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Paris Batignolles, 2 juin 2020, manifestation pour Adama Traore et George Floyd | Photo de Langladure via Wikimédia CC BY-SA 4.0
Paris Batignolles, 2 juin 2020, manifestation pour Adama Traore et George Floyd | Photo de Langladure via Wikimédia CC BY-SA 4.0
Dans le même numéro

La République ne suffira pas

Éditorial

par

Esprit

juil./août 2020

Ce que nous disent avec insistance ces jeunes gens qui manifestent aujourd’hui, c’est que, face à l’ampleur des difficultés auxquelles ils s’affrontent, la République comme principe ne suffira pas.

Les mesures de confinement étaient à peine levées que toute une jeunesse est descendue dans les rues de nombreux pays, pour dénoncer les violences policières et les discriminations dont les Noirs sont trop souvent victimes. L’étincelle est partie des États-Unis et de la mort de George Floyd, allumant une mèche qui paraît traverser l’ensemble des sociétés occidentales. Elle a trouvé des échos bien au-delà des jeunes que l’on dit souvent «  issus de l’immigration  » – alors même qu’ils n’ont connu que leur pays – dans toute une classe d’âge qui se sent solidaire. En France comme ailleurs, il est vrai que cette jeunesse est porteuse d’histoires et de mémoires pour partie différentes de celles des générations antérieures. Mais elle est aussi, et peut-être surtout, porteuse d’un présent douloureux, et d’une sensibilité politique nouvelle.

Rendu public en juin 2020, le rapport 2019 de la Commission nationale consultative des droits de l’homme sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie s’ajoute à de nombreuses sources concordantes pour rappeler à quel point, dans des domaines aussi différents que la réussite scolaire, le logement, l’accès à l’emploi ou le rapport aux forces de l’ordre, les ruptures d’égalité liées à l’origine, la religion ou la couleur de peau sont massives. Ne pas le reconnaître relève de la mauvaise foi ou de l’inconséquence politique. Tout comme penser que ces phénomènes trouveront leur résolution dans la répétition d’un catéchisme républicain, qui modèlerait des citoyens égaux parce que semblables, notamment via l’institution scolaire. Ce que nous disent avec insistance ces jeunes gens qui manifestent aujourd’hui, c’est que, face à l’ampleur des difficultés auxquelles ils s’affrontent, la République comme principe ne suffira pas. Ils réclament d’éprouver de manière sensible que cette République soit bien leur communauté politique, qui les intègre et les protège.

Les tentatives de disqualification de ces manifestations n’ont pas tardé. Elles ont d’abord porté sur leur caractère importé, qui plaquerait une histoire et des concepts nord-américains sur une réalité française qui n’aurait rien à voir. La France n’est pas les États-Unis. Mais ces derniers n’ont pas, tant s’en faut, le monopole du racisme et des discriminations. Il s’agit là, aussi, de problématiques singulièrement françaises. Les penser comme telles n’interdit pas d’aller chercher ailleurs des ressources, aussi bien conceptuelles que militantes. Des révolutions démocratiques de la fin du xviiie siècle aux printemps arabes, en passant par les mouvements sociaux des années 1960 et 1970, l’histoire a donné suffisamment d’illustrations de la capacité des imaginaires politiques, non pas simplement à s’exporter, mais à circuler et à devenir hybrides, en s’incarnant à chaque fois dans des contextes particuliers. C’est bien de la France qu’il est question dans ces manifestations.

Plus grave sans doute, le retour de l’antienne selon laquelle les manifestants seraient mus par la seule logique du conflit identitaire, menaçant le pacte républicain dont ils aspireraient à faire sécession. En France, la puissance symbolique d’une telle accusation vaut disqualification immédiate. Elle permet de ne pas voir que ce que réclament aujourd’hui ces mouvements n’est pas le contournement du pacte républicain, mais bien au contraire son approfondissement, de sorte qu’il tienne véritablement ses promesses. Elle rend impossible le débat que nous devrions avoir sur la manière de construire la communauté politique plurielle que ces jeunes gens appellent de leurs vœux.

S’il faut donc formuler un souhait, ce serait que ce débat ait lieu, et soit instruit comme une question politique et sociale, et non morale. Faire le procès en racisme de la société française, et désigner à travers lui des victimes et des coupables, se révélera une impasse. Il faut, en revanche, prendre acte de la gravité et de la profondeur des phénomènes discriminatoires, qui constituent une négation tangible du principe d’égalité. À cet égard, il est très significatif que la colère de cette jeunesse française et mondiale explose juste à la sortie du confinement. La maladie, ce fléau réputé aveugle, a frappé certains plus durement que les autres. Et ses conséquences économiques sont très différenciées. La jeunesse des quartiers populaires éprouve au quotidien, depuis des années, une sensation d’étouffement et d’absence de perspectives que le confinement a poussée à son paroxysme. Elle l’exprime aujourd’hui. Il est impératif de l’entendre.

Esprit

Esprit

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