 pour 4 mois, 3 semaines, 2 jours), Au-delà des collines, annonce quant à lui son ambition topologique : sonder un territoire à part, celui d’un monastère retiré, comme un outre-lieu soustrait aux lois de la nation. Le film s’ouvre sur un quai de gare, où Voichita accueille son amie Alina en visite, puis leur trajet jusqu’au monastère, et se clôt dans un hôpital. Entre les deux, nous ne quittons pas l’enceinte du monastère où se noue une relation amoureuse vécue comme pécheresse par les deux héroïnes, et bientôt des rituels d’exorcisme visant à ramener au Seigneur la brebis égarée venue tenter la religieuse. Si Au-delà des collines participe du genre du film de communauté dérangée par un élément exogène, il construit aussi par son formalisme pictural et la tension de son scénario une critique de l’extrémisme religieux qui surprend tant il retarde l’incursion d’un regard extérieur (Prix du scénario). Il faut endurer deux heures et demie d’une lente progression dans l’horreur des pratiques superstitieuses et dégradantes de cette communauté, avant qu’un regard de médecin se pose sur le corps tuméfié d’Alina, et requalifie ce monastère « au-delà des collines » en lieu de torture où les atteintes à la personne ont eu raison de la santé des jeunes filles. La communauté qui fait front aux côtés de son prêtre devant l’ambulance ressemble à une armée de zombies, dont nous avons partagé les peurs et les jugements pendant presque tout le film. Le public cannois n’a pas manqué de s’y tromper, huant en projection de presse ce film si tenu, si droit, mené par deux jeunes comédiennes prodigieuses, récompensées par le prix d’interprétation, qui faisaient leur première apparition dans un long-métrage : Cosmina Stratan et Cristina Flutur.
Autre pays, autre communauté, autres dangers, ceux que le réalisateur de Festen (Prix du jury en 1998), Thomas Vinterberg peint dans la Chasse. Dans une petite ville de province danoise, au milieu des lacs et des forêts, un quadra divorcé est accusé d’attouchements par la fille de son meilleur ami. Au prétexte qu’« un enfant, ça ne ment pas », la communauté se referme et s’abat progressivement sur sa proie. La chasse, qui désigne d’abord ce rituel où les fils de la bourgeoisie locale sont censés devenir des hommes en recevant leur premier fusil et en tuant leur premier cerf, prend dans ses filets l’existence tranquille de Lucas, interprété par le charismatique Mads Mikkelsen (Casino Royale, Pusher), Prix d’interprétation. Vinterberg donne à réfléchir sur la qualité et le sens de ce tissu social que l’on envie parfois aux Danois, qui prend ici des allures de toile d’araignée.
Le britannique Ken Loach, comme à son habitude, donne de la communauté une vision à la fois joyeuse et résistante. Dans la Part des anges (Prix du jury), il imagine une armée de rescapés des services sociaux et de la prison, purgeant leur peine de travaux d’intérêt général auprès d’un éducateur rondouillard et sympathique (formidable John Henshaw). Au fin fond de l’Écosse, les gaillards décident de troquer leur bleu de travail contre un attirail de randonnée, et de s’inviter à la vente aux enchères très select d’un fût de haut cru de whisky. L’hommage rendu au génie débrouillard et comique des classes populaires fait mouche, sans apporter au cinéma l’élan de ses plus grands films.
L’enjeu territorial est plus clair et plus directement politique dans le premier long-métrage de Benh Zeitlin, la grande découverte de ce festival, Beasts of the Southern Wild, récompensé par la Caméra d’or. Le cinéaste de 29 ans, formé à l’université Wesleyan, a pris amis et bagages sous le bras quand Katrina s’est abattue sur la Lousiane. Il a fondé à la Nouvelle-Orléans sa société de production (Court 13), a enquêté sur la vie des gens et travaillé avec un auteur dramatique, Lucie Alibar, sur leurs histoires. C’est de cette structure de production indépendante, en marge de la bipolarisation américaine (Hollywood vs New York, auxquels on peut ajouter depuis quelques années le Texas de Terrence Malick et Jeff Nichols) qu’est né Beasts of the Southern Wild. Cette genèse en dit long sur le film, qui déploie son récit fougueux entre deux pôles formels : l’ancrage dans la nature et les mœurs d’une communauté de marginaux qui s’accrochent à leur territoire pourtant en zone inondable survolée par des hélicoptères qui enjoignent les habitants à évacuer la zone, et les images subjectives d’une gamine de six ans qui mélange le chaos dans lequel elle vit aux images qu’elle se forge de la préhistoire racontée par sa maîtresse dans une école de fortune. Alors que les ouragans, les marées noires concourent à condamner à mort ce territoire, ses habitants s’accrochent au lieu, opiniâtrement ; à leurs habitudes, à leurs fêtes. Dans le « Bath-tub », ils ont construit une école sur pilotis, s’organisent pour pêcher et se nourrir, retaper leurs abris de bois que la nature déchaînée balaie. La grande force du film est de considérer cet environnement apocalyptique dans les yeux d’une fillette qui croit vivre la fonte des glaces et attend la chevauchée des aurochs, animaux préhistoriques décrits par sa maîtresse. Ainsi, l’orage est perçu dans ses yeux, de l’intérieur de la cahute de son père qu’une maladie est en train d’affaiblir et d’emporter. Les terreurs se mêlent en elle, dans son regard têtu posé sur le visage transpirant de son père. L’orage passé, la communauté est transportée dans un gymnase, puis le père dans un hôpital. Mais dans les yeux de l’enfant, l’essentiel se joue ailleurs ; dans la course des aurochs qu’elle entend au loin… Ils l’attendent quelque part ; elle devra leur tenir tête. Les plans superbes, surnaturels, du finale accomplissent une vocation essentielle du médium cinématographique ; ils parlent de notre monde, de ses forces telluriques, en les fondant visuellement au surnaturel. Il faut enfin parler de la bande-son du film ; des musiques de Benh Zeitlin et Dan Romer, qui mêlent musique cajun et acoustique contemporaine, et du mixage audacieux qui contribuent au lyrisme de ce premier film fougueux et visionnaire.
Du spectacle, enfin…
La troisième ligne de force de ce festival traversait des films aussi différents que Holy Motors, Vous n’avez encore rien vu, et De rouille et d’os ; oubliés du palmarès du jury présidé par Nanni Moretti. Treize ans après Pola X, Leos Carax livre un film incontestablement irritant et fascinant. Une nuit dans la vie de M. Oscar, qui sillonne Paris en limousine, endossant le masque d’un tueur, d’une vieille dame, de M. Merde (Tokyo !)… Le dispositif oppose l’intérieur de la limousine où l’acteur se pare, et ses champs d’action extérieurs ; décors rétro sidérants, studio de motion capture, ponts de Paris. Une sorte d’envers de Lola Montès où le cinéma rattraperait dans son mouvement ce qu’il tient du cirque, de la chronophotographie, du théâtre. Le monde de Carax est devenu autotélique au point d’incorporer ses possibles métamorphoses. Les prouesses de Denis Lavant n’y font rien : Carax laisse son spectateur sur le carreau. « Mon public ? Un tas de gens qui vont mourir bientôt », livrait-il en conférence de presse. Holy Motors laisserait le goût amer de la vanité sans ses stases et ses failles, d’un lyrisme aussi inattendu que spectaculaire. Quand l’élan punk déborde le quadrillage postmoderne d’un monde où les identités ne valent qu’éclatées. Entre deux missions, M. Oscar prend la tête d’une improbable fanfare marchant sur une église saint-sulpicienne au rythme d’une contestation dionysiaque. Puis, Lavant retrouve son amour de jeunesse, Jane (étonnante Kylie Minogue) dans une Samaritaine déserte, apocalyptique. La caméra rattrape en contre-plongée zoomée la voix claire de la frêle blonde postée contre une rambarde. “Who were we”, chante-t-elle parmi les mannequins démembrés. Alors que le film s’ouvrait sur une citation du polonais Herbert, on songe ici à l’érotisme étrange du Traité des mannequins de Bruno Schulz qui réclamait de créer l’homme une seconde fois à la ressemblance des mannequins. La mise en abyme du cinéma se renverse en allégorie de la recréation de l’humain à l’écran. La grandiloquence a gagné. Avec elle, un sens du spectacle cinématographique dans sa concrétude, qui se repaît de la splendeur des corps, des voix, des décors… comme M. Merde de pétales de camélias.
L’ouverture du film de Carax, basée sur un conte d’Hoffmann, met en scène le réalisateur en somnambule ouvrant une porte de sa chambre et pénétrant dans une salle de cinéma aperçue depuis la scène, de face, c’est-à-dire telle que nous ne la voyons jamais. « Il y a dans mon appartement une porte que je n’avais jamais remarquée jusqu’ici. » Ce dispositif d’ouverture fait écho à celui de Vous n’avez encore rien vu, où un mystérieux coup de fil convoque un à un les acteurs du film dans le château de leur défunt ami. Aucun n’est vu de face, mais leurs noms s’inscrivent dans un générique qui rappelle Guitry (Si Versailles m’était conté…), et qui convoque l’histoire du cinéma en un geste magistral. On a peu dit à quel point le film d’Audiard rend hommage à une tradition de mélodrames américains où le trop n’est jamais l’ennemi du bien, où le handicap représente un ressort dramatique crucial et une épreuve du feu pour les stars (Deborah Kerr dans Elle et lui). L’influence de Stanley Cavell chez Audiard concerne la réflexion du philosophe américain sur le mélodrame4, et une attention aux voix meurtries, empêchées, des femmes au cinéma. Que ces trois films concentrent les plus beaux moments de spectacle cinématographique de ce festival n’est pas anodin. C’est le fruit de rapports engagés avec des acteurs, avec des ingénieurs du son, des décorateurs, des scénaristes, des musiciens. Et de regards de créateurs sur l’histoire de leur médium.
- 1.
Voir le dossier « L’adaptation aujourd’hui » de Positif en juin 2012, coordonné par J.-L. Bourget.
- 2.
Craig Davidson, Un goût de rouille et d’os, Paris, Albin Michel, 2002.
- 3.
Entretien avec Alain Resnais, Positif, mai 2012, p. 93.
- 4.
Stanley Cavell, la Protestation des larmes, Nantes, Capricci, 2012 ; voir l’entretien avec Audiard dans Marianne, 21 mai 2012.