La justice après Outreau. (Entretien)
Au terme des auditions parlementaires, il est possible de voir ce que cette affaire à la fois hors norme et affreusement banale a révélé du fonctionnement de la justice. L’instruction et le travail des juges doivent-ils être repensés ? Cette affaire marque-t-elle un tournant dans notre rapport collectif à la justice ?
L’affaire d’Outreau fera date. Autant pour le préjudice qu’elle a porté à des citoyens innocents qui ont été incarcérés pendant de longs mois, que pour ce qu’elle révèle de l’état de nos institutions. La vague de judiciarisation des années 1990, que nous avons amplement analysée dans cette revue, a posé des questions qui sont restées sans réponses. On n’a pas pris la mesure de la transformation de nos sociétés démocratiques qui font de la justice une institution désormais centrale, aussi bien en France que dans les autres pays. La justice est une institution en déshérence car elle n’a pas de tête ; qui doit en effet la gouverner : la Cour de cassation ? le Conseil supérieur de la magistrature ? le garde des Sceaux ? Quand on cessera de considérer le pouvoir judiciaire comme une menace pour les autres pouvoirs exécutif et législatif, la qualité de la délibération collective, de l’élaboration des lois et de leur mise en pratique en sera augmentée d’autant.
Faute d’avoir voulu se confronter à des questions certes difficiles mais néanmoins cruciales – le statut du juge d’instruction, la séparation du siège et du parquet, la nécessité dans toute démocratie moderne d’une cour suprême, la rénovation des savoirs juridiques, la réforme des facultés de droit pour être compétitif dans le marché global du droit –, le pouvoir politique semble désemparé et fait preuve d’une grande impréparation. Pourtant, on ne sortira durablement du malaise que laisse cette affaire, qu’à la condition de ne pas céder à la paresse intellectuelle : non, toute modernisation de l’institution ne va pas nécessairement augmenter le pouvoir des juges – bien au contraire : elle pourrait le rationaliser. Non, toute intervention juridictionnelle ne témoigne pas d’un corporatisme judiciaire, mais signale que le droit est devenu une référence commune dans une démocratie libérale. Le pari d’une magistrature provinciale, faible politiquement et paupérisée, qui a été le nôtre jusqu’ici, n’est plus adapté : désormais un État respecté et une économie compétitive ont besoin d’une justice efficace.
Antoine Garapon
Antoine Garapon – La faillite judiciaire du procès d’Outreau focalise l’attention de l’opinion publique sur les fautes et les défaillances de la procédure judiciaire. C’est donc un moment rare dans une démocratie, non sans ambiguïtés, dont peut sortir le meilleur comme le pire. Le pire serait qu’il n’en sorte rien, si ce n’est une nouvelle baisse de la confiance dans l’institution judiciaire. Le meilleur serait d’amorcer non seulement une réforme de la justice mais aussi une rénovation de notre démocratie, sans oublier le serpent de mer de la réforme pénitentiaire. Quelles sont les principales pistes de réformes ? Le scandale de la détention provisoire est au centre du débat. L’objectif n’est pas d’imaginer nécessairement un nouveau système ou de vouloir rechercher un responsable à tout prix à cette faillite de la justice. Il est nécessaire de s’attaquer au socle culturel sur lequel repose la justice, c’est-à-dire un imaginaire inquisitoire auquel participent les magistrats, les médias, les politiques et l’opinion publique dans son ensemble.
Jean Danet – Depuis quelques années, l’attention s’était plutôt focalisée sur la question du traitement des délits. L’affaire Outreau nous saisit dans le sens où elle est une parfaite catastrophe par la banalité de ses enchaînements et la violence du résultat. La lettre de la loi y a été respectée mais les manquements à l’esprit de la loi et les manques de la loi ont produit tous leurs effets, le tout dans une bonne conscience totale de la justice et des médias dans un premier temps. Cette affaire a été suivie par des acteurs sans doute convaincus de servir la justice, d’assurer notre sécurité et de nous préserver de grands risques.
Denis Salas – Les affaires de pédophilie apparaissent depuis le milieu des années 1990. Très médiatisées, elles se déroulent dans un climat de violence émotionnelle et sur le mode exclusif de l’accusation. Ce type d’affaires a un pouvoir de sidération tant il remet en cause ce repère majeur qu’est la différence entre générations, tant il génère la peur d’une société livrée au chaos. Cependant, l’affaire d’Outreau a atteint un paroxysme. La machine judiciaire a fonctionné comme une instance de purification collective. Elle exprime l’activisme zélé de la justice alors que l’affaire Dutroux en révèle les carences. En ce sens, l’affaire Dutroux est plus proche de l’affaire des disparues de l’Yonne que celle d’Outreau. Depuis de nombreuses années, les dangers liés à ce type d’affaire sont connus. Nous avions tiré la sonnette d’alarme lors de l’affaire de Mâcon (1997) où plusieurs personnes s’étaient suicidées lors d’une affaire de détention de cassettes pédophiles, à la suite d’une enquête de gendarmerie menée sur plusieurs départements. L’affaire d’Outreau est particulière car elle lie le système inquisitoire où le pouvoir est entre les mains de la police et de la justice (parquet, juge d’instruction), le registre de la croyance collective en un vaste réseau criminel et, enfin, une transgression majeure : le viol d’enfants.
La grande versatilité de l’opinion publique a fonctionné au cours du procès. L’émotion publique a d’abord joué en faveur d’une accusation des inculpés, avant d’inverser son jugement.
Denis Salas – Ce qui se joue dans cette affaire est moins le populisme pénal qu’une de ses composantes, la panique morale. On ne peut comprendre ce qui s’est passé sans y voir, au stade de l’instruction, une scène imaginaire de lutte contre le mal. Puis, face à la commission d’enquête parlementaire, le juge d’instruction, par un jeu d’ardoise pivotante, s’est retrouvé à son tour accusé. Nous vivons dans un monde fluide – ou « liquide » (Zygmunt Bauman) – où les croyances sont faites de sincérités passagères et d’opinions révisables. Plus aucune institution n’encadre le libre flux des opinions et des croyances. Le renversement permanent de notre lecture de ces affaires nous conduit tantôt à un excès de zèle, quand il s’agit de poursuivre ce type d’accusé, tantôt à un vaste regret collectif, quand il s’agit de déplorer les accusations infondées.
Jean Danet – Nous sommes depuis quelques années dans une situation ressemblant à un tableau de psychose maniaco-dépressive. Nous sommes tantôt dans des phases dépressives, comme en 2000 alors que se multipliaient les appels à la nécessité d’une réforme pénitentiaire, ou aujourd’hui avec Outreau, tantôt dans des phases maniaques au cours desquelles le législateur prend toutes sortes de textes, les juges réagissent à la pression de l’opinion, les médias s’agitent sur une série d’affaires. Ces phases s’enchaînent dans un désordre grandissant et brouillent la réflexion sur ce que devrait être la réforme de la justice pénale.
Le populisme pénal serait une sorte d’ubris vindicative, demandant plus de sécurité, plus de détention et donc plus de peines. L’affaire d’Outreau semble pourtant être à contre-courant de cette ubris tant de la presse que des juges.
Denis Salas – Dans un monde lourd de menaces, le droit à la sécurité, désormais inscrit comme tel dans nos lois, habite profondément les attentes collectives. Il est devenu aujourd’hui un droit fondamental et a conduit à l’adoption de nombreuses lois qui renforcent le pouvoir de la police et du parquet, en cas de pédophilie, de terrorisme ou de crime organisé. Outreau est effectivement à contre-courant de cette tendance. Cette affaire suggère de desserrer l’étreinte du système pénal à un moment où il n’a jamais été autant sollicité. Elle exprime l’attente silencieuse d’un autre arbitrage entre liberté et sécurité, d’une justice qu’on voudrait moins armée contre le mal et plus soucieuse des droits de la personne. Mais, l’affaire d’Outreau peut aussi rester un moment d’indignation sans lendemain. Souvenons-nous qu’il y a quelques années, l’indignation des parlementaires face aux conditions d’incarcération n’a pourtant rien changé à la situation de nos prisons !
Une pression de l’opinion en faveur de la détention provisoire ?
Ce qui est le moins contestable de l’affaire d’Outreau est le scandale de la détention provisoire. Pouvez-vous nous rappeler la manière dont se déroule une procédure pénale ainsi que le temps passé en détention provisoire ? Celle-ci commence souvent immédiatement après l’arrestation. Depuis la loi du 15 juin 2000, elle est décidée par le juge des libertés et de la détention.
Jean Danet – La détention provisoire est sur la sellette pour des raisons qui ne tiennent pas seulement aux règles de procédures. Entre 1965 et 2002, il y a eu 27 réformes de la détention provisoire ! En 1970, la détention préventive devient détention provisoire. Elle n’a une durée butoir que depuis 1995 seulement, preuve que la culture inquisitoire pèse très lourdement. L’affaire Outreau soulève plusieurs questions sur la détention provisoire :
l’absence de critères spécifiques à la détention provisoire par rapport à la mise en examen en ce qui concerne les charges. Des indices graves ou concordants suffisent à mettre un individu en examen et on ne demande pas d’autres indices pour la mise en détention provisoire ;
malgré l’affirmation par la loi du caractère exceptionnel de la détention provisoire, les motifs sont vagues, notamment celui de trouble à l’ordre public. Doit-on les modifier ?
le risque judiciaire à écarter la détention provisoire et la tentation d’utiliser la prévention provisoire pour la recherche de l’aveu sont les deux moteurs qui conduisent à une situation comme celle d’Outreau. Comment en sortir ?
la défense, telle qu’elle est pensée par notre droit, est trop faible pour arrêter ces deux moteurs et trop tardive dans ses interventions. Comment la renforcer ?
les contrôles de la détention provisoire ne fonctionnent pas. Il y a une faillite à la fois du côté des juges de la liberté et des détentions, de la chambre des détentions et sûrement aussi de la chambre criminelle sur le délai raisonnable.
Est-il choquant que la justice soit aussi poreuse à la sensibilité publique ? N’est-ce pas aussi une des conditions d’une justice démocratique ?
Denis Salas – La justice doit être ouverte sur la société. C’est une mutation qui est récente tant elle fut longtemps coupée de celle-ci. Mais elle doit aussi générer par elle-même des procédures suffisamment solides afin de ne pas se laisser envahir par des paniques morales. Son fonctionnement peut en être gravement altéré si, comme dans l’affaire d’Outreau, elle utilise la détention provisoire pour obtenir des aveux. La tentation est forte dans des affaires de pédophilie ou d’inceste, où les preuves matérielles manquent alors que la pression parallèlement grandit. Le législateur a voulu l’éviter en dissociant les fonctions entre le juge de la liberté et de la détention et le juge d’instruction. Cela n’a pas fonctionné car cette fonction répartie entre deux acteurs a fonctionné à la confirmation plutôt qu’à la vérification. Tel qu’en lui-même le système inquisitoire demeure. Menée par l’accusation, l’enquête est « fixée » au dossier et devient à elle-même sa propre fin.
Vous insistez beaucoup sur la notion de culture inquisitoire, dont les multiples réformes ne sont pas parvenues à améliorer réellement le système. Cette réalité peut se traduire, par exemple, par l’échec de la division des deux fonctions du juge. Quels sont les traits spécifiques de la culture inquisitoire ? Pourquoi un même regard, dominé par la recherche de l’aveu et de la punition, subsiste-t-il ?
Jean Danet – Nous devons nous placer en amont du placement en détention provisoire. Nous avons en France une situation hautement inquisitoire dans la phase policière, où il n’existe pas de défense en garde à vue. Tout se passe entre les policiers et les personnes placées en garde à vue. Or, lors de l’affaire d’Outreau, il n’y a pas eu de vigilance suffisante dans la manière dont étaient posées certaines questions, alors que d’autres induisaient des réponses chez les enfants. Les procès-verbaux ont fourni une narration claire, verrouillée et, par là même, cohérente.
Denis Salas – La phase policière est en effet déterminante. Le procès-verbal de synthèse du policier résume à la fin de son enquête la signification globale du dossier et les orientations choisies. Ce document synthétique et, à mon avis, décisif projette une lumière future sur le dossier. Il en est « l’âme » et l’enferme dans un cercle herméneutique. Centré sur ce document, le dossier devient l’unité de référence permettant au juge de positionner son jugement. La culture inquisitoire se caractérise par cette production d’une vérité réalisée d’abord par des policiers pour des procureurs puis par des juges pour des juges.
Jean Danet – Le dossier policier livre un récit fermé, verrouille le dossier. Le juge ne peut que confirmer ce récit et l’avocat ne peut que s’y opposer. Pourquoi cette culture persiste-t-elle malgré les réformes ? La création du juge des libertés et de la détention n’a pas supprimé la tentation d’un chantage à l’aveu pour plusieurs raisons. L’initiative de la mise en détention reste du domaine du juge d’instructeur, qui saisit le juge des libertés et de la détention. De plus, le juge d’instructeur continue de pouvoir décider de la mise en liberté en cours. Il y a encore dans des affaires, et notamment lorsqu’il y a de nombreux détenus, la tentation d’une prime à l’aveu. On libère celui qui a avoué et on fait pression sur ceux qui restent. Ensuite, les motifs de placement n’ont pas changé et restent flous. Le champ de la détention provisoire, après avoir été restreint en 2000, a été à nouveau élargi en 2002. Enfin, le juge des libertés et de la détention est trop souvent un intermittent (de service une semaine sur quatre à tour de rôle dans de nombreux tribunaux), qui connaît donc peu le dossier, tandis que se pose également pour lui le problème du risque.
La création du juge des libertés et de la détention n’est-elle pas plus une formalité qu’une procédure de contrôle ? N’est-on pas devant une « fausse » institution, au sens où une véritable institution doit pouvoir équilibrer et résister aux émotions ou aux pressions.
Jean Danet – Nous ne sommes pas allés au bout de la réforme qui était nécessaire quant à la dissociation du pouvoir d’instruire et du pouvoir de détenir. La procédure sur ce point devrait être modifiée quant aux conditions dans lesquelles le juge des libertés et de la détention intervient. Cependant, cela ne suffit pas. Les magistrats sont là de manière temporaire, ne connaissent pas bien les dossiers, ne sont pas tous des pénalistes, doivent agir dans l’urgence… Ce juge ne peut avoir le regard critique qu’il devrait avoir. Quel regard peut-il porter sur l’affaire ? Il y a ici un véritable problème de professionnalisation. La spécialisation n’est pas nécessairement irrémédiable. On peut passer d’une spécialisation à une autre, à la condition que l’institution et l’intéressé la pensent comme une réorientation professionnelle. Qui, parmi les magistrats d’Outreau, avait reçu toute la formation nécessaire sur le débat qui a explosé depuis autour de la parole de l’enfant et de sa crédibilité ?
Denis Salas – Une loi de 1998 prévoit l’audition de l’enfant devant des caméras et selon un protocole précis mais elle n’est malheureusement pas souvent appliquée. C’est un problème de moyen mais aussi de formation, d’organisation du travail policier et de culture des juges. La professionnalisation dont parle Jean Danet subit un autre échec quand, au cours de l’instruction, les mises en liberté se multiplient. Dans l’affaire d’Outreau, certains accusés envoyaient tous les jours de telles requêtes. Paradoxalement, au lieu d’aiguiser sa prudence, l’appareil décisionnel est neutralisé par cette pression. Il se borne à un examen formel des pièces, à des motifs stéréotypés. Quand la masse de travail augmente, tout se passe comme si un mécanisme décisionnel de substitution se mettait en place : la confiance faite aux collègues. Avec raison, le rapport Viout (février 2005) veut réformer ce point en prévoyant une audience au sixième mois avec une vraie analyse de dossier.
Jean Danet – L’importance de la notion de risque dissuade bien souvent les magistrats à prendre le risque d’une mise en liberté. On a instauré le référé de détention, qui invite le parquet à ne pas prendre le risque d’une mise en liberté, lorsque le juge a statué contre ces réquisitions et a saisi le premier président pour maintenir la personne en détention jusqu’à ce que la chambre de l’instruction se prononce sur l’appel interjeté contre la décision de remise en liberté. Le législateur prend en compte la notion de risque et de réitération, notion spécifique récemment créée par le législateur. Ensuite, les statistiques récentes sur les conditions dans lesquelles on sort de détention provisoire montrent que le nombre de ceux qui sortent à l’expiration d’un mandat de dépôt a augmenté considérablement : de 200 à 1 123 en quatre ans. On attend l’expiration du moment de dépôt pour ne pas prendre de risque.
Comment introduire du contradictoire ?
La difficulté de notre procédure n’est-elle pas qu’elle multiplie les mêmes regards, que ce soit celui du procureur, du juge d’instruction, du juge des libertés et de la détention, de la chambre de l’instruction et peut-être même celui de la juridiction du jugement ?
Denis Salas – Dans une culture inquisitoire, la vérité est produite en interne par les magistrats qui disposent, pour établir leur dossier, de moyens sans commune mesure avec la défense. Mais le système pénal français n’est pas qu’inquisitoire. Il y a la cour d’assises avec un appel possible depuis la réforme de 2000. Dans l’affaire d’Outreau, le regard interne de la juridiction d’instruction s’est peu à peu ouvert à d’autres analyses, notamment celles des avocats mais aussi des témoins lors des deux procès d’assises de Saint-Omer et de Paris. L’audience est une nouvelle chance pour la vérité. Si le pouvoir du président de la cour d’assises reste inquisitoire, il doit composer avec un débat oral et public où les témoignages ont une place qu’ils n’ont jamais eue dans l’instruction. Voilà pourquoi, si l’usage abusif de la détention provisoire est le poison, l’audience publique est le seul remède pour déplier la vérité figée dans le dossier et en faire apparaître une autre.
Le procès d’Angers, qui porte aussi sur des actes pédophiles concernant de nombreux adultes, est souvent mis en avant comme exemple de procès réussi. Partagez-vous cet enthousiasme ?
Jean Danet – Je ne partage pas cet enthousiasme. Il s’agit d’un procès formellement réussi, du point de vue du respect de la procédure, des délais ou de la communication. Mais, il soulève de nombreuses questions, qui ne remettent pas en cause la qualité individuelle des acteurs. Peut-on encore faire un procès équitable lors d’un procès de masse aux assises : plus de soixante accusés, une quarantaine de victimes, cinq mois de procès, plus de 2 000 questions posées aux jurés et à la cour ? Est-on encore dans l’individualisation des peines ? Il y aurait autant à travailler sur le bilan du procès d’Angers que sur celui d’Outreau. Ce qui peut formellement fonctionner ne nous satisfait pas non plus.
Peut-on changer cette culture inquisitoire ? Comment changer à la fois les lois mais aussi les pratiques et les regards ?
Denis Salas – Trois scénarios sont envisageables. Le premier pourrait être adopté par la commission d’enquête parlementaire dans le prolongement de l’audition hypermédiatisée du juge Burgaud. Ce scénario privilégie l’analyse de la responsabilité exclusive du juge d’instruction. Seules sa faute individuelle et sa responsabilité disciplinaire sont mises en avant. Ce scénario fait l’économie des niveaux de responsabilité en cause dans l’affaire d’Outreau comme dans d’autres. Il néglige également la dimension de prévention en amont de la responsabilité : la formation, l’éthique et l’évaluation.
Un deuxième scénario s’orienterait vers un inquisitoire rénové amorcé par le rapport Viout rendu après le procès de Saint-Omer. Il s’agit de rendre plus efficace le vieux système inquisitoire en instaurant notamment la cosaisine des juges d’instruction, l’audience du sixième mois et un magistrat référent-presse. Cet inquisitoire, mieux armé institutionnellement, serait apte à faire face à la complexité de certains dossiers. Mais ce type de réforme ne touche pas au cœur du système : la place exorbitante du dossier et l’usage de la détention provisoire.
La troisième voie, amorcée dans les années 1990 par la commission Delmas-Marty, fait le choix d’un système contradictoire et non accusatoire. Il s’agit de redessiner les rôles respectifs du juge d’instruction, qui serait un juge de la mise en état des affaires pénales, de l’avocat, en le restaurant dans un rôle plus actif dans la procédure, et du parquet, en lui donnant des fonctions d’investigation. Dans l’absolu, ce parquet devrait être indépendant et bénéficier de sa propre police judiciaire. Or, toute l’évolution du système pénal, ces dernières années, tend au contraire à militariser l’organisation policière et à renforcer la hiérarchisation du parquet.
Jean Danet – Deux risques sous-tendent la question de la réforme de la justice. D’abord celui d’une réforme rapide, qui ne touchera qu’à une partie des questions soulevées par le procès Outreau, qui ne pose lui-même qu’une partie des questions et des dysfonctionnements de la justice pénale. Nous pourrions éviter la détention provisoire pour des affaires de moindre importance. Par ailleurs, il y a des délais scandaleux. Mais dans le cas de l’affaire de terrorisme, Chalabi, qui avait pris les tournures d’un maxi-procès, avec 89 relaxés, dont certains avaient fait quatre ans de prison, l’opinion publique ne s’est pas indignée.
En termes de flux, on comptabilise aujourd’hui 30 000 personnes qui entrent en prison dans le cadre de la détention provisoire, via un juge d’instruction ou un juge des enfants. Les problèmes de la détention provisoire ou plus largement de l’instruction ne peuvent être résolus seulement pour eux-mêmes, à défaut de ne rien modifier. Une réforme de ce type ressemblerait à celles prises depuis plusieurs années. Ne vaudrait-il pas mieux que les politiques et les parlementaires s’attellent à un travail à plus long terme pour repenser la justice pénale ?
Une culture est aussi une rationalité économique, cela est vrai pour l’institution judiciaire et pour le barreau. La défense a-t-elle les moyens d’exercer sa fonction critique, notamment dans des affaires où la mobilisation est très forte, comme lors des procès de masse ou dans les affaires de pédophilie, de terrorisme ou de criminalité organisée ?
Jean Danet – Pour que la défense puisse travailler, elle doit pouvoir accéder rapidement au dossier. Or, beaucoup d’avocats de l’affaire Outreau ont dû attendre mai 2002, soit plus d’un an, pour avoir la copie complète du dossier. Dans l’affaire d’Angers, on a livré un cédérom aux avocats mais sans leur donner dans un premier temps le logiciel permettant de l’utiliser efficacement. Comment permettre aux petits barreaux de faire face à des affaires comme celle d’Outreau ?
Les avocats ont-ils le désir d’occuper cette place dans la défense pénale, de participer à la production d’une vérité judiciaire ?
Jean Danet – Le barreau vit la reconstitution d’une césure, qui s’était estompée dans les années 1980, entre les « mauvais » avocats qui défendent les accusés, les « monstres », et ceux qui défendent les victimes. Cependant, de nombreux jeunes avocats désirent s’investir dans la défense pénale. Il y a tout à fait la ressource dans le barreau, par ailleurs démographiquement très jeune. Mais il faut organiser ce désir et surtout leur en donner les moyens.
Former les juges, pour quelle responsabilité ?
Un des traits saillants du débat public sur l’affaire d’Outreau est l’évidence pour l’opinion que l’immense dommage causé aux acquittés est nécessairement imputable à la faute d’un juge. Suit la certitude que ce dernier sera renvoyé devant le Conseil supérieur de la magistrature pour en répondre. Pourtant, ces évidences doivent être mises en question. Il n’est pas sûr que toute détention suivie d’un non-lieu ou d’un acquittement soit le résultat d’une faute. Il ne faut pas non plus confondre les voies de contrôle des actes juridictionnels et l’action disciplinaire qui sanctionne un comportement contraire à l’éthique et à la déontologie. En même temps, il ne serait pas tolérable qu’il ne se passe rien et que l’on ne se penche pas sérieusement sur les causes de ce désastre judiciaire pour pouvoir remettre en cause non pas la technique des juges mais leur compétence, c’est-à-dire leur savoir-faire, leur pondération, à la fois leur engagement et leur capacité à prendre de la distance. Pouvez-vous d’abord nous rappeler quelles sont aujourd’hui les différentes manières de mettre en cause un magistrat ?
Daniel Ludet – Il faut en premier lieu distinguer la responsabilité de l’État et la responsabilité personnelle des magistrats. Il existe plusieurs régimes de mise en cause de la responsabilité de l’État. Ce sont d’abord les régimes particuliers, notamment les indemnisations pour les détentions provisoires qui sont suivies d’une décision de relaxe ou d’acquittement. Dans le cas d’Outreau, la procédure prévue par les textes n’a pas été suivie. L’État s’est reconnu spontanément responsable, sans qu’ait été présentée une demande d’indemnisation au niveau de la cour d’appel. Ensuite, l’État est responsable lorsqu’une personne a été définitivement condamnée, puis, à la lumière de faits nouveaux, a bénéficié d’une procédure de révision. Un dernier régime d’indemnisation concerne les fautes commises dans l’exercice des procédures de tutelle. Il existe également un régime général de responsabilité de l’État pour fonctionnement défectueux du service public de la justice, en cas de déni de justice ou pour faute lourde. Néanmoins, la jurisprudence a beaucoup évolué sur ce sujet et elle est désormais beaucoup moins exigeante. On se trouve, dans les faits, très proche d’un régime de faute simple.
La responsabilité personnelle se divise en trois régimes classiques : la responsabilité pénale (qui peut aboutir à des sanctions pénales), la responsabilité civile (qui peut aboutir à la condamnation d’un magistrat à verser une indemnité à un justiciable auquel il aurait causé un dommage par son activité professionnelle) et enfin la responsabilité disciplinaire, à l’égard de son institution (manquements professionnels). Le point commun aux trois régimes est que les actes juridictionnels accomplis par un magistrat ne peuvent donner prise ni à une responsabilité pénale, ni à une responsabilité civile ou disciplinaire. Une décision du Conseil supérieur de la magistrature de 1991 a précisé qu’il ne pouvait pas y avoir de responsabilité disciplinaire à l’égard de la démarche intellectuelle du juge d’instruction dans la conduite du dossier qui lui a été confié. Cette décision concernait un magistrat instructeur. L’acte juridictionnel est un « sanctuaire » (Denis Salas), ce qui est loin d’être une exception française. Une disposition de la loi italienne sur la responsabilité des juges l’illustre clairement : « Il n’y a pas de responsabilité personnelle en ce qui concerne l’interprétation du droit par le juge ou l’évaluation par lui des preuves ou l’appréciation par lui des faits. »
L’opinion semble avoir une idée tenace à l’esprit, qui est celle de l’irresponsabilité des magistrats. Si les régimes de responsabilité sont assez diversifiés, l’opinion considère que les magistrats n’ont jamais à répondre de leurs actes.
Daniel Ludet – On trouve sous la plume d’un auteur anglo-saxon cette phrase éclairante : « Le juge est ce drôle de type qui fait comme profession ce que tous les autres individus essaient d’éviter tout au long de leur vie : prendre des décisions. » Le juge est amené à prendre des décisions dans des situations bien souvent difficiles et complexes. Mais il ne peut les prendre que dans une liberté d’appréciation et d’interprétation du droit, qui est recouverte par la formule d’indépendance des juges. Si une pression trop forte en termes de risque de sanction systématique en cas d’erreur s’exerçait sur lui, il ne prendrait vraisemblablement pas de décision, singulièrement dans les cas les plus difficiles. Or, trancher des situations difficiles c’est précisément ce que la société attend de lui. Cela explique que l’acte juridictionnel est laissé à l’écart de la responsabilité dans de nombreuses démocraties.
Harold Epineuse – Cette interrogation sur la responsabilité est commune à de nombreux systèmes juridiques des sociétés démocratiques. Le Conseil de l’Europe avait, en 2002, procédé à une étude très intéressante auprès de ses pays membres sur cette question. Il en ressortait que, dans tous les pays, les ressorts étaient semblables – responsabilité pénale de droit commun, responsabilité civile quasi inexistante, responsabilité disciplinaire très encadrée –, y compris d’ailleurs dans les pays de common law où le juge jouit d’un prestige et d’une confiance incomparables à ce dont jouissent les juges des magistratures de carrière dans nos pays de droit civil. C’est là une nouveauté car il existait dans ces pays une distinction très nette, qui tend à s’atténuer aujourd’hui, entre les magistratures supérieures et inférieures. Les premières désignent les juges issus de l’élite du barreau anglais ayant fait pour la plupart leurs études à Oxford ou Cambridge. Très peu nombreux, ils pouvaient jusque-là s’autoréguler, sans avoir un corps de règles de responsabilité précisément édictées, grâce au charisme des Lords Chief Justice et Chancellor qui sont en quelque sorte les gardiens de la déontologie. De l’autre côté, la grande majorité des personnes exerçant cette fonction sont les juges non professionnels des cours inférieures. Pour eux, plus nombreux et moins homogènes culturellement, on a instauré un régime de responsabilité beaucoup plus dur. Les deux catégories tendent à se rapprocher aujourd’hui, en particulier depuis que le Premier ministre britannique a entrepris de réformer éthique et discipline des juges dans leur ensemble, qui tend à rapprocher le système de responsabilité anglais d’un modèle plus continental soutenu notamment par le Conseil de l’Europe.
A-t-on assisté à une augmentation du nombre des poursuites devant le Conseil supérieur de la magistrature ?
Daniel Ludet – Les différents régimes de responsabilité ne sont pas des voies de droit théoriques. Elles sont de plus en plus utilisées par les justiciables, y compris la voie disciplinaire. Jusqu’au début des années 1990, la responsabilité disciplinaire se traduisait par une ou deux poursuites par an devant les instances disciplinaires. Aujourd’hui, les poursuites sont de l’ordre de dix à quinze par an, en comptant le siège et le parquet, alors que le nombre de magistrats n’a pas évolué dans les mêmes proportions. Les autres voies, qui permettent de poser le problème de la responsabilité, sont aussi employées davantage. La loi a prévu, qu’en matière civile, les magistrats ne pouvaient être personnellement responsables sur le plan civil que s’ils ont commis une faute dite personnelle. Cela renvoie à la distinction, classique dans le droit de la responsabilité publique, entre la faute personnelle et la faute de service. La pratique montre que le plus grand nombre de fautes qui peuvent survenir dans l’activité professionnelle d’un juge s’analysent comme des fautes dites de service, où la responsabilité personnelle ne peut pas être mise en cause. Ce qui explique peut-être en partie l’absence d’actions en reboursement exercées par l’État contre des juges qui avaient commis une faute entraînant la responsabilité de l’État.
Un désastre sans erreur
Comment expliquer le désastre de l’affaire d’Outreau, que l’on ne peut pas non plus qualifier d’erreur judiciaire ? En effet, les voies de contrôle par la première et la deuxième instance ont fonctionné. Mais, des personnes ont passé des années en prison, une d’entre elles s’est suicidée. Sommes-nous en présence d’une faute de service, d’une faute personnelle ou d’un dysfonctionnement d’une autre nature ?
Daniel Ludet – Nous ne pouvons que rester prudents sur la question de la responsabilité, puisque nous n’avons pas accès au dossier d’Outreau dans son ensemble. Néanmoins, le système paraît n’avoir pas fonctionné comme on l’aurait souhaité. Les dispositifs introduits par le législateur dans notre procédure pénale pour jouer le rôle de garantie n’ont pas fonctionné. La loi du 15 juin 2000, protégeant la présomption d’innocence, confiait à un autre juge que le juge d’instruction, le juge des libertés et de la détention, le pouvoir d’ordonner le placement en détention provisoire. Saluée à l’époque, elle a montré qu’elle n’était pas une garantie suffisante.
Harold Epineuse – Malgré l’existence de contre-pouvoirs formels de la nature de celui que vient de mentionner Daniel Ludet, le juge Burgaud a pu prendre, sans contre-pouvoir réel et dans une grande solitude, plusieurs décisions irrémédiables pour la suite du dossier. C’est en effet l’enchaînement de microdécisions, toutes respectueuses des règles de procédure, qui nous a conduits tout droit vers cette catastrophe judiciaire. Maintenant, s’il y a bien dommage, la question reste de savoir si dans un tel contexte il y a une faute caractérisée et de qui : d’un magistrat en particulier, d’une somme de magistrats ou de l’institution dans son ensemble ? À force d’empilements, les réformes de procédure ont fait de notre justice pénale une machine qui ressemble fort à celle décrite par Kafka dans la colonie pénitentiaire : bien huilée, elle fonctionne bientôt toute seule, sans que personne ne sache plus comment la guider ni même l’arrêter.
Dans l’affaire Bonnal, peu avant l’élection présidentielle de 2002, on s’était scandalisé du fait que l’on remette quelqu’un en liberté au nom du respect de la présomption d’innocence, ce qui était, par certains côtés, l’inverse du procès d’Outreau. Comment expliquer que les deux cas de figure aient provoqué un scandale ?
Daniel Ludet – Ce glissement vers le jugement au résultat est une révolution en termes de responsabilité. Jusqu’à aujourd’hui, la responsabilité continue à s’apprécier au moment où l’on accomplit l’acte. Ce dernier produira une conséquence qui peut être défectueuse ou non. Les conséquences peuvent donc être l’indice que quelque chose ne s’est pas bien passé au moment où un acte a été accompli, mais cela ne suffit pas à établir qu’une faute a été commise.
Mais si nous analysons plus globalement la responsabilité des politiques, des élus locaux, des médecins ou des industriels, il semble que nous sommes en train de consommer cette révolution. De nombreux tribunaux ont jugé dans différentes affaires que quand un dommage a été commis, il faut remonter à un responsable. Les juges, par un retournement ironique de la situation, se verraient victimes d’un mécanisme de judiciarisation ou de pénalisation de la responsabilité, auquel ils ont eux-mêmes puissamment contribué.
Daniel Ludet – Si nous prenons à nouveau le cas de l’affaire dite Cremel : il s’agissait du cas d’une personne qui a bénéficié d’une décision de libération conditionnelle, prévue pour faciliter la réinsertion des personnes condamnées, puis a été impliquée dans le crime de Mme Cremel. Quelques années auparavant, une mesure de libération conditionnelle comme celle-ci aurait été de la compétence du ministre de la Justice. À cette époque, si un dommage de ce type survenait, c’est-à-dire si une personne libérée récidivait, et qu’une action en responsabilité était engagée devant les juridictions administratives, la jurisprudence considérait qu’il ne fallait pas placer le débat sur le terrain d’une faute. En effet, le législateur avait prévu des mesures en faveur de la réinsertion des personnes condamnées qui comportaient un risque pour les particuliers. Si un dommage survenait du fait de ce dispositif, il devait donner lieu à une responsabilité sans faute, une responsabilité pour risque de la part de l’État. Lorsque la responsabilité est devenue celle du juge, on a pu remarquer que le discours des responsables politiques a changé. Ainsi Nicolas Sarkozy a-t-il déclaré que « le juge doit payer ». Ce ministre appelait à la responsabilité du juge, alors que quelques années auparavant, pour une décision de cette nature, le ministre n’était pas responsable !
Plutôt qu’une enquête parlementaire, ne faudrait-il pas plutôt mettre en place une enquête « accident » ? Il s’agit dans ce deuxième cas de comprendre par exemple pourquoi tel avion a eu un accident, au lieu d’accabler le pilote de toute la responsabilité.
Daniel Ludet – On aurait pu penser dans un premier temps que la commission d’enquête parlementaire allait être l’occasion d’un travail de cette nature : un travail se déroulant de façon publique, contradictoire et se donnant pour objectif l’examen de tous les aspects du déroulement d’une procédure. La commission d’enquête en cours ne semble pas avoir pris d’emblée cette direction.
Organiser le parcours professionnel
La jeunesse et le caractère peu expérimenté du juge Burgaud reviennent fréquemment dans les débats publics. Peut-on continuer à se satisfaire d’une magistrature dont l’essentiel des troupes est sorti directement de la faculté de droit, avec peu d’expérience de la pratique judiciaire, ni peut-être de la vie ? Que pensez-vous de la formation des juges ? L’école ne formate-t-elle pas les jeunes esprits, produisant ensuite des personnes comme les protagonistes de cette affaire ?
Daniel Ludet – La formation de l’Enm dure trente et un mois après l’accès à l’école. Celui-ci se déroule après quatre ou cinq années d’études après le bac. La formation est assez dense et fait intervenir en alternance des aspects théoriques et des aspects pratiques. Elle a pour objectifs à la fois l’acquisition d’un savoir-faire dans l’utilisation des techniques judiciaires et d’une culture du doute et de la réflexion sur l’exercice des fonctions judiciaires. Le choix de recruter des jeunes à la sortie de l’université n’a pas à être remis en cause. Il introduit plus d’innovation et de créativité professionnelle dans l’activité judiciaire par rapport à un recrutement exclusif de personnes ayant déjà une pratique professionnelle assez longue.
Harold Epineuse – La formule française a séduit beaucoup de pays de la tradition civiliste qui, comme nous, ont une magistrature dite bureaucratique, dans laquelle on fait carrière. La question de l’âge du juge est une fausse bonne question. La difficulté dans ce type de magistrature n’est pas l’âge auquel on y rentre, mais de garder toute sa vie professionnelle durant des qualités professionnelles de haut niveau et notamment savoir se renouveler et remettre en cause ses pratiques, ses certitudes. D’autres systèmes judiciaires ne recrutent leurs juges que parmi des personnes qui ont déjà une large expérience au barreau. Le recrutement des juges tient davantage compte d’un parcours professionnel dans lequel on a une idée précise des valeurs et du professionnalisme du candidat. Néanmoins, même pour ces juristes expérimentés, on considère maintenant qu’une formation au métier de juge est plus qu’indispensable. L’avantage de ce type de recrutement est qu’il favorise une certaine porosité entre les professions, c’est-à-dire une continuité culturelle qui aide à la compréhension, au respect et à la collaboration entre juges et avocats. Ce recrutement de professionnels existe en France, mais devrait faire l’objet d’une politique plus importante et volontariste pour recruter des profils différents, tant professionnels que sociologiques.
Daniel Ludet – D’autres pays, comme les Pays-Bas, fonctionnent également par recrutement important à la sortie de l’université mais se donnent plus de temps pour former les futurs magistrats. Recrutés après cinq années d’études, ces derniers doivent ensuite suivre une formation initiale de six ans. Au cours de cette formation initiale, chaque futur magistrat est amené à exercer des fonctions d’avocat, auprès d’un cabinet d’avocat ou des fonctions auprès d’une association, ainsi que les activités des fonctionnaires dans les tribunaux. On pourrait ainsi imaginer, en France, moyennant un allongement de la durée de la formation initiale, que des futurs magistrats accomplissent un stage conséquent en immersion au barreau ainsi qu’un stage auprès d’associations intervenant auprès de publics en difficulté, comme « Droits d’urgence », par exemple, qui fournit des conseils juridiques auprès de tels publics.
Ne faudrait-il pas favoriser un système mixte : des jeunes recrutés avec une scolarité plus longue et une partie plus importante de professionnels incorporés à mi-carrière ?
Daniel Ludet – Dans notre système de recrutement, il serait possible de recruter 52 % des magistrats chaque année parmi les personnes ayant exercé une activité professionnelle avant de devenir magistrat. Peut-être faudrait-il simplifier les deux systèmes de recrutement ? Recruter environ la moitié des magistrats à la sortie de leur formation universitaire et l’autre moitié, par un seul mode de recrutement, parmi les gens ayant une expérience.
Comment augmenter le niveau de compétence des juges ? Comment imaginer une amélioration de la qualité de la justice, en dehors d’une menace de sanction ?
Harold Epineuse – La solution ne réside pas dans l’instauration de mécanismes de responsabilité supplémentaires, c’est-à-dire de contrôles extérieurs, a posteriori et avec du droit, ceux-là existent déjà dans la limite du possible. On devrait plutôt penser à moderniser nos modes d’administration de la justice par la justice – c’est-à-dire par les juges – en amont et avec des moyens et des techniques modernes, à la hauteur de l’enjeu. Nous n’avons pas suffisamment en France de sensibilité sur cette question qui ailleurs fait vivre des centres de recherche tout entier… Quelles sont dans un contexte comme celui de l’affaire d’Outreau, les procédures d’alerte ? Quels sont d’une manière générale nos indicateurs de situations à risque ? au bénéfice de qui ? Existent-ils autrement que de manière artisanale ? Des choses qui nous sembleraient aberrantes pour une compagnie aérienne sont le quotidien de la justice. C’est cela qui choque nos concitoyens. Nous avons aujourd’hui cruellement besoin d’instruments de connaissance et de fenêtres de publicité pour répondre de manière argumentée et continue aux interrogations des justiciables. Il faut instaurer un lien de confiance direct avec le public, en sachant se prémunir à la fois de la récupération politique et de l’extrême versatilité de l’opinion publique. La question fait évidemment débat, puisqu’elle signifie que les citoyens pourraient sous une forme ou une autre, mais autrement que par le langage du droit, demander des comptes directement aux juges, sans passer l’intermédiaire politique qu’est aujourd’hui le ministère de la Justice.
Daniel Ludet – Le système canadien, aussi bien au niveau de la fédération que des provinces, pourrait être transposé aux impératifs des systèmes continentaux européens. On pourrait envisager que les justiciables, qui estiment qu’ils ont une raison de se plaindre du comportement d’un juge, puissent saisir le Conseil supérieur de la magistrature par l’intermédiaire d’un service d’inspection. Ce service serait à la disposition du public et jouerait un rôle de filtre, toutes les plaintes ne pouvant devenir des actes de poursuite.
Un autre dispositif pourrait être envisagé, mais qui ne concernerait pas les seuls magistrats. En effet, les plaintes quotidiennes sur le fonctionnement de la justice peuvent concerner une variété de professionnels : des magistrats, des auxiliaires de justice, des avocats, avoués, huissiers, des fonctionnaires de justice ou des experts. On pourrait imaginer qu’une institution comme le médiateur de la république soit le destinataire de toutes ces plaintes. Il trierait et étudierait les plaintes avant de saisir l’instance la plus compétente, en fonction du professionnel en cause. Le médiateur rendrait compte dans son rapport annuel public des démarches qu’il a effectuées auprès des différentes autorités et des réponses qui lui ont été données.
Harold Epineuse – L’expérience canadienne est en effet très intéressante, car elle ne se focalise pas sur la responsabilité sanction des juges mais sur la manière de les rendre plus responsables. Elle met en place des moyens concrets, qui ne sont pas juridiques, pour assurer cette mise en responsabilité : par exemple, des dispositifs d’aide aux juges en difficulté sur un dossier ou dans leur vie privée, avant que la situation ne leur échappe. Ce système anticipe les possibles dérives en même temps qu’il est un signe fort pour le juge à qui l’on rappelle que dans l’exercice de son métier parfois très solitaire, il peut compter derrière lui sur une collectivité de juges qui vont l’aider à résoudre son problème. Les principes de déontologie judiciaire des juges fédéraux sont aussi très intéressants. Ils n’ont délibérément aucune portée normative et ne s’inscrivent pas dans une logique de sanction, de récupération de la question déontologique ou d’une lutte de pouvoir entre politiques et juges, entre hiérarchie et base judiciaire, si l’on peut parler ainsi. Ils mettent en avant quelques principes de bonne conduite qui n’ont d’autre vocation de susciter la réflexion du juge sur la voie à adopter. Il existe au Canada comme ailleurs une mobilisation plus grande du collectif, parce que les Canadiens n’hésitent pas, là encore, à considérer la magistrature comme une profession à part, avec ses valeurs professionnelles, ses bonnes pratiques et leur régulation interne, un esprit corps au sens positif du terme.
Ne pourrait-on pas imaginer un système dans lequel la compétence ne serait plus territoriale, mais se ferait selon la réputation d’un juge en fonction du type d’affaires et de leurs difficultés ? On aurait alors des catégories de juges, les jeunes juges commençant par des affaires moins difficiles, à l’image de ce qui se passe dans la médecine.
Daniel Ludet – Un système de ce type pourrait très bien être imaginé. Le juge désigné pour traiter d’un dossier ne serait plus désigné en fonction du territoire dans lequel il se trouve. Dans un article de 1995, je distinguais la « responsabilité sanction », la sanction en cas de mauvais comportement, et la « responsabilité action », celle qui inspire le comportement de manière à ce qu’il soit satisfaisant. Cela se concrétiserait dans la formation afin de mieux préparer à l’exercice des différentes fonctions. De même, la question des règles de comportement devrait être améliorée. Il faut pourtant tenir compte que certaines pratiques sont moins facilement envisageables du fait de l’absence d’une atmosphère de réelle collégialité dans les juridictions. Nous vivons dans un système trop hiérarchique, où la confiance est insuffisante entre les différents acteurs. Il nous faudrait surmonter ce produit de notre histoire, afin qu’il existe une véritable collégialité, permettant aux juges en difficulté de se tourner de manière spontanée vers ceux qui sont plus expérimentés.
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Cet échange est constitué à partir de larges extraits de deux émissions d’Antoine Garapon, « Le bien commun », diffusées sur France Culture les 4 février et 18 février 2006. Jean Danet est avocat honoraire au barreau de Nantes et maître de conférence en droit pénal à l’université de Nantes. Il a présidé aux destinées du syndicat des avocats de France. Il est l’auteur de Pour une défense pénale critique, Paris, Dalloz, 2004 et de Justice pénale, le tournant, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2006. Harold Epineuse est chercheur et rédacteur en chef du magazine Culture droit. Il anime un réseau international de réflexion et de conseil aux institutions sur les questions de l’éthique et de la déontologie des juges. Daniel Ludet est magistrat, avocat général à la cour d’appel de Paris. Il a dirigé l’École nationale de la magistrature (Enm). Il est l’auteur de nombreux articles sur la responsabilité des juges. Denis Salas est magistrat et enseignant chercheur à l’École nationale de la magistrature. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, notamment le Tiers pouvoir, Paris, Hachette littératures, 1998 (rééd. Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 2000) et la Volonté de punir. Essai sur le populisme pénal, Paris, Hachette littératures, 2005.