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Champs de vision rétrécis

par

Esprit

Avec Marie-Antoinette, un film de Sofia Coppola, et le documentaire consacré à Zidane (sous le titre Zidane, portrait duxxie siècle), le cinéma offre l’image de deux étoiles, des stars, divinisées et hors du temps. Alors que la première se meurt lentement dans une ambiance « fin de règne » feutrée et langoureuse, les gestes du second, découpés au scalpel, font l’objet d’un montage qui empêche de suivre ses exploits plus de quelques secondes de suite. Dans les deux cas, aucune continuité, aucun récit, aucune histoire, mais la mise en images, lente ou rapide, de deux « étoiles » d’hier et d’aujourd’hui. Mais, que nous fantasmions des dieux et les empêchions de vivre dans le monde réel n’a rien d’inédit, l’originalité de la période réside dans leur démocratisation puisque l’aristocrate et le joueur de foot connaissent le même sort !

Plus essentiel est de s’interroger sur la capacité de la France à créer un récit historique et à s’inscrire dans la continuité d’un « roman national ». Après l’échec du référendum du 29 mai 2005 sur le traité constitutionnel, nombreux furent les esprits républicains convaincus que le pays allait retrouver de l’énergie et le sens d’une histoire brouillée, et ne plus se plier sous le joug de contraintes externes qui ne relèvent pas seulement de l’économie. Un an après, alors que les débats portant sur les relations entre la mémoire et l’histoire auraient pu en fournir l’occasion, force est de reconnaître que le pays a du mal à trouver le rythme spécifique de son histoire.

Et pour cause. Quand on tente de comprendre la place de la France dans le monde, i.e. de décliner notre histoire nationale à l’échelle européenne ou mondiale, on laisse généralement entendre qu’elle peut miraculeusement se soustraire aux mutations historiques en cours. Au lieu de se demander ce qu’il en est en profondeur de la mondialisation, le « devenir-monde » dont aurait parlé hier un esprit hégélien, au lieu de s’interroger sur les valeurs européennes et les valeurs nationales, on se drape dans une rhétorique incongrue et répétitive. Mais du côté de la petite histoire, la lucidité et le réalisme ne sont pas plus de mise. On ne l’a jamais aussi bien vu que depuis le soulèvement des banlieues car on répugne toujours, et ce n’est pas le fait des seuls journalistes, à faire du reportage, à décrire empiriquement des lieux et des situations.

Si notre champ de vision mondiale est appauvri et réduit, notre volonté de décrire et de lire l’environnement proche, celui des espaces urbains les plus hétérogènes, n’est guère plus ambitieuse. Dans le cas des banlieues et des cités, on a ironisé sur le blog des journalistes suisses installés à Clichy-sous-Bois après les émeutes, on leur a consacré des reportages au lieu de faire nous-mêmes des reportages dans les cités et de prendre l’initiative de récits urbains. On trouve certes des contre-exemples : le livre sur Marseille écrit à quatre mains par un journaliste politique et un sociologue des marges1, des textes littéraires comme les Mauvestis2 de Frédéric Valabrègue. Plus encore, alors que les difficultés de Libération font regretter l’utopie de ce qu’on a appelé le nouveau journalisme, l’ouvrage de Jean Rolin3 (un recueil de ses articles depuis plusieurs décennies) se présente comme une petite histoire du monde en train de se faire.

Vision du monde rétrécie, difficulté à s’inscrire dans une histoire plus large que la sienne, réticences à raconter le monde proche, il découle de ce double aveuglement une exacerbation du discours politique à la française. Alors que la France s’académise et se raconte mal, et par le haut et par le bas, le journalisme politique à la française fait office de médiation unique. Ce qui nourrit bien des illusions. Tout d’abord, comment tous ces journalistes et éditorialistes que l’on entend et lit tous les jours, brillants ou médiocres, peuvent-ils laisser croire qu’ils parviennent à prendre un peu de distance vis-à-vis du monde comme il va ? Aucune prise sur la réalité, mais toujours les mêmes antiennes, les mêmes analyses, les mêmes crispations ou fascinations. La conséquence ultime en est l’exacerbation politicienne qui, à défaut de récit, sert de commentaire quotidien à une France qui ne sait plus se raconter. Le roman national, à défaut d’un récit puisant son énergie dans l’histoire, se résume désormais aux intrigues de cour et aux petits détails de langage. Pendant que les Marie-Antoinette se languissent dans les pages people, Zidane n’en finit pas d’entretenir la nostalgie de son grand jeu.

Esprit

  • 1.

    Michel Samson et Michel Péraldi, Gouverner Marseille, Paris, La Découverte, 2005.

  • 2.

    Frédéric Valabrègue, les Mauvestis, Paris, Pol, 2005.

  • 3.

    Jean Rolin, L’homme qui a vu l’ours, Paris, Pol, 2006.