
L’extrême droite au centre
Le succès de l’extrême droite en Europe et aux États-Unis se nourrit des inquiétudes partagées et de l’insécurité économique, liées à l’inflation, à la crise sanitaire et à la guerre en Ukraine. Il illustre un important phénomène de normalisation, qui voit les thèmes et les obsessions de ces partis coloniser l’espace public.
La séquence électorale de 2022 en France a marqué un tournant important dans l’histoire politique de l’extrême droite depuis 1945. Au premier tour, Marine Le Pen et Éric Zemmour ont réuni près d’un tiers des suffrages ; face à Emmanuel Macron, la candidate du Rassemblement national (RN) a établi un nouveau record pour son parti en totalisant 41, 5 % des voix, représentant plus de 13 millions d’électrices et d’électeurs. Au-delà des facteurs économiques, culturels et politiques propres au cycle électoral qui vient de s’achever, cette nouvelle poussée de l’extrême droite hexagonale illustre plus largement certaines des évolutions à l’œuvre au sein du phénomène extrémiste contemporain en Europe et aux États-Unis.
Un mouvement global et hétérogène
Si la défaite de Donald Trump à l’élection présidentielle américaine de 2020 a pu laisser un temps entrevoir un reflux de l’extrême droite, la période actuelle semble au contraire témoigner de la vitalité électorale de ces mouvements : structurellement, l’extrême droite se nourrit des inquiétudes et des insécurités économiques, telles qu’elles s’expriment aujourd’hui dans de larges segments des électorats européens face à la flambée des prix et du coût de la vie, tandis que la guerre en Ukraine s’installe dans la durée. Tout au long de la pandémie, des partis tels que le RN français, l’Alternative pour l’Allemagne (AfD), le Parti de la liberté d’Autriche ou les Frères d’Italie (FdI) se sont faits les porte-voix de l’incompréhension, voire de la colère de nombreux citoyens face aux mesures sanitaires. À l’instar de Marine Le Pen en France, ces chantres de l’autorité, de la loi et de l’ordre se sont, pour l’occasion, volontiers mués en pourfendeurs de gouvernements accusés de mettre à mal la démocratie et de bafouer les libertés individuelles. En France, ce « retour de bâton » post-pandémie fut un des ressorts du vote anti-Macron au second tour de la présidentielle puis dans l’élection d’un groupe RN pléthorique de 89 députés à l’Assemblée en juin dernier1.
Le succès de l’extrême droite hexagonale n’est pas un fait isolé. En Suède, le scrutin des législatives vient de consacrer le succès des Démocrates de Suède de Jimmie Åkesson. Chez nos voisins italiens, Giorgia Meloni, cheffe de file des anciens fascistes des FdI, est en passe de remporter les élections du 25 septembre. En Autriche ou en Belgique, les partis d’extrême droite restent en embuscade derrière les grands acteurs de gouvernement. En « milieu de tableau », on retrouve plusieurs formations d’extrême droite autour de 10-15 % des intentions de vote : l’AfD allemande, le Parti pour la liberté aux Pays-Bas, Vox en Espagne ou Chega d’André Ventura au Portugal. Plus à l’est, l’extrême droite a pris ses quartiers en Slovaquie et en Roumanie. En République tchèque, elle se mêle aujourd’hui à la protestation protéiforme contre le gouvernement pro-occidental de Petr Fiala, et le mouvement menace de s’étendre aux pays voisins. En Hongrie, le Fidesz a totalisé 54 % des voix aux législatives d’avril 2022, et conforté Viktor Orbán au pouvoir pour un quatrième mandat consécutif. En Pologne, le parti Droit et justice (PiS) de Jarosław Kaczyński continue de faire largement la course en tête avec 35 % des intentions de vote devant la Plateforme civique de Donald Tusk. Aux États-Unis, les midterms de novembre prochain diront si l’entreprise de Donald Trump de radicalisation du Parti républicain sera ou non couronnée de succès, au risque de voir le Grand Old Party (GOP) s’orienter un peu plus vers le pôle extrême du système politique américain.
Les élections françaises de 2022 ont également illustré la diversité de l’extrême droite contemporaine. S’ils se sont incontestablement retrouvés sur les thématiques traditionnelles de l’extrême droite – immigration, islam, autorité, souveraineté –, Marine Le Pen et Éric Zemmour ont affiché leurs divergences sur les questions socio-économiques et sociétales. Cette diversité de l’offre politique d’extrême droite en France fait écho à l’hétérogénéité du phénomène sur la scène globale. Cette extrême droite plurielle reste traversée par d’importantes lignes de clivages idéologiques et programmatiques : sur les questions économiques entre libéraux et néo-keynésiens ; sur les valeurs traditionnelles entre réactionnaires et pseudo-modernes ; ou sur les enjeux géopolitiques, au premier rang desquels la question délicate des relations avec la Russie de Vladimir Poutine, qui continue de diviser l’extrême droite européenne.
Une dangereuse normalisation
Enfin, les élections françaises de 2022 ont illustré le processus de normalisation de l’extrême droite contemporaine au cœur même des démocraties occidentales, et l’important travail d’image opéré par les mouvements d’extrême droite pour atteindre un équilibre stratégique entre une radicalité antisystème toujours mobilisatrice et la respectabilité et la crédibilité nécessaires à l’accès au pouvoir. À la « dédiabolisation » version Marine Le Pen – éleveuse de chats et mère célibataire – fait écho la stratégie de normalisation poursuivie depuis 2014 par Giorgia Meloni à la tête des Frères d’Italie pour tenter de prendre ses distances avec les accusations de sympathies néofascistes. La montée en puissance des Démocrates de Suède tient aussi à l’effacement progressif des racines du mouvement au sein de la galaxie néonazie.
En France comme ailleurs, ce travail cosmétique passe depuis plusieurs années par un recalibrage programmatique, notamment sur la question européenne. En 2022, Marine Le Pen a pris grand soin de masquer son programme européen, oubliant bien volontiers la sortie de l’euro ou le Frexit qui avaient dominé sa campagne de 2017 – sans pour autant abandonner le vieux projet du Front national d’une union des nations libres et indépendantes. On se souvient également du virage à 180 degrés de Matteo Salvini sur les questions européennes une fois au pouvoir en 2018. En Suède, Åkesson a appris des leçons du passé et abandonné l’idée d’une sortie de l’Union européenne pour se recentrer sur ses thèmes fétiches de l’immigration et de la sécurité, qui ont dominé l’ordre du jour des dernières législatives. La popularité actuelle de Meloni tient aussi à cette capacité de lisser le propos eurosceptique, pour mieux rassurer l’électorat conservateur et entrepreneurial qui constitue une base importante du pôle de droite autour de Silvio Berlusconi. Cette même modération de la tonalité traditionnellement anti-européenne de l’extrême droite a été visible en Autriche pendant les deux années du gouvernement Parti populaire autrichien – Parti de la liberté d’Autriche (ÖVP-FPÖ) emmené par Sebastian Kurz entre 2018 et 2019.
Les grands partis de droite classique se sont réappropriés beaucoup des thèses de l’extrême droite.
Le cas autrichien éclaire par ailleurs un second processus à l’œuvre : celui de la radicalisation des partis libéraux et conservateurs, et de la propagation croissante des thèmes et des idées de l’extrême droite dans l’espace public. En Europe, les grands partis de droite classique se sont réappropriés beaucoup des thèses de l’extrême droite, sur l’immigration ou l’identité. La droitisation des Républicains en France témoigne, si besoin était, de cette forte porosité idéologique. On en trouve trace en Autriche ou aux Pays-Bas. Cette pente est plus visible encore dans la dérive illibérale des conservateurs en Europe orientale – PiS polonais ou Fidesz hongrois – ou dans la lente glissade national-réactionnaire du Parti conservateur américain sous l’influence de Donald Trump et, plus profondément, de la myriade d’organisations et de militants réunis au sein du Tea Party. Plus encore, les idées de l’extrême droite ont pénétré la sphère médiatique – de CNews à Fox en passant par Breitbart, Blaze Media, Compact ou L’Incorrect – et se propagent désormais sur les réseaux sociaux.
Avec, en ligne de mire, la constitution d’un grand espace néoconservateur dont Zemmour en France et Meloni en Italie se veulent les instigateurs. La stratégie d’union des droites au sens large était au cœur du projet politique d’Éric Zemmour lors de la dernière présidentielle, rassemblant transfuges de Les Républicains, identitaires et activistes violents des Zouaves. Elle préside aujourd’hui à la recomposition de la droite transalpine de Silvio Berlusconi à Matteo Salvini sous l’égide des Frères d’Italie ; elle offre de nouvelles perspectives à des partis jusqu’ici marqués du sceau de l’extrême droite groupusculaire, à l’image des Démocrates de Suède, devenus fréquentables aux yeux des trois principaux partis du bloc bourgeois dans le royaume.
Au-delà de ce rapprochement avec les forces conservatrices, les frontières sont devenues plus floues aussi entre l’extrême droite institutionnelle – incarnée par les partis politiques établis tels que le RN ou les Frères d’Italie – et les multiples groupuscules qui constituent les « milieux » radicaux. On sait par exemple les liens entre Reconquête ! et la mouvance identitaire. En dépit de la volonté de Marine Le Pen de dédiaboliser sa formation, le RN n’a pas rompu les amarres avec l’extrême droite traditionnelle et ses militants historiques. En Allemagne, l’AfD s’est fortement rapprochée des activistes nationalistes anti-islam de Pegida. Aux États-Unis, les événements de Charlottesville et l’assaut du Capitole ont éclairé les liaisons dangereuses entre Trump, l’establishment du GOP et certains groupes ultranationalistes paramilitaires parmi lesquels les Proud Boys, Oath Keepers ou Patriot Prayer.
Les évolutions en cours laissent donc présager de nouveaux succès pour une famille politique apte à mobiliser toutes les formes de ressentiment, et dont on voit qu’elle a su par ailleurs procéder aux ajustements stratégiques et programmatiques nécessaires pour s’approcher un peu plus du pouvoir. L’expérience du RN en France, des Frères d’Italie, des Démocrates de Suède ou de la droite américaine nous ramène aussi à la persistance des fondamentaux idéologiques illibéraux d’une extrême droite qui, si elle continue d’avancer masquée, n’en constitue pas moins une menace pour l’équilibre des grandes démocraties contemporaines2. Et ce d’autant plus qu’elle y occupe désormais, à l’instar de la formation lepéniste dans l’Hexagone, une place centrale.
- 1. Voir Gilles Ivaldi, « Le vote Le Pen », dans Pascal Perrineau (sous la dir. de), Le Vote clivé. Les élections présidentielle et législatives d’avril et mai 2022, Fontaine/Grenoble, Presses universitaires de Grenoble/UGA Éditions, 2022 (à paraître).
- 2. Voir Cas Mudde, “The far-right threat in the United States: A European perspective”, The ANNALS of the American Academy of Political and Social Science, no 699, 2022, p. 101-115.