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Chambre obscure : Tatarak, d'Andrzej Wajda

février 2010

#Divers

L’onde se trouble, introduisant au souvenir ou au rêve. Dans un soupir d’effroi, Krystyna Janda tombe sur un lit. Le mouvement prend à rebours la sortie d’un cauchemar, et plonge dans les abîmes de douleur d’une quinquagénaire qui raconte dans un monologue somptueux la fin de vie de son époux. Dans cette chambre d’hôtel sombre percée de deux fenêtres et traversée par un rayon de soleil, la star polonaise en déshabillé noir fait défiler les ombres du passé. Elle évolue dans ce plan-séquence fixe dont les lignes géométriques reproduisent le tableau d’Edward Hopper, Une femme au soleil (1961). Une cigarette à la main, elle se dirige vers la source lumineuse, puis s’assied sur une chaise au centre de la pièce, dos à la caméra. Par petites touches, elle évoque la maladie et la mort d’Edward Klosinski, chef opérateur de Wajda : le jour où ils ont appris son cancer, les soins prodigués au malade jusqu’à son dernier soupir.

La beauté et la simplicité de ce plan, du rayon de soleil illuminant le chignon blond de Janda, prennent à la gorge. On sait que l’actrice parle d’elle et du décès de son époux, dans des mots qui sont les siens. La chambre obscure annule tout effet de perspective et de fiction. Plus de rôle ni de personnage. La voix, presque over, plane sur la scène sans qu’on en voie jamais la source. La nuit tombe, les derniers rayons strient l’espace. Dans ce champ presque aveugle, la silhouette de Krystyna Janda se perd dans l’obscurité. Elle évoque l’annulation du tournage de Tatarak. « J’ai dit à Andrzej que je ne pourrai pas. » Ses paroles nous situent non dans les coulisses d’un tournage, mais dans le hors-champ de la création qui accuse la vanité de l’art.

Le dernier film d’Andrzej Wajda2, après Katyn l’an passé, déploie une méditation poignante sur la vie et la création, à travers un double hommage à son chef opérateur disparu en janvier 2008 et à sa veuve, la grande actrice de L’homme de marbre et L’homme de fer, primée à Cannes en 1990 pour son interprétation dans L’interrogatoire de Ryszard Bugajski. Wajda réalise ses films comme il monte ses pièces de théâtre, depuis la fin des années 1950 ; entouré d’une troupe de techniciens et de comédiens. Ses mises en scène ont plus d’une fois été poreuses aux drames de la vie. En 1967, il préparait un film sur celui qu’on surnommait « le James Dean polonais » ; Zbigniew Cybulski, l’acteur aux lunettes fumées qu’il révéla dans Une fille a parlé (Génération) (1955) puis dans Cendres et diamant (1958), qui était devenu le symbole d’une génération frappée par la guerre, la résistance, les débuts du communisme en Pologne. Son décès accidentel, survenu quelques mois avant le tournage, accusait un pouvoir de prédiction morbide du cinéma. La vie imitait l’art. Cybulski avait été fauché par un train en gare de Wroclaw ; un train semblable à celui que le héros du Hasard (1981) de Kieslowski parvenait à attraper ou manquait de peu, et qui dessinait trois options de vie et de mort pour le héros. Wajda décida d’une mise en abîme salvatrice. Tout est à vendre (1969) est le récit d’un tournage troublé par la disparition puis le décès accidentel de l’interprète principal ; récit centré autour des doutes du réalisateur. « Ai-je le droit de transformer un chagrin privé en spectacle ? » demande Andrzej (Andrzej Olbrychski).

Quarante ans plus tard, la solution qu’adopte Wajda porte la marque de ses expériences de cinéma : du mélange d’archives et de fiction de ses films de combat (L’homme de marbre et L’homme de fer), des lumières de ses précédentes adaptations de nouvelles de Jaroslaw Iwaszkiewicz (Le bois de bouleaux en 1970, Les demoiselles de Wilko en 19793) photographiées par Klosinski, de sa connaissance de Krystyna Janda qu’il a filmée volontaire et presque agressive dans L’homme de marbre (1977) et L’homme de fer (1981), puis « femme-plante » dans Sans anesthésie en 19784. Alors que ses doutes et sa culpabilité de créateur étaient au premier plan dans Tout est à vendre, Wajda met à distance la question de la sublimation de la vie dans l’art dans Tatarak, en sondant le jeu de son actrice. Le projet initial d’adaptation de la nouvelle élégiaque d’Iwaszkiewicz, portrait d’une femme mourante et endeuillée, s’est enrichi d’un film sur le film où le cinéaste scrute le visage, la silhouette et les mots de son actrice. Une communication souterraine s’installe entre le monologue écrit par Janda et la nouvelle d’Iwaszkiewicz, qui révèle une parenté profonde entre le travail d’interprétation de l’acteur, le travail du deuil et le mécanisme cinématographique.

Deux nouvelles et une chambre noire

En hommage à Klosinski, chef opérateur chargé des lumières dans Illumination de Krzysztof Zanussi (1973), Trois couleurs : blanc (1993) de Krzysztof Kieslowski, L’homme de marbre (1977) et L’homme de fer (1981), Wajda a réalisé un film de peintre tout entier construit autour du dispositif de la chambre obscure. Dans les aplats d’ombres ciselées par les raies de lumière de cette chambre intime filmée en cinémascope, Wajda puise l’inspiration d’une mise en images de la nouvelle d’Iwaszkiewicz dont les plans sont travaillés en profondeur. Quelques décors reviennent, évoquent les champs et le lac des Demoiselles de Wilko photographiés par Klosinski : les portes-fenêtres d’un salon bourgeois ouvrant sur une terrasse luxuriante ; les deux portes symétriques à l’arrière-plan de la salle à manger ; les berges d’une large rivière où Marta traîne sa honte d’être vivante ; la guinguette d’une bourgade provinciale figée par les premières années du communisme. Sous un pont majestueux se rejoue le drame de Marta, dans les filets de cette plante aquatique qui « sent la mort » : tatarak5.

La présence fantomatique de Krystyna Janda et son teint diaphane font le lien entre l’enfer de ses souvenirs et le purgatoire d’Iwaszkiewicz. Aux deux extrêmes du spectre de sa carrière, Romy Schneider avait atteint une photogénie comparable dans L’enfer de Clouzot et La mort en direct de Tavernier. Un rayon de soleil illumine les longues jambes nues de Janda, dans sa chambre d’hôtel. Dans la fiction, ses jambes bridées par une étroite jupe noire la portent à peine. Au bord de la rivière, elle rejoint le jeune Bogus qui lui rappelle ses fils décédés pendant l’insurrection de Varsovie. À travers les herbes hautes, elle apparaît de dos dans sa tunique de bain. Le galbe de ses jambes accroche la lumière et le regard du gaillard qui sort de l’eau en trombe, et lui tend des tatarak en la vouvoyant. De part et d’autre du miroir de la fiction, Krystyna Janda hante son existence. L’époux médecin de Marta s’inquiète de sa pâleur. Dans le cabinet noir de radiologie, son corps amaigri est traversé de rayons X. Au sortir de la pièce, le médecin se frotte les yeux. Marta s’absente des conversations, quitte le repas conjugal. Le torse pâle et robuste de Bogus, ses muscles saillants, réveilleront des gestes maternels enfouis. Dans sa quête romantique de « vraies images » denses et symboliques6, Wajda convoque des visions sous-marines brouillées par la vase, des souvenirs hallucinés des deux enfants jouant dans un halo de lumière, des visions aveuglantes, ténébreuses ou transparentes. Toutes puisent à la noirceur de cette chambre, à laquelle nous sommes reconduits, comme à la matrice du deuil.

Souvenir des morts

C’est ce dispositif de chambre obscure qui commande aussi la lecture par Wajda des deux nouvelles qu’il fusionne : Tatarak de Jaroslaw Iwaszkiewicz et Avant la consultation de Sandor Marai. Les scènes en intérieur tournées dans la demeure bourgeoise du médecin et de son épouse reposent sur un jeu de miroirs et de lumière : contre-jour de la chambre où Marta est alitée, éblouissement de la chambre des enfants disparus, miroir où se reflète la silhouette du jeune Bogus venu emprunter un ouvrage à Marta. Elle lui tend Cendres et diamant, le roman de Jerzy Andrzejewski (que Wajda adapta en 1958). L’ouvrage scelle le lien imaginaire que fait Marta entre ses fils décédés pendant l’Insurrection de Varsovie et ce jeune ingénieur hydraulique appelé à construire un grand barrage dans cette ville provinciale sur laquelle s’abattent les premiers grands travaux communistes. Assis dans la véranda qu’Iwaszkiewicz décrit en détail, ils parlent de littérature. Marta tente de lui faire apercevoir l’importance des descriptions dans les romans : décrire une rivière, une odeur… Ce bref échange livre un ressort de la mise en image de la nouvelle d’Iwaszkiewicz par Wajda7. Le cinéaste a magnifié les descriptions de la rivière et de ses rivages, du pont qui la surplombe, mentionnés dans la nouvelle comme les seuls éléments vraiment beaux du paysage de cette ville de province.

Dans la chambre noire du cinéaste, quelque chose de la nouvelle se trouve mis en relief par la photographie : les sons des bords de l’eau au mois de mai, les lumières évoquées dans la nouvelle se trouvent révélés comme dans un négatif photographique. La rivière, majestueuse, anime un paysage de toute beauté que Wajda place à plusieurs reprises à l’arrière-plan d’un portrait rapproché de l’actrice assise dans l’herbe. Dans la seule scène de tournage du film, Wajda apparaît en train de lire avec Krystyna Janda l’ouverture de la nouvelle d’Iwaszkiewicz, où sont décrites les « deux odeurs » de cette plante, aussi appelée « herbe Tatare ». Le narrateur raconte que, depuis ses plus tendres années, cette odeur est associée pour lui à l’idée de « mort soudaine,  » et au souvenir du décès de son premier vrai ami, noyé à l’âge de treize ans. Pour révéler à l’écran la puissance évocatrice de cette odeur, Wajda fait le choix d’ancrer la fiction dans une confession bien réelle, de son interprète principale. À la nouvelle que Marai écrivit en 1940-1941 et qui fournit la matière de la pièce Aventure (Kaland), Wajda emprunte surtout la scène de la consultation médicale, et des rayons X. Avant la consultation met en scène un médecin d’une cinquantaine d’années, très occupé, qui remarque un jour la pâleur de sa femme, lors du repas familial. Il lui annonce qu’elle sera son premier patient ce jour-là. Dans le cabinet, une radio des poumons révèle qu’elle est gravement malade. Il décide de ne rien lui dire, de garder héroïquement la nouvelle pour lui, et fait entrer le patient suivant. Une autre chambre noire ouvre au cinéaste un autre aperçu sur la mort. À travers les descriptions littéraires d’odeurs, de sons, d’images médicales, Wajda cherche la présence sensible de la mort. Peintre de formation et metteur en scène, il projette ces descriptions littéraires sur grand écran, en imaginant des décors et des lumières magnifiés par le cinémascope. Avant de laisser ses tableaux lumineux gagnés par le noir de la chambre d’hôtel où il peut enregistrer en plan-séquence la confession d’un deuil réel. Cette reconduction au noir rappelle la condition où le cinéma puise la puissance de ses représentations d’un monde, irrémédiablement passé.

Les demoiselles de Wilko travaillait le schème nostalgique d’un impossible retour du passé ; la mélancolie d’une perte sans objet. Le deuil qui occupe à l’écran l’actrice et son personnage implique, lui, « un temps où l’existence de l’objet perdu se poursuit psychiquement8 », comme l’image cinématographique prolonge mécaniquement la présence d’une réalité passée. Comment les morts s’invitent-ils dans la vie et dans l’image ? Le dernier monologue de Gens de Dublin (1987) montrait comment la perte affecte l’amant survivant, ses proches (l’époux d’Anjelica Huston) et toute vie après la mort. Comme Huston, Wajda exalte les pouvoirs de la caméra de témoigner des morts. Il plonge dans une chambre noire percée d’une source unique de lumière ; observe la star participant à sa projection sur l’écran. Et bute sur l’impuissance inscrite dans le décor minimal de cette confession sur scène, sans musique ni maquillage, pauvre comme le théâtre de Jerzy Grotowski. « Je suis très enthousiaste de Grotowski », disait Wajda en 1971. Il savait « trouver la zone entre le personnage joué et la personnalité de l’acteur où il se découvrira totalement. […] Le véritable acteur commence au moment où il arrive à se confesser dans les paroles proposées par le texte, devant le public9 ». Dans ses confessions, l’acteur se livre nu et ouvre la porte à la révélation de sa vérité. Processus de révélation de soi que les décors dans leur sobriété doivent soutenir, d’après Grotowski ; qui transforme le théâtre « en une série de tableaux vivants. Il devient une espèce de monumentale camera obscura, de lanterna magica10 ».

Krystyna Janda quittera brutalement le tournage de Tatarak ; fuyant la répétition d’un traumatisme qui tient autant à l’étreinte du corps sans vie de l’être aimé qu’à l’instant poignant où, tel un réalisateur impuissant à diriger sa prise, elle commande à distance les deux hommes qui se sont jetés à l’eau pour sauver Bogus. Et murmure : « Un peu plus à gauche…À droite. » Le film de Wajda semble mû par le désespoir de n’avoir rien pu faire. De n’avoir pas su retenir des fils partis le fusil à l’épaule un certain 1er août 1944 ; pas su éloigner la maladie. De ne pas pouvoir, peut-être, consoler celle à qui il érige un monument.

  • 1.

    La cinémathèque française consacre une rétrospective à Wajda à partir du 8 février 2010 et tout au long du mois de mars, voir le programme sur www.cinematheque.fr. Nous remercions Catherine Fay, traductrice de Sandor Marai, pour les informations apportées sur la nouvelle adaptée par Wajda. Merci aussi à Klaudia Podsiadlo et Maciek Hamela, de l’Institut polonais à Paris, et à Régine Vial des Films du Losange.

  • 2.

    Tatarak. Pologne (2009). 1 h 25. Réal. et scén. : Andrzej Wajda, d’après Tatarak de Jaroslaw Iwaszkiewicz et Rendelés elött de Sandor Marai. Image : Pavel Edelman. Déc. : Magdalena Dipont. Cost. : Magdalena Biedrzycka. Son : Jacek Hamela. Mont. : Milenia Fiedler. Mus. : Pawel Mykietyn. Prod. : Michal Kwiecinski. Cie de prod. : Akson Studio. Dist. fr. : Les films du Losange. Int. : Krystyna Janda (Marta, l’actrice), Pawel Szajda (Bogus), Jan Englert (le docteur), Jadwiga Pietrucha (l’amie de Marta).

  • 3.

    Jaroslaw Iwaszkiewicz, le Bois de bouleaux, les Demoiselles de Wilko, trad fr. P. Cazin, Éditions des autres, 1979.

  • 4.

    Entretien, Positif, no 219, p. 6.

  • 5.

    Voir la traduction anglaise de Tatarak: Sweet Flag, dans The Modern Polish Mind, anthologie de nouvelles polonaises éditée par Maria Kuncewicz, trad. angl. C. Wieniewska, Londres, Secker & Warburg, 1962.

  • 6.

    Entretien, Positif, no 123, p. 41.

  • 7.

    Outre les trois adaptations de Wajda (Le bois de bouleaux, Les demoiselles de Wilko et Tatarak), Jaroslaw Iwaszkiewicz a inspiré Mère Jeanne des anges de Jerzy Kawalerowicz, prix spécial du jury à Cannes en 1960.

  • 8.

    Voir Freud, « Deuil et mélancolie », dans Métapsychologie, trad. fr. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, 1968, p. 128.

  • 9.

    Entretien, Positif, no 123, p. 40.

  • 10.

    Jerzy Grotowski, Vers un théâtre pauvre, trad. fr. B. Levenson, Paris, L’Âge d’homme, 1971, p. 28.

Élise Domenach

Élise Domenach est professeure en études cinématographiques à l'École Nationale Supérieure Louis-Lumière. Elle a récemment dirigé L’écran de nos pensées. Stanley Cavell, la philosophie et le cinéma (ENS Éditions, 2021). Elle est également l’autrice de Le paradigme Fukushima au cinéma. Ce que voir veut dire (2011-2013), paru chez Mimesis en 2022.…

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