Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Dans le même numéro

Et maintenant, la Cour suprême

Suspicion de violences sexuelles, « procès en moralité », luttes partisanes, « pacte cynique » entre les élus Républicains et Donald Trump : la confirmation de Brett Kavanaugh comme neuvième juge de la Cour suprême des États-Unis a consacré les dysfonctionnements actuels des institutions américaines.

La confirmation de Brett Kavanaugh comme neuvième juge de la Cour suprême des États-Unis, samedi 6 octobre, est venue clore une séquence politique particulièrement tendue et révélatrice du dérèglement des institutions et des normes démocratiques aux États-Unis.

« C’est un vrai cirque », a déclaré Brett Kavanaugh aux sénateurs qui recueillaient son témoignage en réponse aux accusations de harcèlement sexuel formulées quelques jours plus tôt par Christine Blasey Ford. En effet, à observer le déchaînement des passions de part et d’autre pendant tout le temps qu’a duré la procédure de confirmation, il fallait lutter contre une sensation de vertige. Pour les commentateurs «  libéraux  » dans le sens américain du terme, c’est-à-dire de gauche, Brett Kavanaugh était le type même du mâle blanc privilégié et dominateur que dénonce le mouvement #MeToo ; dans les talk-shows de Fox News et parmi les conservateurs, il était au contraire la victime innocente d’une chasse aux sorcières inspirée par les soutiens de Bill et Hillary Clinton, prêts à tout pour traîner un honnête homme dans la boue. Mais depuis l’élection de Donald Trump il y a deux ans, les séquences hallucinantes se succèdent à un tel rythme qu’on ne sait plus, du spectacle politique permanent ou des émissions de télé-réalité, ce qui est le plus incroyable et affligeant.

À dire vrai, les audiences de confirmation de hauts fonctionnaires devant le Sénat des États-Unis ont toujours tenu pour partie du théâtre. Il s’agit précisément, dans ces entretiens publics qui tournent parfois à ­l’interrogatoire de police, de ­dramatiser le ­fonctionnement de l’équilibre des pouvoirs et le contrôle démocratique que les citoyens peuvent exercer sur leurs représentants. Nommés à vie et chargés ­d’arbitrer des questions constitutionnelles qui touchent au cœur même de la vie sociale, de l’économie et de la politique du pays, les juges de la Cour suprême sont, à certains égards, les personnages les plus puissants de l’État fédéral, notamment parce que leur action s’inscrit dans un cycle temporel bien plus long que celui des pouvoirs exécutif et législatif. Mais depuis les années Reagan, et plus encore Clinton, les auditions de candidats à la Cour suprême ont souvent donné lieu à des querelles perçues comme purement partisanes. Plutôt que ­d’interroger le candidat sur sa philosophie juridique, on fouille dans sa vie privée à la recherche du scandale, donnant à ce qui est d’abord un entretien d’embauche une allure de procès en moralité. Ces batailles renforcent l’impression que la Cour devient une arène politique et alimentent en retour un doute sur ­l’impartialité, l’intégrité et l’indépendance de cette justice1.

Si la séquence actuelle est tellement survoltée, c’est qu’elle est déjà le fruit d’un premier blocage partisan, le Congrès républicain ayant fait obstinément obstruction à la nomination d’un nouveau juge par Barack Obama dans sa dernière année au pouvoir. Quelles que soient les décisions de cette nouvelle Cour, les circonstances dans lesquelles Brett Kavanaugh y a été nommé auront nécessairement des conséquences néfastes.

Plutôt que d’interroger le candidat sur sa philosophie juridique, on fouille dans sa vie privée à la recherche du scandale.

Ainsi, la Cour suprême des États-Unis est devenue, avec cette nomination, nettement et durablement conservatrice, mais elle a également rejoint les autres institutions qui souffrent aujourd’hui d’un discrédit toujours plus marqué auprès de la population américaine, de plus en plus convaincue que ses représentants s’épuisent dans des batailles idéologiques intéressées au lieu de s’occuper de leurs difficultés quotidiennes. « Washington is broken », avait dit Barack Obama lors de sa campagne en 2004, promettant de réparer des institutions corrompues et grippées, et d’apaiser un climat ­d’affrontement politicien qui entrave la décision publique. Quatorze ans plus tard, Washington semble toujours plus cassé, et la focalisation médiatique sur la personnalité erratique et les excès en tout genre de Donald Trump fait largement obstacle à une réflexion plus approfondie sur les causes et les remèdes de cette crise profonde.

Tandis que l’enquête du procureur spécial Robert Mueller sur les ingérences russes ainsi que les conflits d’intérêts divers en cause dans la campagne de Trump se poursuit, certains continuent de rêver tout haut à un scénario de destitution. Ils ne voient pas, ce faisant, que Donald Trump est un symptôme, bien plus qu’une cause, de l’état de division interne dans lequel se trouve le pays, même si ses déclarations intempestives, son style de gouvernement et les mesures qu’il a prises (les baisses d’impôts pour les plus riches, le durcissement du contrôle aux frontières, la guerre commerciale avec l’Europe et la Chine, les bruits de botte en Iran et ailleurs) contribuent à aggraver encore celui-ci.

Ils oublient également que Donald Trump continue de bénéficier du soutien de 90 % des Républicains, même parmi ceux que l’on désignait il y a peu comme des conservateurs «  modérés  ». Ainsi, le pouvoir actuel tient sur une forme de pacte cynique, par lequel les uns pensent manipuler les autres, au mépris des conséquences bien réelles de tels arrangements. Le jeu des primaires, par exemple, fait que les élus républicains au Congrès vivent dans la crainte d’être débordés sur leur droite par des candidats plus ultras : alors qu’ils se tenaient à bonne distance de Donald Trump lors des élections de 2016, ils sont aujourd’hui nombreux, à l’approche des élections de mi-mandat, à se réclamer de son soutien pour s’assurer les votes de sa base de militants galvanisés par son discours anti-élites. De plus, dans le cœur de la machine républicaine, on pense pouvoir obtenir de ce Président ce qui manque encore à la «  révolution conservatrice  » : le démantèlement complet de l’État providence et, précisément, une Cour suprême capable de peser dans les guerres culturelles. C’est ce que révélait, entre autres, ­l’inquiétante tribune anonyme publiée le mois dernier par le New York Times, juste après la parution du livre de Bob Woodward qui dépeint à son tour un Président instable dans une Maison-Blanche chaotique2. Dans ce texte, des hauts fonctionnaires sans visage se flattent de contrôler, depuis les entrailles de l’appareil d’État, ­l’imprévisible démagogue. Devrait-on trouver ce propos rassurant, alors que Donald Trump ne cesse de tweeter, avec un succès garanti auprès des cercles nationalistes et suprématistes, à propos de l’influence occulte du deep state, «  l’État profond  » ?

Avec une telle surenchère d’accusations croisées, on peine à voir comment ces derniers rebondissements pourraient faire autre chose que d’exacerber les colères de l’électorat américain. Quels que soient les résultats des élections de mi-mandat, elles feront vraisemblablement monter la température encore de quelques degrés. Si les Démocrates remportent la Chambre des représentants, voire le Sénat, ce qui est plus improbable, tous les regards se tourneront alors vers Robert Mueller et les révélations à venir de son enquête. Mais le processus législatif sera bloqué par cette situation de cohabitation, et le décrochage de la classe politique, des journalistes et des intellectuels «  libéraux  » avec les préoccupations économiques et sociales de l’Amérique profonde, celle du heartland, ne fera que s’aggraver. Pendant ce temps, devant des foules de défenseurs du droit au port d’armes réunies dans le Mississippi, en direct sur toutes les télévisions, Donald Trump chauffe ses soutiens à blanc en tournant Christine Blasey Ford en dérision et, avec elle, toutes les femmes qui ont le courage de dénoncer publiquement l’impunité des auteurs de violences sexuelles. En réponse à ses gesticulations vulgaires, une foule déchaînée entonne le slogan désormais familier, demandant qu’on jette toutes ces harpies au cachot : « Lock her up! Lock her up! »

 

  • 1. Rappelons que l’élection présidentielle de 2000, entre George W. Bush et Al Gore, a finalement été tranchée par la Cour suprême, à cinq voix contre quatre.
  • 2. Voir “I Am Part of the Resistance Inside the Trump Administration”, New York Times, 5 septembre 2018 et Bob Woodward, Fear: Trump in the White House, New York, Simon & Schuster, 2018.

Anne-Lorraine Bujon

Directrice de la rédaction de la revue Esprit. Ancienne élève de l’École normale supérieure, agrégée d’anglais, elle a étudié puis enseigné la littérature américaine, avant de se spécialiser dans l’animation du débat d’idées. Également chercheure associée à l’Ifri, elle s’intéresse en particulier aux questions d’histoire politique et culturelle des États-Unis.…

Dans le même numéro

Une Europe sans christianisme ?

Si l’affaiblissement de la base sociale du christianisme en Europe est indéniable, selon le dossier coordonné par Jean-Louis Schlegel, la sécularisation transforme la foi et l’appartenance religieuse en choix personnels et maintient une culture d’origine chrétienne et une quête de sens, particulièrement sensibles dans la création littéraire. A lire aussi dans ce numéro : une défense d’Avital Ronell, un récit de voyage en Iran et des commentaires de l’actualité politique et culturelle.