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Dans le même numéro

L’Europe devant le conflit russo-géorgien

par

Esprit

octobre 2008

La confrontation de la Géorgie et de la Russie, déclenchée le 8 août par le président géorgien Saakachvili, a surpris par sa soudaineté et la brutalité de sa montée en force. Elle a été suivie rapidement par la reconnaissance, par la Russie, de l’indépendance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie, créant ainsi une modification des frontières par la force qui sonne comme un défi lancé à l’Europe et à la communauté internationale.

L’Europe ne peut en effet chercher à minimiser une confrontation armée intervenue entre deux pays membres du Conseil de l’Europe. Elle ne peut non plus voir s’annoncer le thème d’une « nouvelle guerre froide » sans se souvenir qu’elle fut en partie le terrain d’affrontement privilégié de la précédente guerre froide au prix d’une division dont elle ne surmonte pas sans mal les failles historiques. Enfin, les pays anciennement soumis à l’influence soviétique et dépendants du pacte de Varsovie, désormais membres de l’Union comme les Pays baltes et la Pologne, ne peuvent observer sans inquiétude le retour russe au désir d’empire que cet épisode caucasien illustre. L’affirmation russe selon laquelle Moscou se réserve le droit de protéger partout ses ressortissants et des russophones nous fait même régresser, en deçà de la guerre froide, vers une situation d’entre-deux-guerres à laquelle les pays frontaliers du géant russe sont naturellement sensibles.

Mais si le thème de « nouvelle guerre froide » participe d’une dramatisation mal venue des relations internationales, elle est avant tout fausse d’un point de vue descriptif. Elle pourrait en effet faire oublier que les acteurs principaux sont tout d’abord affaiblis. Les États-Unis, qui ont eux-mêmes cédé à une brutalisation du discours des droits de l’homme et de la légalité internationale dans l’affaire irakienne, sont militairement prisonniers de leurs terrains d’interventions et politiquement discrédités. L’Europe n’a pas pu se doter d’une diplomatie commune plus forte du fait de l’échec du projet de traité constitutionnel. Mais la Russie, elle aussi, doit compter désormais avec son insertion dans les échanges économiques internationaux et ses liens commerciaux avec, notamment, l’Europe. On n’en revient donc pas à un conflit de blocs : les acteurs sont affaiblis, mutuellement plus dépendants, incapables d’imposer leurs règles à un monde désormais plus anarchique. On ne peut appeler à s’opposer à la Russie dans les termes de sphères d’influence, comme si la rivalité Est-Ouest pouvait encore organiser un monde bipolaire.

Mais si l’on prend acte de l’impossible retour de la bipolarité, l’image d’un monde « multipolaire » est-elle plus convaincante ? Celle-ci peut s’accorder d’une réactivation de la logique des sphères d’influence, chaque puissance s’arrogeant alors un droit de contrôle sur son périmètre « naturel ». Cela reviendrait à abandonner des pays comme la Géorgie et l’Ukraine qui ont de bonnes raisons de se tourner vers l’Europe. Cela reviendrait aussi à entériner l’interprétation russe de l’action internationale au Kosovo, vue comme un coup de force antislave américano-européen et non comme une intervention acceptée par l’Onu pour protéger une population civile persécutée dans son propre pays – et non pour changer les frontières d’un État.

Comment l’Europe peut-elle définir sa diplomatie vis-à-vis de la Russie1 ? Peut-elle se démarquer de la stratégie d’encerclement américain alors même que la perspective de l’adhésion de la Géorgie à l’Otan (de même que l’Ukraine) est considéré par Moscou comme un chiffon rouge ? L’ambiguïté de la situation internationale floue et apolaire fait de la Russie pour l’Europe « à la fois un adversaire idéologique, un concurrent féroce et un partenaire incontournable » (Pierre Hassner2). Ce qui ne veut pas dire abandonner les Géorgiens et après eux les Ukrainiens à la logique de la realpolitik comme on l’a fait pour les Tchétchènes.

La politique de voisinage de l’Union se trouve, une fois de plus, au centre de l’attention alors qu’on pressent que l’élargissement européen ne pourra indéfiniment s’étendre ni tenir lieu simultanément de seul instrument de diplomatie extérieure et de repoussoir en politique intérieure. L’inspiration initiale de l’Europe réside dans son refus des politiques d’hégémonie et du partage des territoires en zones d’influence. Ce principe qui dirigeait la construction de son espace intérieur doit la conduire également aujourd’hui à continuer à regarder au-delà de ses frontières.

  • 1.

    Voir infra, les deux notes dans le « Journal » de Michel Marian et Michel Foucher.

  • 2.

    Voir son entretien dans le précédent numéro de la revue : « L’emboîtement des crises : sécurité, légitimité, influence », Esprit, août-septembre 2008.