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Le Grand Inquisiteur, un discours de la servitude

décembre 2020

Sylvain Crezevault a choisi d’isoler le cinquième chapitre du roman de Dostoïevski afin de lui offrir un traitement autonome. Son Grand Inquisiteur propose une lecture très libre de l’œuvre, qui prend des airs d’invitation à la rébellion.

Il y a du Discours de la servitude volontaire de La Boétie dans ce Grand Inquisiteur de Dostoïevski, mis en scène par Sylvain Crezevault, qui a fait l’ouverture de la saison 2020-2021 de l’Odéon-Théâtre de l’Europe (Festival d’automne à Paris).

Ce qui frappe d’emblée, c’est le propos anarchisant de ce chapitre des Frères Karamazov sur lequel le metteur en scène travaillait (pour une création en novembre à l’Odéon) alors que le confinement s’installait, chapitre qu’il a finalement décidé de déconstruire et de transformer en fable contemporaine sur l’asservissement.

Sylvain Crezevault n’en est pas à son coup d’essai avec Dostoïevski, dont il a mis en scène notamment Les Démons en 2018, qui était déjà une adaptation très libre et déconstruite du roman. Le point de départ respecte le chapitre v du livre V du chef-d’œuvre de Dostoïevski, « une des plus hautes performances de la littérature mondiale », si l’on en croit les termes de Freud dans sa préface au roman (« Dostoïevski et le parricide1 ») ou le « couronnement de la dialectique » des idées de Dostoïevski, selon le philosophe Nicolas Berdiaev2. Ivan (joué par Sylvain Creuzevault) récite à son frère cadet Aliocha (Arthur Igual), un poème qu’il a composé autour du personnage du Grand Inquisiteur (Sava Lolov), lequel fait arrêter Jésus (Arthur Igual), de retour sur terre en pleine Inquisition espagnole, pour le mettre à mort. En effet, le Christ, reconnu de tous, quoique muet, est condamné pour avoir refusé de promettre le bonheur aux hommes sur le fondement du miracle, du mystère et de l’autorité. En leur promettant au contraire la liberté, en tout cas à ceux prêts à se rebeller, il met en danger la domination de l’Église sur le peuple.

La mise à mort est le grand thème transversal des Frères Karamazov, sous l’angle du « parricide ». Mais vouloir tuer le père, c’est comme vouloir tuer Dieu, ou vouloir abattre le pouvoir politique, comme semble le suggérer le basculement ingénieux de la pièce dans le burlesque par l’arrivée de Donald Trump (Servane Ducorps) et de Margaret Thatcher (Frédéric Noaille), qui finissent par massacrer le Christ, le torturant et le dépeçant dans une scène trash, pour mieux le dévorer et le faire disparaître.

Les clowns des temps modernes qui s’approprient cette « farce » et « bouffonnerie énorme » du Grand Inquisiteur (selon les mots de Genet3) sont rejoints par quelques figures du passé (Staline, Marx…), ce qui a pour effet d’insister sur l’éternel recommencement des réflexes absolutistes des responsables politiques et de leurs effets sur les libertés individuelles, et l’engourdissement et la torpeur récurrents des peuples.

À ce premier niveau de lecture s’ajoutent d’autres degrés. C’est ainsi qu’apparaît Heiner Müller (joué par Nicolas Bouchaud), dramaturge allemand génial, mais loin d’être très connu du grand public, qui, dans « Penser est fondamentalement coupable », raconte sa découverte de Dostoïevski, mais surtout montre en quoi le capitalisme est une parodie du communisme, et donc que tous les totalitarismes sont condamnables et peuvent entraîner des catastrophes comme celle d’Auschwitz4. Est ainsi atteinte une dimension de méta-théâtralité, à laquelle vient s’ajouter l’invocation de la fameuse affirmation d’Adorno selon laquelle il n’est plus possible d’écrire de poème après Auschwitz. On ne peut alors s’empêcher de penser à Romeo Castellucci, qui a eu un rapport complexe à cette question et dont l’affirmation fondamentale, « la prophétie du corps sans organe5 », résonne étrangement avec l’esthétique de la grande scène sus-évoquée du Grand Inquisiteur.

L’invitation à la rébellion (« Éternelle rébellion quoi qu’il en soit »), qui s’inscrivait sur le rideau de scène tandis que les spectateurs s’installaient dans la salle, est un pari réussi dans un subtil équilibre d’humour et de provocation par Sylvain Creuzevault et ses sensationnels comédiens qui font bien de l’art une arme pour être plus fidèles encore à La Boétie et à Müller qu’à Dostoïevski.

  • 1.Sigmund Freud, « Dostoïevski et le parricide » [1928], dans Résultats, idées, problèmes, trad. par Jean-Baptiste Pontalis, Paris, Presses universitaires de France, 2002.
  • 2.Nicolas Berdiaev, dans La Légende du Grand Inquisiteur de Dostoïevski, commentée par Konstantin Léontiev, Vladimir Soloviev, Vassili Rozanov, Serge Boulgakov, Nicolas Berdiaev, Sémion Frank, traduit du russe et présenté par Luba Jurgenson, Lausanne, L’Âge d’homme, 2004, p. 325-361.
  • 3.Jean Genet, L’ennemi déclaré, édition d’Albert Dichy, Paris, Gallimard, 1991.
  • 4.Heiner Müller, Fautes d’impression, textes et entretiens choisis par Jean Jourdheuil, Paris, L’Arche, 1991.
  • 5.Claudia et Romeo Castellucci, Les Pèlerins de la matière. Théorie et praxis du théâtre, trad. par Karin Espinosa, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2001.

Emmanuelle Saulnier-Cassia

Professeure de droit public à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-Paris-Saclay, agrégée des Facultés de droit, Emmanuelle Saulnier-Cassia est également diplômée en sciences politiques (IEPG) et en études théâtrales (Université Paris 3-Sorbonne nouvelle). Elle est membre du comité de rédaction de la Revue Esprit et produit les podcasts consacrés au théâtre dans la collection Au grand jour,…

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