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 Photo : Jimmy Baikovicius, (CC BY-SA 2.0) via Flickr
Photo : Jimmy Baikovicius, (CC BY-SA 2.0) via Flickr
Dans le même numéro

Le repère de la loi

par

Esprit

juil./août 2021

Alors que les questions de sécurité dominent le débat en ce début de campagne présidentielle, la mise en scène d’une opposition entre les forces de l’ordre et les juges devant l’Assemblée nationale donne un signal inquiétant sur l’état des institutions en France.

La teneur du débat public de ces dernières semaines ne laisse aucun doute sur le fait que la campagne présidentielle a bel et bien commencé, avant même que ne débute celle des régionales. Et ce sont les questions sécuritaires qui en occupent pour l’heure le centre. Ce seul constat devrait susciter l’interrogation, alors que le pays sort d’une crise sanitaire sans précédent et que les sujets de mobilisation pour de futurs candidats ne manquent pas. Pourtant, c’est sous le signe de la restauration de l’autorité que Xavier Bertrand s’est déclaré candidat, tandis qu’Emmanuel Macron défendait sa stratégie sécuritaire depuis un commissariat – sans compter Marine Le Pen, pour qui « le choix de la sécurité » reste le fonds de commerce.

On pourrait se contenter de déplorer cet usage politicien de la demande de sécurité, certes réelle mais multiforme, et qui ne se laisse pas réduire à une aspiration à l’ordre. En prétendant faire de la sécurité la pierre angulaire du bien commun, les discours politiques l’imposent dans le débat public avec la force de l’évidence. Mais la manifestation des policiers le 19 mai devant l’Assemblée nationale a été l’occasion d’une nouvelle expression particulièrement préoccupante de ce climat. Si les syndicats de police étaient dans leur bon droit à manifester quinze jours après le meurtre d’un de leurs collègues, la présence du ministre de l’Intérieur à leurs côtés, face à la représentation nationale, constitue une grave sortie de route. La participation à cette manifestation de la plupart des formations politiques, à l’exception de La France insoumise et des écologistes, a en outre donné lieu, dans les jours qui ont suivi, à toutes sortes de déclarations outrancières, allant d’une demande de renforcement des peines planchers à la suppression de l’appel. Est ainsi revenue l’éternelle accusation de laxisme de la justice, quand bien même celle-ci condamne et incarcère toujours davantage.

Dans ce climat général tendu, et tandis que l’extrême droite paraît s’approcher toujours un peu plus des portes du pouvoir, nos médias s’interrogent sur un possible retour de la violence politique, dont la gifle donnée au président de la République par un militant de l’Action française n’est que la dernière illustration. Mais ce qui s’est passé devant l’Assemblée nationale devrait nous inquiéter bien davantage. Sur le plan symbolique, cette mise en scène du politique aux côtés des forces de l’ordre, contre les juges et les élus, porte atteinte à un ordre démocratique dans lequel l’État ne tire sa légitimité que d’être adossé à la loi. Sans le repère de la loi, nous dit Claude Lefort, la contestation elle-même en vient à perdre tout son sens. Sans le droit, qui organise une mutuelle reconnaissance des uns et des autres dans l’espace social, il n’est plus de « communication démocratique1 » possible. Jouer d’une opposition entre les policiers et les tiers symboliques que sont les juges, en se faisant l’interprète d’un supposé peuple en demande de sécurité, c’est laisser penser que le droit est l’ennemi du politique. C’est faire croire qu’il existe, pour la vie civique, une vérité propre de la « force ». La force, dont la philosophe Simone Weil dit au contraire qu’elle est « ce qui fait de quiconque lui est soumis une chose2 ».

Jouer d’une opposition entre les policiers et les juges, c’est laisser penser que le droit est l’ennemi du politique.

Les déclarations qui rappellent, presque pour la forme, que la relation entre police et justice n’est « pas un duel, mais un duo » pèsent bien peu après la démonstration d’un tel mépris des institutions. Or c’est bien de là que naît la violence politique, toujours latente, qui trouve dans cette faille entretenue entre droit et politique une voie pour ressurgir. Le risque de délitement des institutions démocratiques est bien réel, comme en témoignent de trop nombreuses situations chez nos voisins – faut-il rappeler que les juges ont compté, avec les journalistes, parmi les premières cibles de Viktor Orbán en Hongrie, de Jarosław Kaczyński en Pologne, ou de Donald Trump aux États-Unis ? Certes, la France n’en est pas là, mais notre propre culture politique, dans laquelle l’imaginaire insurrectionnel, le face-à-face violent entre le peuple et le pouvoir ont toujours eu leur part, n’est pas sans risque de dérive. À la critique du droit, qui n’a cessé de se renforcer ces dernières années, y compris chez des intellectuels qui y voient le triomphe de l’individu égocentrique faisant valoir ses « droits à » au détriment d’un projet de société commune, il faut opposer, encore et toujours, que l’on ne peut penser le politique contre le droit, pas plus qu’on ne peut penser la force contre la loi. Le droit n’est pas une politique, mais il n’y a pas de vie démocratique possible sans État de droit. C’est cette croyance dans les médiations symboliques qui fait de nous des démocrates, et maintient ouverte la possibilité de nous reconnaître comme un corps politique. Nous ne saurions le perdre de vue, alors que s’ouvre une nouvelle période politique à haut risque.

  • 1.Entretien avec Claude Lefort, « La communication démocratique », Esprit, septembre-octobre 1979.
  • 2.Simone Weil, LIliade ou le poème de la force [1940], Paris, Éditions de l’Éclat, 2014.

Esprit

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