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Dans le même numéro

Dans le brouillard. Entretien avec Luc Dardenne

mars/avril 2009

#Divers

Lors de sa 49e édition, le Festival international du film de Thessalonique a rendu hommage aux frères Dardenne, deux fois lauréats de la Palme d’or cannoise (Rosetta en 1999, L’enfant en 2005) et auteurs récemment du Silence de Lorna (2008). Le cadet de la fratrie, Luc, est philosophe de formation (ancien élève de Taminiaux et de Levinas, auteur d’un mémoire sur Cornelius Castoriadis à l’Université catholique de Louvain), et auteur d’Au dos de nos images1. L’entretien qui suit a son point de départ dans une masterclass, le 15 novembre 2008 à Thessalonique ; l’occasion de revenir sur la formation des frères Dardenne, leurs premiers documentaires, les fictions qui leur valurent une renommée mondiale et la situation du cinéma belge. Luc Dardenne évoque la « méthode » élaborée de film en film, et sa vision de la direction d’acteur : comment camper des personnages aux prises avec des interrogations morales fondamentales, dans des contextes sociaux et économiques si rudes qu’ils aveugleraient presque ; des personnages qui doivent diriger leur vie, mais dans le brouillard ? À la lumière de ses propos, on retrouve l’inspiration d’un cinéma rare ; qui cherche une consolation à la source de « portraits de vaincus : de gens qui se battent pour une société meilleure et qui échouent ».

Esprit – À vos débuts, il y a plus de trente ans, vous réalisiez avec votre frère Jean-Pierre des vidéos d’intervention dans les cités ouvrières wallonnes. Vous avez beaucoup cru à l’importance de ces documentaires sur le monde ouvrier. Pourquoi êtes-vous passé à la fiction ? Comment comprendre ce parcours à front renversé, du documentaire à la fiction, où vos premiers documentaires (de 1974 à 1983) étaient très narratifs, et vos fictions (à partir de Falsch, 1986) marquées par un style documentaire.

Luc Dardenne – À nos débuts, on ne savait pas vraiment qu’on filmait des documentaires. C’était très simple. On frappait à la porte des gens, dans les cités ouvrières, et on disait : « Pendant un an, on va passer des vidéos tous les samedis et tous les dimanches dans votre quartier (un garage, une salle paroissiale, une salle de maison du peuple, un café). Ça vous intéresse ? » C’était en 1974, et peu de gens travaillaient en vidéo. L’idée était de filmer et montrer ce qu’on filmait dans des délais assez rapides. Je ne dirais pas qu’on faisait salle comble, mais il y avait beaucoup de monde. L’idée nous en était venue de Sartre, qui disait que la société nous met en série. La société, et l’urbanisme aussi, séparent les gens. Dans les endroits où nous tournions, il n’y avait pas de lieu collectif, à part l’église ou la mairie, parfois une maison du peuple du parti socialiste, rarement un café. On allait trouver les gens dans l’idée de recréer de l’unité, des groupes ; que des gens qui ne se parlaient pas se mettent à se parler. On leur demandait de raconter leur vie, et dans leur vie un moment où ils se sont battus contre quelque chose d’injuste. Une femme racontait qu’elle avait divorcé parce que son mari la frappait. Une autre racontait une grève. La première grande grève des femmes a eu lieu en Belgique en 1968. Ou bien on filmait un résistant. On n’écrivait pas nos premiers documentaires. C’est seulement plus tard, quand on a fait Le chant du rossignol sur la résistance dans notre région (des entretiens avec des déportés, des anciens combattants), qu’on a commencé à écrire nos films. Si on a songé à faire de la fiction, c’est grâce à notre rencontre avec Armand Gatti, qui a été notre père spirituel. Il nous a demandé, à mon frère et moi, de travailler avec lui (comme assistant caméra et assistant réalisation) sur son film de fiction, Nous étions tous des noms d’arbres (1981). Son travail avec les acteurs nous a beaucoup intéressés. Quatre ans plus tard, on a réalisé notre premier film de fiction. Dans nos documentaires, on était de plus en plus directifs avec les gens. On les manipulait. On a même payé l’une des personnes qu’on a filmée, parce qu’on lui prenait du temps sur son travail. On ne lui demandait pas de mentir mais on lui demandait de faire des choses que lui ne sentait pas : parler, marcher d’une certaine manière. On sentait qu’on avait envie de raconter les choses, et qu’on avait atteint certaines limites avec le documentaire.

Notre passage à la fiction n’est pas indifférent, aussi, à la transformation de notre ville, Seraing, sous l’effet de la crise économique. À l’époque où l’on tournait nos documentaires, la ville a connu une énorme perte d’emplois liés à la sidérurgie. De 40 000 emplois, il en est resté 8 000. Le bas de la ville était déserté, occupé par des déclassés, des Sdf, des junkies. On a vu apparaître des terrains vagues, des gens seuls errants ; des garçons comme Igor dans La promesse, ou comme son père qui exploite des immigrés clandestins. De nouveaux personnages sont apparus. Et on ne pouvait pas faire des interviews avec eux !

Cette question nous conduit au cœur de l’accomplissement de votre cinéma, qui repose beaucoup sur la direction d’acteur. Direction d’acteur et mise en scène sont un peu la même chose. Vous l’avez beaucoup dit. On trouve là l’influence décisive d’Armand Gatti, qui vous a formé, et qui était un homme de théâtre avant tout. Au début des années 1980, à l’époque de Regarde Jonathan et de Flash, votre cinéma de fiction entretenait un rapport fort avec le théâtre.

Mon frère a étudié la comédie. Il a joué dans une pièce de Gatti. Et moi, j’aimais beaucoup le voir jouer. Mais lui n’était pas très heureux quand il jouait. Il ne se trouvait pas bon. Je crois que c’est comme ça qu’on s’est retrouvés, qu’on a eu envie de faire des films ensemble. Sinon, il serait devenu comédien. Moi, j’étais de trois ans plus jeune. Je l’ai rejoint auprès de Gatti. Et nous avons été ses assistants sur plusieurs spectacles. On passait beaucoup de temps avec lui, on rentrait dans sa manière de se préparer, de travailler. Celui qui voulait comprendre le pouvait. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à comprendre ce que signifiait mettre en scène. En le voyant faire.

Assister Gatti impliquait aussi d’aller à la rencontre des gens qu’il allait filmer.

Oui. Gatti faisait aussi des films en vidéo. Il filmait les gens qui nourrissaient les personnages des pièces de théâtre qu’il écrivait et il passait ces films dans les endroits où ensuite la pièce était jouée. Par exemple en 1973, en plein remembrement de toute l’agriculture européenne, beaucoup de paysans ont dû arrêter leur activité et ne savaient que faire. Avec des paysans belges, Gatti a fait des pièces de théâtre. Il les filmait, les enregistrait chez eux, et écrivait ensuite les dialogues de sa pièce. En participant à ce travail, on a vu le premier usage de la vidéo, qui nous a beaucoup impressionnés. Quand Gatti est parti en Allemagne, mon frère et moi on s’est dit qu’on allait essayer de faire comme le maître. On a travaillé comme manœuvres dans une centrale nucléaire de la région pour se faire de l’argent. Et on a acheté une caméra avec laquelle on a filmé dans les cités ouvrières.

Depuis vos premiers documentaires, construits autour d’entretiens et de témoignages, jusqu’à vos fictions les plus récentes, vous avez toujours réalisé des films centrés sur un personnage. Est-ce une explication du lien si étroit qui unit chez vous la mise en scène à la direction d’acteurs ?

Oui. On n’a jamais fait que des portraits ; que ce soit en documentaire ou en fiction. Des portraits de personnages, et de familles parfois.

Ces portraits étaient ancrés dans une réalité sociale et directement politique, au début de votre carrière : la résistance, le mouvement ouvrier. Par la suite, l’accent s’est déplacé vers la morale, dans ces portraits. Dans chacun de vos films depuis Je pense à vous, une situation sociale très précisément documentée et peinte se trouve articulée à des interrogations morales presque atemporelles.

En tant que réalisateurs de documentaires on n’était pas idéologues. Ce qui nous intéressait c’était un homme, une femme. Je me souviens d’un Belge du nord, un Flamand, qu’on était allé voir. Il avait fait la guerre d’Espagne. Il nous avait dit qu’il était parti pour s’opposer à son père, qui voulait qu’il fasse des études. Je me souviens que ce type de portrait nous intéressait. On n’a jamais interviewé des gens qui avaient un discours tout fait. Ce qui nous intéresse, depuis nos premiers films, c’est une situation morale à la fois particulière et universelle, qui implique de se demander : est-ce que pour sauver ma vie je suis prêt à tuer un autre ? C’est la question du meurtre, en somme, qui nous a toujours intéressés. Vais-je aider celui qui va mourir ou penser seulement à m’en sortir ? On retrouve cette situation dans Le silence de Lorna. Nos personnages vivent dans la pénurie de biens. Ils manquent d’argent, vivent au jour le jour. Or quand les biens deviennent rares, le fait d’avoir ce bien, de le partager ou pas, devient crucial. L’enjeu devient vite vital. La question morale est dans l’économie. On le voit avec la crise économique actuelle. Je ne sais pas ce qu’est un être humain. Mais je crois qu’on le trouve dans des situations précises où se présente la possibilité de tourner la tête pour ne pas voir celui qui souffre, ou qui va mourir, ou la possibilité au contraire d’aller vers lui et de l’aider. Là, on trouve l’être humain. C’est ce qui se promène dans tous nos films.

Éviter le surplomb

Lorsque vous filmiez les idéologies politiques vous n’étiez pas idéologues. Devant des situations purement morales, vous n’êtes pas non plus moralisateurs ! Dans vos fictions, le suspens sur le plan de l’action et la suspension émotionnelle et morale sont tels qu’on se demande jusqu’au bout si Rosetta va faire le mal et dénoncer son ami, si Lorna (Arta Dobroshi) va se rendre complice du meurtre de Claudy (Jérémie Rénier), si Olivier (Olivier Gourmet) dans Le Fils se vengera ou pas. On ne sait pas de quel côté cela va pencher. Comment procédez-vous pour filmer l’indécision morale de vos personnages, leurs doutes, et les incertitudes sur lesquelles se conquiert leur possibilité de choisir, d’agir par conviction ? Quelles sont vos solutions de mise en scène ?

C’est en voyant les plans-séquences de Cassavetes qu’on a, en partie, trouvé notre manière de travailler. Quand on tourne en 16 mm (comme Cassavetes), les plans-séquences durent 9 mn 30. Ne pas couper, c’est décisif pour nous. Peut-être parce qu’on vient de la vidéo. Ce que vous dites sur la suspension est très important. On est toujours sur le fil, comme un funambule. Comment faire pour que le personnage tragique, celui qui porte la question, le dilemme, ne donne pas l’impression de maîtriser les choses ; pour que sa décision n’ait pas l’air inspirée par une quelconque maîtrise ? Il faut qu’on soit toujours dans la matière, avec le personnage qui ne domine pas la situation. Sa décision n’est pas le fruit du hasard, bien sûr. Mais il ne sait pas d’avance ce qu’il va faire. Il est dedans. Notre manière de filmer vient de là. C’est pour cette raison qu’on prend les personnages de dos. Jamais on dira à un acteur : là tu sais que tu vas faire ça, là tu sais que tu vas dire ça. Jamais. Quand un acteur nous demande : « À ce moment-là, qu’est-ce que je pense ? » On ne répond pas, simplement parce qu’on ne sait pas. On ne parle jamais de la psychologie des personnages avec les acteurs. Des choses physiques, oui : à ce moment-là tu t’arrêtes, tu regardes, tu reviens. Mais on ne dira jamais à un acteur que son personnage est comme ça parce que son père ceci, sa mère cela. Dans leur tête, les acteurs se racontent quelque chose, c’est sûr ! Et ils ont raison. Mais on ne veut pas connaître ce qu’il pense. La rencontre sera meilleure si on ne le sait pas. Si, en tant que réalisateurs, on propose une explication, même partielle, l’acteur s’y engouffrera. Et on s’étonnera qu’il n’ait plus la même souplesse, le même brouillard devant les yeux. Quelque chose que le spectateur peut investir à son tour. Le spectateur doit pouvoir faire ses hypothèses, chercher avec le personnage, et ne pas le regarder comme quelqu’un qui sait. Le plan-séquence nous permet de faire bouger les personnages d’une manière telle qu’ils ne jouent pas, qu’ils restent dans la matière, dans l’obscurité. Les dialogues y contribuent aussi. On pense toujours les plans-séquences pour que le personnage n’apparaisse pas maître de son comportement. Cela demande beaucoup de travail, évidemment. Il faut déconstruire tout pour que ça paraisse naturel. Déconstruire et reconstruire. On répète deux mois avant le tournage. Pas pour arrêter les choses, mais pour chercher avec les acteurs. C’est comme un « décrassage » au football. On ne fait pas de story-board, mais on essaie des choses avec les comédiens et les techniciens. On cherche où placer la caméra. Et durant le mois qui précède le tournage, mon frère et moi on aime bien jouer les scènes avec une petite caméra vidéo dans les décors. Ça nous aide beaucoup à chercher ensuite avec les acteurs. Je crois qu’ils le sentent. C’est comme ça qu’on trouve nos plans.

Pour revenir au plan-séquence : on veut éviter une position de surplomb qui ferait sortir le spectateur du film, le mettrait en position de dire ce qu’il faut penser. Au-dessus. Pour nous, c’est ce qu’il ne faut jamais faire. La force, c’est de rester dans l’obscurité, avec l’image. Il y a plusieurs manières d’être dans le surplomb dans le film : soit que les comédiens savent où ils vont, comment ça va se terminer et quelle est la vérité de ce qu’il se passe dans leur tête ; soit que la mise en scène elle-même sait trop où elle va. Quand on découpe, on a l’impression qu’on maîtrise. Avec le plan-séquence, on s’immerge dans une matière qui nous échappe. Qu’on est dedans, entouré par elle. Je sais qu’il y a des grands cinéastes qui découpent beaucoup. Notre méthode à nous, notre manière de travailler, implique de chercher à rester dans l’obscurité, dans la non-maîtrise.

Comment se décide le mouvement de caméra ; à quel moment dans le plan-séquence la caméra passe de derrière le personnage à un plan de trois quarts, par exemple ?

Sur le tournage, on répète tous les matins dans les décors, seuls avec les acteurs. De cette manière, quand l’équipe technique vient sur le plateau, elle vient chez nous, et pas nous chez eux. La technique prend vite le pouvoir sur un plateau. Elle balaie tout, même les acteurs. Donc, on travaille avec les acteurs et on cherche les mouvements de caméra avec les mains. Puis, la caméra vient, le directeur photo, l’ingénieur du son, et on leur montre le plan ; d’où on part, etc. Les acteurs refont ce qu’on a répété. Et mon frère et moi on alterne pour montrer le plan. Ensuite on choisit la focale. Généralement on tourne au 40 en 35 mm et au 25 en super 16. Ensuite, on cherche le plan avec le cadreur qui, lui aussi, va apporter des choses nouvelles. La photographie ne doit pas non plus être en surplomb. Le directeur photo ne doit pas écrire sa lumière de manière à ce qu’on la voie. Il faut que tout le monde participe à la même intensité. Notre ingénieur du son, Jean-Pierre Duret2, est un homme très sensible, qui a travaillé avec Gatti. On demande aux acteurs de se libérer un mois et demi avant le tournage pour les répétitions.

Vous leur demandez même parfois de se libérer en amont des répétitions et du tournage, de ne pas travailler avant. À Olivier Gourmet, par exemple, vous avez demandé de se libérer en amont du travail sur Le fils, je crois. Pour cultiver un vide, une envie de cinéma ?

C’est vrai. On lui avait demandé de ne pas travailler avec d’autres. Dans Le fils, Olivier allait jouer le rôle d’un père dont l’enfant a été assassiné, et qui prend comme apprenti le garçon qui a tué son fils (mais celui-ci ne le sait pas). On appréhendait ce film. D’où cette demande à Olivier Gourmet qu’il ne fasse pas d’autre film juste avant. Les acteurs travaillent beaucoup. C’est normal. Bien souvent, ils ne se libèrent que quelques jours avant le tournage, même quand ils ont le rôle principal. On fait les essayages en coup de vent. Nous, on n’aime pas ça. Il nous est arrivé de refuser d’excellents acteurs à cause de cela. Parce que les costumes ont une grande importance pour nous. Et cela prend beaucoup de temps.

L’importance que vous accordez aux costumes renvoie à l’obscurité, à la manière dont vous construisez l’intelligibilité des personnages en restant dans le brouillard. Vous ne cherchez pas les mots qui expliqueraient le comportement des personnages mais leurs gestes. On a beaucoup dit que vous êtes des cinéastes de la concrétude, des gestes de travail, de la vie ordinaire.

On dit souvent de nos personnages qu’ils sont opaques. À mes yeux c’est très important. Parce que c’est comme ça qu’un être humain se présente à un autre être humain. L’art a pour fonction de montrer qu’on ne connaît jamais vraiment personne ; ni soi-même ni un autre. En parlant d’obscurité, voilà ce que je veux dire. Il ne faut pas que le spectateur puisse penser qu’il a tout compris. Quand nous avons commencé à travailler sur Rosetta, la jeune fille avait un père. Mais le risque était de donner une explication : c’est parce que son père n’a pas été à la hauteur… Pour éviter cela, on l’a supprimé.

La direction d’acteur commence dès le casting, chez vous. Comment choisissez-vous vos acteurs ? Est-ce que vous choisissez plutôt un acteur qui est déjà le personnage, qui prouve qu’il existe ou plutôt une indétermination, une page blanche ?

Dans nos scénarios, on ne donne jamais de détails physiques sur les personnages : petit, grand, blond, brun. On ne sait pas. À l’exception du Fils, qu’on a écrit pour Olivier Gourmet, on a toujours écrit sans savoir à quoi ressemblerait l’interprète. Et toujours fait le casting nous-mêmes, en passant des annonces à la radio et dans les journaux. Pour Rosetta, on cherchait une fille de 16-17 ans. On avait reçu mille lettres et photos. Sur cette base, on a choisi près de 300 jeunes filles qu’on a vues et filmées. Émilie Dequenne était venue, emmitouflée dans plusieurs couches de vêtements qui la cachaient : veste, gilet, pull… On lui a fait enlever tout ça, et travailler dur. Elle est sortie transformée des essais : en sueur, son maquillage coulait. Sa mère qui l’accompagnait s’est même inquiétée en la retrouvant ! On a revu les rushs. On sentait son talent. Il y avait une autre fille qui nous plaisait, une grande fille mince, mélancolique, aux grands yeux bruns. Et Émilie Dequenne, qui était… « agricole », pour reprendre un qualificatif que Rossellini employait pour définir la présence à l’écran de certains corps d’actrices. Une fille qui a les pieds sur terre. Ce qui ne veut pas dire qu’elle ne peut pas s’envoler. Durant une scène, Émilie s’est accrochée à la table comme au rôle. Elle ne voulait pas lâcher. Et elle a gagné ; le rôle puis le prix d’interprétation à Cannes ! Une autre scène a été déterminante. Elle devait porter une bouteille de gaz pendant neuf minutes dans le froid. C’est très lourd : une dizaine de kilos. On voulait voir comment Émilie allait tomber avec une charge dans les mains. Pour un acteur, c’est très difficile de tomber. On lui a mis une pile de chaises dans les bras. Pendant sept minutes, elle portait les chaises sans parler. Et on lui a dit : « Tu vas craquer et tomber d’épuisement ». Elle a été formidable. Sans donner l’impression de jouer, elle est tombée, magnifiquement. Il faut se donner du temps pour choisir un acteur non professionnel.

Vous avez découvert de très nombreux talents, en travaillant avec des non-professionnels. Et vos acteurs ont souvent été récompensés pour leurs rôles dans vos films. Comment considérez-vous les acteurs, professionnels ou non ?

Je les aime, avant tout. Ce sont des gens compliqués mais c’est normal : ils doivent se mettre à nu. Dans les situations extrêmes, où il est difficile de trouver ce qu’il faut faire, un comédien professionnel risque de s’appuyer sur sa technique pour s’en sortir. C’est un danger pour nous. Au lieu d’approfondir, il va trouver le truc qui permet de faire la scène malgré tout.

Une morale provisoire

Et s’égarer en imaginant de fausses portes de sortie ? Votre vision du jeu d’acteur, d’une interprétation qui accepte de progresser dans le brouillard, évoque la « seconde maxime » de la morale provisoire de Descartes (Discours de la méthode, IIIe partie) sur la résolution, qui repose sur l’image d’un voyageur perdu dans une forêt, ayant à juger sans pouvoir se soutenir (encore) du savoir. Accepter le brouillard, le trouble et l’incertitude des situations morales n’est pas une école du renoncement. Il demeure possible d’agir moralement, dans le brouillard.

C’est pourquoi en réalité, on ne cherche pas à se sortir de ces situations extrêmes, mais à s’enfoncer davantage dans le brouillard ! Les solutions de jeu techniques qu’apporte un comédien professionnel sont un vrai danger, car on risque de les suivre. En tant que réalisateurs, on peut être tenté de les adopter pour tourner la scène à tout prix, et surmonter les tensions sur le plateau. C’est un vrai écueil.

Vous avez tourné récemment une autre scène très difficile dans Le silence de Lorna ; une scène de nu, ce qui est inédit dans votre cinéma, qui s’articule autour d’une chute. Arta Dobroshi tombe et la caméra la suit. Comment l’avez-vous dirigée ? Elle se déshabille de manière brutale et déterminée. Elle veut faire quelque chose pour Claudy et pour elle. Dans Au dos de nos images vous parliez du film au stade de l’ébauche, et disiez « ce sera un film sur une croyante ». Cette scène exprime une croyance forte en la possibilité de pouvoir sauver l’autre, en lui donnant son corps.

Pour cette scène, on lui a donné des indications seulement physiques : tu tombes là, tu jettes l’argent là. Claudy est en manque. À la porte, ils se bagarrent, Claudy tombe. Tu vas à la fenêtre, tu te déshabilles en enlevant d’abord ça, puis ça. On a décidé de tout avec elle, bien sûr. Après, tu te diriges vers lui, et tu attends le temps que tu sens avant de l’enlacer et l’embrasser. Et vous tombez ensemble. Cette scène n’a pas été répétée. On a tourné sans être vraiment prêts.

Cette scène met en présence deux corps humains dans le même espace. Il n’y a guère que deux issues possibles : soit ils se rapprochent soit l’un supprime l’autre. Car ils ne peuvent pas sortir de cet appartement. Lorna a peur de s’approcher de Claudy. Elle sent qu’elle devra lui dire la vérité sinon, l’aider. Elle le tient à distance. Mais lui s’accroche à elle comme à sa drogue. Elle sent qu’il va l’avoir. Roland Barthes disait que les tragédies de Racine, c’est un problème d’espace : toi ou moi mais pas les deux (Sur Racine3). Lorna sent au début qu’eux deux ne pourront pas rester en vie ; que si elle s’approche de lui, elle devra le laisser en vie.

Au fil des années vous avez élaboré une vraie méthode ; une manière de travailler et de tourner. L’un de ses pivots est le temps. On a évoqué les nombreuses prises, les répétitions en amont du tournage, et le luxe financier que cela représente. Tournez-vous aussi dans l’ordre du scénario ? Est-ce que cette scène d’amour aurait pu être tournée à n’importe quel moment ?

C’est vrai. On a établi une méthode de travail. Je crois, comme vous le dites, que c’est la méthode de travail qui fait le cinéaste. Dans l’histoire du cinéma, les cinéastes apparaissent avec une méthode. Et avec des acteurs. Le cinéma italien est venu avec ses acteurs ; le cinéma français aussi. En Belgique, on avait tendance à travailler avec des acteurs français connus qui permettent de trouver de l’argent plus facilement. On s’y est plié dans Je pense à vous, puis on a renoncé. Cela impliquait d’accepter faire des films moins chers. On a choisi des acteurs belges qui n’avaient jamais tourné, et créé notre cinéma avec sa méthode et ses acteurs. J’en reviens à Cassavetes, dont l’exemple a beaucoup compté pour nous. Il n’était pas seul : Peter Falk, Gena Rowlands l’entouraient.

Notre méthode de travail implique beaucoup de répétitions, un nombre de prises très variable, et de tourner aussi dans l’ordre du scénario. Parce qu’on sent mieux les choses en suivant le scénario ; on change à mesure que le film progresse. La fin du Fils a complètement changé. Jusqu’au dernier moment on a maintenu une incertitude sur le dénouement, ce qui n’aurait pas été possible si on n’avait pas tourné dans la continuité. Les acteurs préfèrent, d’ailleurs. Ils entrent ainsi dans le personnage progressivement.

À la fin du Fils, il y avait une scène très délicate. Morgan Marine (14 ans), qui joue l’apprenti, devait s’approcher d’Olivier avec une planche de bois pour la rentrer dans le camion, comme en demandant sa reconnaissance. Olivier vient d’hésiter à l’étrangler. Il est partagé entre l’envie de tuer le meurtrier de son fils, et celle de le former à la menuiserie, être comme son père. Morgan Marine n’avait jamais joué auparavant, mais il avait déjà deux mois de tournage derrière lui. Il était complètement dans son personnage. Il devait s’approcher et avoir peur d’Olivier. Il se demande s’il va l’accepter, le reprendre comme apprenti. Il tremblait parce qu’il avait peur physiquement de mal faire. Cela nous a tous beaucoup émus sur le plateau. Je crois que si on l’avait tourné avant que l’acteur ait vécu le film, on n’aurait pas eu cet instant.

Morgan Marine fait partie de ces acteurs belges que vous avez révélés. Après Jérémie Rénier, Émilie Dequenne, Olivier Gourmet. Comment s’est passé l’apprentissage du texte avec Arta Dobroshi, qui ne parlait pas français je crois ?

Arta vient de Priština. Elle faisait du théâtre à Sarajevo. Elle parle albanais, serbe, bosniaque, et anglais. Mais pas français. Avec une amie à nous, elle a travaillé et appris le texte français. Quand elle est venue en Belgique pour les répétitions, c’était difficile pour elle. Car le texte, on le dit à peu près. Or, quand elle n’entendait pas le mot qui précédait sa réplique elle croyait que l’acteur s’était trompé donc elle s’arrêtait, et on devait recommencer. Cela a mis quelque temps. Mais je crois que Jérémie Rénier et Fabrizio Rongione l’ont aidée à ne plus trop penser au texte. Elle a appris le français en deux mois. Je n’ai toujours pas compris comment ! Elle parlait français comme une émigrée, qui serait en Belgique depuis deux ans. Ce qui était parfait pour nous, parce qu’en reprenant le texte qu’on avait écrit elle y ajoutait le fantôme de sa langue maternelle.

Filmographie de Luc et Jean-Pierre Dardenne

Documentaires 1978-1983

Le chant du rossignol (1978)

Sept voix, sept visages de résistants (1978)

Une ville : Liège et sa banlieue (1978)

Lorsque le bateau de Léon M. descendit la Meuse pour la première fois (1978)

Pour que la guerre s’achève, les murs devraient s’écrouler (1980)

R… ne répond plus (1981)

Leçons d’une université volante (1982)

Regarde Jonathan : Jean Louvet, son œuvre (1983)

Fictions 1986-2008

Flash (1986)

Il court, il court, le monde (1987)

Je pense à vous (1992)

La promesse (1996)

Rosetta (1999)

Le fils (2002)

L’enfant (2005)

Chacun son cinéma (2007)

Le silence de Lorna (2008)

Êtes-vous inquiet pour la production et la distribution d’un cinéma comme le vôtre ?

Il y a un vrai problème aujourd’hui pour produire et défendre notre cinéma. Nos films ne se feraient pas sans la France. Il y a des structures européennes, bien sûr. Mais les salles, le public sont en France ! Alors qu’est-ce qui peut améliorer le cinéma européen, notre industrie ? Si on veut que le cinéma ne devienne pas de la video on demand – ce que certains distributeurs américains ont déjà tendance à faire en sortant les films dans les salles une semaine, puis tout de suite en video on demand – qu’il soit vu dans les salles, dans ce dispositif lié à ce qu’est le cinéma (l’obscurité !), je pense qu’il faut vraiment penser au dernier chaînon ; à l’exploitation. Une solution, je pense, est d’ouvrir des salles de cinéma qui mettraient l’accent sur le cinéma européen. Ce qui, évidemment, ne veut pas dire négliger les autres cinématographies du monde. Avec d’autres partenaires producteurs et distributeurs, nous allons ouvrir quatre nouvelles salles de cinéma à Bruxelles. Le cinéma européen en Belgique fait 7 à 8 % de recettes dans une grande ville. Donc il faut aller chercher le public, faire des débats, des formations, intéresser le public par le film et par ce qui peut se faire autour du film.

Producteurs, scénaristes, réalisateurs, et demain exploitants : la palette est de plus en plus large ! Ce souci de l’exploitation vous reconduit à une forme de cinéma d’intervention, différente sans doute de celle que vous pratiquiez avec Gatti : aller à la rencontre des gens avec les films. Travailler à la culture du public en travaillant à leur appréhension du local et du lointain.

Oui. Il ne s’agit pas de passer nos films. Mais de montrer des films d’Europe et d’ailleurs qui soient une « alliance de distraction et d’intelligence » et aller vers les plus jeunes, très lointains, qui forment l’individu, le citoyen. Un enfant de 10 ans, qui a été ému par un film, s’en souviendra toute sa vie. Il reviendra au cinéma et s’éduquera à travers lui. Car nos émotions sont aussi morales.

  • 1.

    Luc Dardenne, Au dos de nos images, Paris, Le Seuil, 2005.

  • 2.

    Jean-Pierre Duret est aussi l’auteur d’un remarquable documentaire, en salles actuellement, sur la survie de deux jeunes garçons dans le Nordeste brésilien : Puisque nous sommes nés.

  • 3.

    Roland Barthes, Sur Racine, Paris, Le Seuil, 1979.

Élise Domenach

Élise Domenach est maîtresse de conférences, habilitée à diriger des recherches, en études cinématographiques à l’École normale supérieure de Lyon. Elle a récemment dirigé L’écran de nos pensées. Stanley Cavell, la philosophie et le cinéma (ENS Éditions, 2021). Elle est également l’autrice de Le paradigme Fukushima au cinéma. Ce que voir veut dire (2011-2013), à paraître chez Mimesis en avril…

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