L’Île-de-France est-elle un objet de gouvernance ?
La petite révolution produite par la loi Chevènement de 1999 sur les établissements publics de coopération intercommunale (Epci) a-t-elle porté ses fruits ? Si l’Île-de-France découvre comme les autres régions les intercommunalités, la nature peu démocratique des nouvelles élites et l’empilement territorial actuel pèsent sur la manière de gouverner et sur les formes de participation citoyenne. Mais le malaise démocratique est loin d’être un privilège de l’Île-de-France, il est tout simplement hexagonal.
L’Île-de-France est la fille ainée de l’État, même si entre Paris et le pouvoir, la longue durée n’est pas une histoire d’amour sans nuages. Dès la fin des années 1950, l’État aménageur prend l’Île-de-France en main, d’abord dans une perspective issue du cri d’alarme de Jean-François Gravier1 (il s’agissait alors d’alléger le poids que l’Île-de-France était censé faire peser sur le pays), puis dans la perspective gaullienne visant à construire un « champion national ». Le moment Delouvrier est décisif, car il marque durablement l’espace et les esprits franciliens2. Dans l’espace, la combinaison des villes nouvelles et d’un système de transport particulièrement performant crée un grand marché du travail qui confère, pendant longtemps, un avantage spécifique à l’Île-de-France, par rapport à d’autres métropoles mondiales ; dans les esprits, le district de la région parisienne et les établissements publics d’aménagement enracinent une nostalgie du gouvernement efficace ou, du moins, performatif.
Dans ce sillage, l’Île-de-France a mis longtemps avant d’entrer en décentralisation : le paysage politique semblait figé, entre un centre occupé par l’État, le PC campant à l’est dans la « banlieue rouge » et le PS relégué aux marges modernes, dans les villes nouvelles. Les notables de droite n’avaient jamais porté dans leur cœur le volontarisme de Delouvrier, pour qui les élus représentaient plus une gêne qu’un appui. En dépit d’un président – Michel Giraud – partisan d’une politique active d’aménagement régional, l’institution régionale s’installe, jusqu’à la fin des années 1980, dans une politique prudente, se faisant avant tout le porte-parole des périphéries. La ville centre, qui retrouve un maire élu en 1977, reste isolée : malgré les innovations réelles conduites par Jacques Chirac, la ville est avant tout un tremplin politique, vers une destination plus prestigieuse.
Il faut dire que l’héritage de l’État, et la longue durée, ont doté l’Île-de-France d’un ensemble d’institutions techniques à l’échelle de la région : la Ratp (aujourd’hui gérée par le syndicat des transports d’Île-de-France), les grands syndicats techniques (syndicats des eaux…), quelques grands opérateurs du logement social qui possèdent 60 % à 80 % des logements sociaux régionaux, l’assistance publique hôpitaux de Paris, l’académie, etc. Du coup, l’Île-de-France semble pouvoir se passer de pilote, dans la mesure où elle se trouve dotée d’agences – ce qui, paradoxalement, lui donne un profil contemporain dans le registre de la gouvernance.
La faiblesse historique des départements explique aussi que l’intercommunalité n’ait guère progressé jusqu’à une date récente : ailleurs, ce sont les départements qui ont organisé la coopération entre communes. Ici, l’enjeu est moindre, dans la mesure où les agences régionales assurent la plus grosse partie du travail d’ordinaire dévolu aux structures intercommunales.
Un espace en attente de politique
L’Île-de-France entre véritablement en décentralisation à la fin des années 1990, avec l’alternance que connaissent l’institution régionale et la ville de Paris. On le sait, c’est l’alternance qui confère aux institutions leur baptême politique : l’Île-de-France n’échappe pas à cette règle. Ces événements s’accompagnent d’un retrait juridique de l’État : passage des transports dans l’orbite régionale, compétence particulière confiée à la région, avec le schéma directeur, dans le champ de l’aménagement – en effet, à la différence des autres régions, le schéma directeur d’Île-de-France (Sdrif), élaboré par la région, s’impose aux documents d’urbanisme des intercommunalités et des communes. Le troisième événement qui bouleverse les équilibres établis, c’est la mise en œuvre de la loi Chevènement sur l’intercommunalité. Celle-ci fait l’effet d’une petite bombe en Île-de-France : il est en effet très facile, dans le contexte très dense de la région, d’atteindre le seuil des 50 000 habitants qui autorise la création d’une communauté d’agglomération ; dès lors, la loi Chevènement conduit à l’explosion des intercommunalités « de projet » en Île-de-France, souvent formées pour des raisons d’aubaine, afin de profiter des primes que le législateur accorde aux nouvelles communautés.
En quelques années, la région passe d’un paysage politique figé – mais stable – à la fragmentation politique qui caractérise l’organisation générale des pouvoirs territoriaux en France. L’inquiétude gagne, y compris parmi les élus qui ne sont pas les derniers à alimenter le « mille-feuille » territorial, face à une compétition en cascade mettant aux prises des institutions (région, département, communes, intercommunalités) jalouses de leurs prérogatives et de leur indépendance. D’autant que le début des années 2000 est teinté d’inquiétude : la France – et l’Île-de-France, champion national – est-elle encore à la hauteur de la compétition internationale ? Comment l’Île-de-France se situe-t-elle par rapport à ses concurrents directs (Londres, Francfort et, de plus en plus, Madrid voire Amsterdam) ? La fragmentation des pouvoirs est-elle la bonne solution face aux questions qui agitent l’Île-de-France : solde migratoire négatif, stagnation de l’emploi et du Pib par habitant, difficultés croissantes sur le marché du logement, progression des inégalités de revenu, perte d’influence face à Londres qui s’affirme de plus en plus comme « la » ville mondiale européenne ?
C’est d’abord la mairie de Paris qui passe à l’offensive. Pour ne pas choquer ceux qui se méfient par réflexe de l’instauration d’un « Grand Paris », la ville propose, au début des années 2000, d’inaugurer des coopérations bilatérales avec les communes limitrophes : gestion commune des espaces, projets d’aménagement de secteurs à cheval sur le périphérique, voire couverture de celui-ci. Sur la base du « grand Paris des petits pas », la ville engage des négociations plus larges et invite ses voisins à former une « conférence métropolitaine », sur le modèle de ce qui commence à émerger dans certaines métropoles de province. La Conférence métropolitaine repose sur un concept nouveau, celui de « zone dense », qui dépasse la notion trop concentrique de couronnes et qui fait référence, sans le dire, à une Île-de-France « utile », celle où l’on trouve la plus grande densité d’habitants, d’activités, d’équipements et de fonctions métropolitaines. Ce concept est repris dans le schéma directeur élaboré en 2006-2008 par la région Île-de-France, et chacun s’accorde à le trouver pertinent, même s’il s’agit d’une forme parisienne d’auberge espagnole.
Cependant, les interdépendances territoriales au sein de la région apparaissent toujours plus fortes. À l’intérieur du périphérique, les initiatives prises par la ville de Paris, sous l’influence des Verts, afin de limiter la circulation, montrent que la « zone dense » est un organisme vivant, dont les composantes sont étroitement liées : en même temps que Paris affiche sa volonté de coopérer, sa politique de fermeture handicape d’abord les banlieusards. L’affaire du Vélib’, pour anecdotique qu’elle paraisse, incarne parfaitement ce sentiment ambigu : Paris ne tient pas suffisamment compte de sa banlieue, alors même que les continuités sont de plus en plus évidentes.
L’échelle de la « Conférence métropolitaine », celle de la zone dense, est-elle suffisante pour gouverner ces interdépendances ? Et surtout, peuvent-elles se piloter par le biais d’une structure molle, simple instance de coordination entre des entités « souveraines » ? Un temps, l’institution régionale paraît prendre la main avec le Sdrif : « la métropole, c’est la région », affirment certains experts. Mais autant l’exercice d’élaboration du Sdrif apparaît comme un succès, autant ses résultats sont décevants : le schéma est contesté pour son manque d’audace ou bien parce qu’il cherche à imposer des dispositions à des collectivités qui n’en veulent pas.
Pendant ces travaux, l’État s’est réintroduit en Île-de-France, au nom de la compétitivité et de la cohésion de la région, constatant, selon un ancien directeur de l’équipement, des « défauts de gouvernance ». Les pôles de compétitivité et les opérations d’intérêt national redonnent la main aux services de l’État et à ses corps techniques (les mines, les ponts). Puis le nouveau président de la République, N. Sarkozy, prononce à Roissy un discours qui fait date, où il appelle de ses vœux un gouvernement intégré de la région. Ce qui aboutit, en 2008, à un concours international d’urbanisme (le « grand pari ») et à la création d’un secrétariat d’État, confié à Christian Blanc.
Un jeu ouvert
L’Île-de-France est aujourd’hui, du point de vue de la gouvernance, dans une situation délicate : la partie est engagée, mais les cartes sont en permanence redistribuées entre les acteurs. La ville de Paris poursuit l’animation de la conférence métropolitaine ; le paysage local se recompose avec la création d’entités nouvelles – certaines se comportant comme des clubs (par exemple la « Vallée scientifique de la Bièvre ») et d’autres tendant à s’institutionnaliser dans un cadre communautaire. La région est en attente, les départements forment des alliances, alors que l’État poursuit sa feuille de route, attendant les résultats du concours international et le programme d’action du secrétariat d’État au Grand Paris.
On se tourne alors vers les autres métropoles « mondiales » : sont-elles mieux gouvernées que Paris ? Nulle part, constate Christian Lefèvre, n’existe d’autorité unique qui engloberait toutes les compétences et tous les territoires ; partout s’enchevêtrent les pouvoirs, les agences, les responsabilités ; nulle part, enfin, l’État central n’est véritablement absent du jeu. Il n’existe donc pas de « bonne formule » qui réglerait une fois pour toutes la question de la gouvernance francilienne : celle-ci est un chantier perpétuel. Ce qui frappe en revanche, dans les comparaisons, c’est un cadre institutionnel qui tend à mieux délimiter les responsabilités de chacun et, surtout, à réguler les concurrences verticales (entre les strates du pouvoir territorial) et horizontales (entre les collectivités et les intercommunalités de base). Aussi peut-on, provisoirement, conclure ceci : il est vraisemblable que le paysage politique de l’Île-de-France continuera d’évoluer vers une relative simplification territoriale, avec la création d’entités intercommunales plus vastes, plus stables et mieux dotées en finances et en compétences ; il est peu vraisemblable en revanche que l’on s’achemine vers une intégration, ne serait-ce que parce que les grandes agences techniques qui font véritablement fonctionner l’Île-de-France doivent perdurer. Enfin, on peut espérer tendre vers une régulation des concurrences, ce qui suppose l’introduction d’une certaine hiérarchie des normes juridiques, par exemple en conférant à la région une autorité plus forte sur certains domaines clés (le logement, les transports, la santé, l’enseignement supérieur et la recherche) et aux intercommunalités une prééminence sur les communes, notamment en matière de droit des sols.
Mais cet objectif n’est pas seulement francilien : il est français. L’Île-de-France n’est aujourd’hui que l’image grossie du malaise territorial hexagonal.
- *.
Géographe (Acadie).
- 1.
Jean-François Gravier, Paris et le désert français, Paris, Éditions du Portulan, 1947.
- 2.
C’est sous l’autorité de Paul Delouvrier qu’est établi le schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la région parisienne (Sdaurp) qui a servi de référence pendant près de vingt ans.