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« Justice est faite » : quelle justice ?

par

Esprit

« Justice est faite » : quelle justice ?

Pas d’images, pas de tombeau : la mort d’Ousama Ben Laden, pour les autorités américaines, doit rester hors champ. Comme dans le dénouement d’une tragédie, la mort se passe en coulisses. Adepte de la rhétorique classique, le président Obama est un homme du langage qui, depuis Abu Ghraib et les images des tortures pratiquées par son armée en Irak, se méfie des images. Mais suffit-il de faire disparaître le corps pour éviter l’héroïsation mémorielle ?

À la fin du discours « Aux Américains et au monde » annonçant l’opération d’Abbottabad et la mort de Ben Laden le 1ermai 2011, Obama a conclu : « Justice est faite. » Quelle sorte de justice évoquait-il par ces mots ? Ses paroles étaient-elles aussi maîtrisées que sa contenance dans cette déclaration de victoire ? Beaucoup ont entendu plus directement : « la vengeance est accomplie », dans une sorte de continuité de l’engagement présidentiel de son prédécesseur. Couverte par les nécessités de l’action du commando, par définition inaccessibles, la justice expéditive peut se donner les apparences de la légitime défense.

Les juristes peuvent donc s’interroger sur la qualification de l’acte : action de police, exécution ciblée ? Il s’agissait officiellement de « capturer Oussama Ben Laden et de le présenter devant la justice ». Mais devant quel tribunal ? Alors qu’il avait promis de fermer la prison de Guantánamo, symbole de la juridiction d’exception héritée de Bush, Obama est bloqué par le Sénat. Les prisonniers sur cette base militaire ne peuvent ni être présentés devant un juge américain, ni être renvoyés « chez eux » car aucun pays n’est prêt à les accueillir. Les combattants irréguliers, recrutés et entraînés par Al-Qaida, sont considérés comme des « combattants ennemis », une catégorie ad hoc qui les prive des protections des conventions de Genève aussi bien que des garanties du droit américain. Combien de temps encore resteront-ils dans ce no man’s land juridique ?

Le débat juridique ne peut que rappeler le flou des catégories quand le droit international tente de saisir les formes contemporaines des conflits et des actions violentes. Ben Laden le premier s’était excepté des garanties du droit de la guerre en faisant le choix du terrorisme international. Sa disparition en mer boucle un parcours qui, faisant tomber la terreur du ciel, excluait de prendre pied sur un territoire. Nous n’avons cessé, depuis une décennie, de nous demander comment des démocraties pouvaient échapper au piège du contre-terrorisme et de l’état d’urgence. Obama se révèle-t-il finalement captif des choix initiaux de G. W. Bush ?

La réponse américaine au 11 septembre fut le choix de la « guerre contre la terreur », une formulation très large qui incluait à la fois la promotion du changement de régime par la force des armes au Moyen-Orient, l’adoption d’une rhétorique dangereuse de guerre des civilisations stigmatisant l’islam et le passage en force de lois d’exception. Cette stratégie floue et mal pensée débouche sur des situations difficiles à gérer militairement en Irak et en Afghanistan.

Mais, surtout, c’est par une stratégie inverse que Ben Laden a finalement été neutralisé et que la lutte contre Al-Qaida va se poursuivre : il ne s’agit plus d’actions militaires sur des territoires à conquérir et à pacifier mais du renseignement secret et des actions ciblées. Malgré l’apparente continuité vindicatrice, il y a bien une réorientation stratégique : le renseignement et les actions secrètes sont à nouveau au centre du jeu. Obama n’est donc plus seulement le président qui a changé de ton, en parlant un langage de dialogue dans son discours du Caire, ni celui qui veut rapatrier les troupes, il s’est engagé dans une action antiterroriste d’une autre nature. La priorité du renseignement risque de privilégier ou de valider l’obtention d’informations sous la torture ou grâce aux prisons cachées qui dérogent au droit ordinaire. S’agira-t-il encore d’un aventurisme à tout va dans les jachères du droit international ?

Devant ces impasses juridiques, la parole ne revient-elle pas, finalement, au politique ? « Justice est faite » était aussi une formule d’apaisement adressée aux proches des victimes du 11 septembre. C’est une prise en charge par l’autorité politique d’une parole qu’aucun tribunal ne pourra prononcer mais que les victimes pouvaient légitimement attendre. Puisque en droit international, on n’échappe jamais à la souveraineté des États, il s’agissait d’une affirmation de puissance. Mais aussi, espérons-le, d’une formule performative qui clôt un cycle de dix ans, qui annonce l’ouverture d’une nouvelle phase pour la politique américaine et pour les relations internationales.