
Après Davos
Éditorial
L’interdépendance économique, longtemps saluée comme une garantie de la paix mondiale, est désormais source d’angoisses. L’enthousiasme à l’endroit de la mondialisation s’est effacé au profit d’une nouvelle géopolitique où priment les alliances régionales et les logiques de prédation. Il importe de résister au repli nationaliste, comme à une nouvelle bipartition du monde.
Avec l’été qui s’ouvre, si chacun sent que nous n’en avons pas encore fini avec les rebonds épidémiques et les variants – les images de Shanghaï strictement confiné jusque tout récemment sont là pour nous le rappeler – prédomine malgré tout l’impression que le temps a repris son cours. Après deux années d’interruptions et de faux départs, les frontières se sont rouvertes et la circulation des voyageurs a repris ; il redevient possible de faire des projets.
Mais en deux ans, notre représentation du monde a profondément changé. Et depuis l’invasion russe de l’Ukraine le 24 février 2022, le monde semble toujours plus lourd de menaces. À la violence de la guerre s’ajoute l’appréhension de ses conséquences internationales : la difficulté à se passer du gaz ou du pétrole russes en Europe, les risques de famine qui planent sur de nombreux pays dans le monde, le déplacement de millions de réfugiés. L’interdépendance, autrefois associée à des promesses de prospérité partagée, n’est plus l’objet abstrait de calculs et de modèles de croissance économique, mais un sujet de préoccupation éminemment politique. Les tableaux de chiffres ont cédé la place à des planisphères, sur lesquels se matérialisent à présent des lignes de front, des routes d’approvisionnement, des espaces aériens ou des zones économiques exclusives, des câbles sous-marins et autres infrastructures stratégiques. L’interdépendance se présente d’abord sous la forme des cargaisons de grains bloquées dans le port d’Odessa.
Cela faisait déjà quelques années que pâlissait l’étoile de Davos, ce rassemblement des gagnants de la mondialisation. Cette année, un sommet a bien été organisé en mai, mais c’est tout juste s’il en a été question dans les médias. Les représentants russes en étaient exclus, tandis que la délégation chinoise était réduite au strict minimum. L’administration américaine de Joe Biden était quant à elle représentée par John Kerry, porteur d’un discours de responsabilité sur l’urgence de la lutte contre le changement climatique. Bien loin de la foi des années 1990 dans les vertus inhérentes à la circulation toujours accrue de marchandises, de personnes et de capitaux, l’on s’y interrogeait plutôt sur les manières de protéger les populations de nouveaux risques majeurs – qu’ils soient économiques, technologiques, sanitaires ou sécuritaires. Foin des promesses des marchés ouverts de la communication ou de l’intégration économique globale. Retour à la géopolitique.
Au mois de juin à Singapour, à l’occasion du dialogue de Shangri-La, ce sont les relations sino-américaines qui ont requis l’attention de diplomates et d’experts de la défense venus du monde entier. La guerre russe qui ravage l’Ukraine apparaissait soudain comme le prélude à celle que pourrait entraîner le geste ou la déclaration de trop sur l’indépendance de Taïwan, chacun des ministres de la Défense chinois et américain réaffirmant les lignes rouges sur lesquelles il ne transigerait pas. Oubliées les Nations unies ou l’architecture globale de sécurité collective, seules les nouvelles alliances régionales semblent pouvoir servir de forces d’équilibre pour tempérer les deux géants qui se font face. L’heure est à l’« ambiguïté stratégique », par laquelle on se donne le temps de jauger le rapport de force et la détermination du partenaire, qui est aussi le rival et peut-être l’adversaire.
Loin des promesses de la gouvernance globale, une nouvelle géographie se dessine, qui voit le monde s’émietter, se fragmenter ou se compartimenter selon de nouvelles lignes de faille. La notion de région indo-pacifique en est un exemple, qui dit les efforts américains et européens pour essayer de contenir l’influence de la Chine. Plus près de nous, l’entrée imminente de la Finlande et de la Suède dans l’Otan étend l’alliance atlantique vers le Nord, soulignant en retour la position singulière de la Turquie au Sud, dont le régime autocratique d’Erdoğan n’a d’ailleurs pas renoncé à jouer les médiateurs avec la Russie de Poutine. Tandis que les producteurs de pétrole du Golfe entendent bien, eux aussi, préserver leurs relations avec les États-Unis comme avec la Chine, avec la Russie comme avec l’Europe.
Dans ce nouvel âge géopolitique, les seules perspectives seraient-elles celles de la guerre et des conflits ? Les seules règles qui vaillent celles de l’impérialisme, de la captation et de la prédation des ressources, de la course aux armements, de la lutte pour la suprématie militaire ? Aurait-on renoncé définitivement à mieux répartir les richesses du monde, à voir s’exprimer durablement une solidarité entre les peuples, à construire un jour une véritable « société des nations » ?
Les seules règles qui vaillent seraient-elles celles de l’impérialisme, de la captation et de la prédation des ressources, de la course aux armements, de la lutte pour la suprématie militaire ?
Avec la conscience accrue des risques dont la mondialisation est porteuse, deux tentations peuvent se faire jour, qui doivent également être combattues. La première serait de rester dans l’illusion qu’il est possible aujourd’hui de se replier derrière ses frontières nationales, loin des turbulences du monde, oubliant que le défi environnemental, à lui seul, commande déjà de penser notre avenir à l’échelle planétaire. La seconde serait de s’avancer vers une nouvelle partition du monde en blocs séparés et hostiles, qui entretiendraient un conflit permanent : sous la forme de l’affrontement armé ou des guerres commerciales et technologiques, des sanctions, du « découplage » de tous les échanges.
Devant le tour que prennent les événements, à l’est de l’Europe comme en mer de Chine méridionale, il faudrait manquer singulièrement de lucidité pour ne pas envisager les risques d’une conflagration mondiale, ou refuser de se préparer à affronter la dureté d’éventuels conflits. Mais ce qui est possible n’est pas non plus écrit d’avance, comme le montre aujourd’hui la capacité de la résistance ukrainienne à ralentir, repousser et, qui sait, peut-être faire reculer l’agression russe.
Esprit