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Dans le même numéro

La décentralisation ? Tous contre !

février 2015

#Divers

Il n’y a pas, en France, de véritable désir de décentralisation et les élus comme les notables s’accommodent d’une situation dans laquelle le pouvoir local continue à dépendre largement de l’État. Ce modèle est aujourd’hui en crise : l’État n’apparaît plus comme protecteur, ou plus suffisamment. Et ce sont les villes – les métropoles en particulier – qui émergent et revendiquent une plus grande autonomie politique.

Toutes les réformes territoriales qui ont eu lieu au cours des années 1970 dans les pays européens se sont appuyées sur deux principes : un premier principe consistant à privilégier un échelon sur les autres en lui conférant un pouvoir de type législatif ou réglementaire ; un second principe consistant à réduire drastiquement le nombre de communes en les fusionnant dans des entités plus larges, généralement dominées par les villes. En 1982, la France a fait le choix inverse : tous les échelons se sont vu attribuer le même degré d’autonomie (même s’ils n’ont pas reçu les mêmes « compétences »). Et le législateur a attribué cette autonomie à géographie constante, sans modifier le nombre et la taille des communes. Nous n’en finissons pas de payer ce parti pris initial, en proposant des solutions bricolées, aboutissant à une inflation territoriale, qui, comme le fait remarquer Jean-Marc Offner1, tend à devenir l’activité principale des acteurs locaux.

Ce non-choix est généralement justifié par deux raisons : d’une part, le pragmatisme du ministre de l’Intérieur de l’époque, Gaston Defferre, qui aurait préféré lancer le mouvement plutôt que d’entamer une refonte de la carte territoriale, au risque de l’enlisement ; d’autre part, la nature même du régime républicain, unitaire, qui ne reconnaît qu’une seule souveraineté, celle de la nation – et qui donc ne pourrait en déléguer l’exercice.

Au-delà de ces justifications, ce non-choix – ou plutôt ce choix à rebours des pays voisins – répond à une profonde absence de désir de décentralisation, qui apparaît comme une constante de la culture civique française. Celle-ci se trouve déterminée par un système triangulaire : la faiblesse des villes, qui ont été, dans tous les pays voisins, des foyers de l’autonomie locale ; la conjuration des notables, qui ont appris à bien vivre dans une forme adolescente d’autonomie à l’ombre d’un État paternel et redistributeur ; la convergence des corporatismes, qui préfèrent traiter avec une puissance publique lointaine plutôt que de négocier avec des élus proches. En ce sens, la centralisation française n’est pas le produit d’un complot d’on ne sait quelle faction tenant le pouvoir d’État ; c’est la résultante d’une histoire et d’un consensus implicite des différentes couches d’élites politiques, économiques et techniciennes. Ces trois dimensions expliquent largement pourquoi l’histoire de la décentralisation en France est faite de hoquets et de répétitions. Le consensus politique ne laisse que peu de marge de manœuvre au législateur, si tant est qu’il souhaite transformer le dispositif de gouvernement territorial.

Pour autant, ces freins à la décentralisation trouvent aujourd’hui leurs limites : les grandes villes s’autonomisent, l’État n’est plus cette puissance protectrice des petites patries locales et les corporatismes subissent le désamour de l’opinion publique. La voie est donc peut-être ouverte pour une forme de décentralisation à la française, qui saurait tirer les leçons du passé.

Des villes trop moyennes

Les pays voisins de la France fondent leur système territorial sur une armature urbaine constituée de longue date, plaçant les villes dans une situation de commandement d’un territoire élargi. Le réseau des villes italiennes, du moins en Italie du Nord et du Centre, le système polycentrique allemand ou l’histoire industrielle des villes anglaises dessinent des paysages très différents de ceux de la France. Très rares, en France, sont les villes qui jouent véritablement un rôle d’organisation de leur Umland, et plus rares encore sont celles qui disposent d’une société locale consistante permettant de fonder des « coalitions » politiques2. Encore aujourd’hui – même si la situation évolue, on y reviendra – les villes françaises font plutôt pâle figure dans les comparaisons européennes : seule Lyon tirait jusqu’à récemment son épingle du jeu, notamment grâce au fait qu’une bourgeoisie capitaliste locale s’y est maintenue et a prospéré, alors que partout ailleurs, l’activité économique des grandes villes s’inscrivait – et s’inscrit encore largement – dans un dispositif national, piloté par les grands groupes héritiers du capitalisme monopolistique d’État3, aussi nommé « France incorporated4 ». Trois phénomènes de longue durée expliquent cette faiblesse des villes.

La démographie d’abord : la densité de la population française est faible (cent dix habitants au kilomètre carré contre plus de deux cents dans les pays voisins) et le peuplement est dispersé. Nous ne sommes pas assez nombreux relativement à la taille de notre territoire, mais il y a un peu de monde partout, alors que les autres pays (Royaume-Uni, Allemagne, Italie du Nord et du Centre) présentent un tissu aggloméré bien plus dense et continu, comme le montrent par exemple les cartes de pollution lumineuse à l’échelle européenne. Cette dispersion est un héritage, celui de la stagnation démographique du xixe siècle et surtout celui d’un exode rural tardif et partiel : la mobilité paysanne n’a réellement pris son essor qu’au milieu du xxe siècle et ne s’est pas traduite par une explosion des villes. Aujourd’hui encore, bien que les grandes villes aient connu une croissance robuste ces trente dernières années, le phénomène le plus marquant est celui d’un repeuplement diffus des espaces ruraux et des petites villes.

L’économie ensuite : alors que l’industrie, dans toute l’Europe, est un phénomène urbain – très ancien en Italie, à partir du xviie siècle au Royaume-Uni et du xixe siècle en Allemagne – les activités manufacturières se sont, en France, déployées dans les campagnes et les petites villes par un processus convergent des élites économiques et des élites politiques. Les marchands urbains ont très tôt fait le choix de distribuer les métiers à tisser dans les campagnes5 et les décideurs politiques – de Colbert à Olivier Guichard et Jérôme Monod – poursuivent un idéal d’« équilibre territorial » en favorisant l’implantation des manufactures dans les petites villes. Saint-Gobain et Aubusson sont des lieux emblématiques de cet aménagement du territoire, qui manifeste une continuité remarquable de l’Ancien Régime à la Ve République.

La politique enfin : les régimes qui se sont succédé depuis la Révolution française ont systématiquement privilégié l’espace rural et sa protection, en limitant l’emprise politique des villes6. Ce choix politique, qui s’explique par la permanence d’une population rurale importante dont les régimes doivent emporter l’adhésion s’ils veulent durer, a conduit à l’édification d’un complexe dispositif d’égalité des territoires qui vise à la fois à maintenir la fragmentation politique et à en réduire les conséquences inégalitaires par de nombreux mécanismes de redistribution fiscale et économique à travers les grandes entreprises monopolistiques comme Edf, Sncf, La Poste ou France Télécom7. Il n’est pas abusif de parler de discrimination positive territoriale en faveur des espaces ruraux, qui non seulement jouissent d’un statut très protecteur – la sanctuarisation de l’autonomie communale – mais encore bénéficient d’un régime très favorable de redistribution. Pour ne donner qu’un exemple, les départements d’Île-de-France disposent en moyenne de 55 enseignants pour 1 000 élèves, contre 98 pour 1 000 dans la Creuse ou en Lozère.

Ce faisceau de conditions défavorables à la croissance des villes prive l’idée et la pratique de la décentralisation d’un soutien d’importance. En effet, partout en Europe, c’est dans les villes que sont nées les revendications d’autonomie par rapport au pouvoir central et ce sont les élites urbaines qui ont constitué des espaces politiques allant bien au-delà des limites de l’urbanisation, pour intégrer les espaces ruraux plus ou moins sous dépendance8. Rien de tel en France (si l’on excepte Lyon, encore une fois) : les espaces ruraux ont conservé leur indépendance et se sont tournés vers l’État central pour qu’il la garantisse. Le dialogue entre territoires ruraux et urbains est indigent en France : les premiers se défient du risque de l’incorporation dans les seconds, préférant la solidarité verticale à la réciprocité horizontale.

Sans doute les élites urbaines sont-elles porteuses d’une volonté forte d’autonomie, mais jusqu’à une période récente, elles ne pesaient pas d’un poids suffisant pour constituer un mouvement de fond, susceptible d’influencer le législateur. Pendant longtemps, les villes se sont donc faites discrètes, construisant les conditions d’une autonomie locale autocentrée, ce qui n’offrait au législateur d’autre voie politique que le maintien du statu quo.

La conjuration des notables

Cette configuration sociopolitique explique largement le deuxième facteur qui limite les marges de choix du législateur : la centralisation est, en France, un choix collectif assumé. La centralisation française présente des aspects particuliers, bien différents de la centralisation britannique par exemple. Cette dernière repose sur une coupure ontologique entre le gouvernement local et le gouvernement central. Au Royaume-Uni, point de mélange : l’État n’a pas, ou guère, de « services extérieurs ou déconcentrés », la notion de préfet est incompréhensible pour l’esprit britannique ; symétriquement, les élus ne cumulent pas les mandats et l’exercice de responsabilités locales ne s’inscrit pas en continuité d’un cursus honorum national. La centralisation à la française, à l’inverse, est un produit collectif. Elle n’est pas le fait d’une exotique tribu qui serait partie à la conquête du pays ; le jacobinisme est un jeu qui se joue à plusieurs, dès lors que chacun y trouve son compte.

Dès la formation des départements, les projets géométriques d’un Condorcet laissent vite la place à une négociation géopolitique particulièrement pointilleuse, au cours de laquelle la Commission du découpage consulte les notables locaux pour aboutir à un compromis acceptable entre le souci d’uniformité et la diversité des modes de vie territoriaux9. L’invention napoléonienne du préfet procède certes de la volonté de maîtriser les singularités locales, mais elle ouvre la voie à une autre spécificité française, celle de la présence territoriale de l’État. Cette présence, qui se densifie avec le temps jusqu’à représenter, à la veille des réformes des années 1980, la grande majorité de l’effectif des fonctionnaires d’État, fait de l’État français le plus décentralisé d’Europe. Comme l’a montré Pierre Grémion10, le jacobinisme est « apprivoisé ». Il ne consiste pas dans la domination sans partage d’une caste tenant l’État central sur un pays tétanisé dans l’attente d’un signal parisien, mais dans une négociation permanente entre le « centre » et la « périphérie ». Les présidents de conseil généraux, les maires, les élus de tous bords passent leur temps d’avant la décentralisation à se frotter au corps préfectoral et aux fonctionnaires territoriaux de l’État – particulièrement aux ingénieurs de l’Équipement – pour obtenir les arrangements qui favorisent leur circonscription élective. L’Association des maires de France est présente à tous les étages du débat politique et occupe tous les secteurs du jeu des réformes territoriales11. La montée en puissance de la figure du député-maire, sous la Ve République, étend cette pratique à une négociation directe entre les ministères centraux et les collectivités territoriales, passant par-dessus la tête des représentants locaux de l’État. La « mère de toutes les réformes », celle de 1982, ne fait somme toute qu’entériner un état de fait : le préfet n’a pas (n’a plus) d’autorité sur les autorités locales ; il est une courroie de transmission, dont la responsabilité est engagée en cas de risque majeur ou de trouble à l’ordre public.

On peut donc parler d’une véritable conjuration des notables, sénateurs-présidents de conseils généraux et députés-maires en tête, par la grâce de qui le pouvoir local s’installe dans une autonomie sans risque, et surtout sans responsabilité. Les pactes financiers garantissent une confortable aisance aux collectivités territoriales dans un régime où la seule sanction de leurs décisions revient au corps électoral local, et favorise donc la dépense12. Le budget de l’État et ses multiples édredons garantissent que, quoi qu’il arrive, la solidarité républicaine ne sera pas un vain mot. De fait, quoi qu’en expriment les élus lors de leurs rencontres annuelles – le congrès des maires est une occasion particulièrement fréquentée, où les édiles témoignent rituellement de leur mécontentement quant au partage du gâteau face au Premier ministre –, les termes de l’échange budgétaire ont été, depuis la décentralisation, favorables aux collectivités territoriales, qui ont pu vivre comme de parfaites adolescentes, demandant à l’État qu’il les laisse tranquilles tout en s’occupant d’elles.

Pourquoi, dès lors, revendiquer une décentralisation sur le modèle des pays voisins ? Pourquoi risquer de perdre une autonomie acquise à peu de frais et le prestige de l’élu bâtisseur et développeur sans le risque afférent, puisque l’État bienveillant est toujours là pour payer les pots cassés et assurer l’ordinaire des territoires ? Et surtout, pourquoi accepter une décentralisation qui opérerait des choix – entre l’urbain et le rural, entre les échelons territoriaux – alors que chacun, dans sa commune, dans son département, dans ses syndicats intercommunaux, peut conduire à sa guise des politiques de confort, avec des subsides qui confinent, pour la plupart des petites communes, à de l’argent de poche ?

La pratique du cumul des mandats confère à l’élu de multiples pouvoirs et honneurs, tout en lui offrant les parachutes qui limitent la casse en cas de défaite électorale. Certes, la place de maire de grande ville est largement convoitée13, mais elle n’a jamais fondé une revendication argumentée d’un pouvoir étendu des grandes villes vis-à-vis de l’État. Dans leur manifeste de 199414, les maires des grandes villes de France réclament plus de compétences et d’autonomie, mais il ne s’agit pas pour eux de grignoter sur le domaine de l’État, seulement d’exercer, sur leur territoire, les compétences dévolues aux départements et aux régions. Et la récente réforme territoriale inspirée par l’initiative lyonnaise consiste non pas à confier à la ville (ou à la communauté urbaine) les pouvoirs de police ou la gestion de l’enseignement et de la santé, mais à fondre dans le territoire urbain les compétences de la commune et celles du département.

La position des notables est donc particulièrement confortable dans le dispositif français : libre administration conjuguée à la redistribution fiscale ; capacité de dépenses sans réelle sanction ; responsabilité au final limitée en ce qui concerne les fondamentaux du bien-être de la population : éducation, santé, et même chômage. L’opinion publique conforte cette position en plébiscitant la décentralisation comme gestion de proximité et loue la qualité et l’attention aux besoins de l’habitant, ultime justification de l’exercice du pouvoir local… tout en réclamant le maintien des « fonctions régaliennes de l’État », protecteur aux frontières, mais surtout garant de l’égalité jusque dans les moindres recoins du social.

La convergence des corporations

La troisième dimension de cette résistance nationale à la décentralisation est qu’avec le temps, et avec l’importance qu’a prise la fonction publique dans ce pays, une partie non négligeable de l’opinion publique et de la population active est liée, d’une manière ou d’une autre, à l’État central. Marx le signalait déjà dans le 18 Brumaire de Louis Bonaparte : la prise de pouvoir d’État permet, en France, de s’assurer de la fidélité de deux millions de fonctionnaires. Marc Olivier Baruch le confirme, dans Servir l’État français15, en montrant l’adhésion massive de l’administration française, dès lors que les apparences juridiques sont sauves, au régime de Vichy. La supériorité (et non la souveraineté) de l’État, se justifie, selon une idéologie largement partagée, par la sauvegarde des principes d’égalité. Le maintien du statut national des fonctionnaires – de l’éducation, de la police et de la santé – est généralement considéré comme un rempart face aux inégalités et aux injustices qu’engendrerait naturellement un trop grand pouvoir accordé aux élus. On retrouve ici les fondements très anciens d’un antiparlementarisme qui a miné la IIIe République et qui fonde une partie de l’adhésion au régime de la Ve République gaullienne. Le statut de la fonction publique nationale garantit l’indépendance de ses agents et leur procure une forme d’onction qui les rend naturellement aptes à administrer dans le sens de l’intérêt général. Le passage de ces agents sous le contrôle des élus locaux serait synonyme d’abandon : abandon de l’indépendance, abandon de l’éthique du service public, mais surtout, abandon à l’arbitraire de décisions clientélistes. Les syndicats de la fonction publique ont accepté le passage des emplois de catégorie C (cantonniers, agents techniques de l’Éducation nationale) aux collectivités locales, mais il n’est pas question d’imaginer un instant que les enseignants, les médecins et les personnels hospitaliers ou encore les policiers et les gendarmes puissent passer sous la houlette des élus. Le maintien de ces catégories dans le giron de la fonction publique nationale constitue pour elles l’assurance du maintien de leur autonomie, synonyme de la neutralité du service aux habitants/citoyens16.

Les agents de l’État ne sont pas les seuls à souhaiter ce statu quo. Les politiques publiques françaises sont fondées, comme l’ont montré Bruno Jobert et Pierre Muller17, sur un ensemble intriqué de liens entre l’administration et des corporations professionnelles, pour qui le dialogue exclusif avec celle-ci constitue un gage d’indépendance. Ainsi des agriculteurs et des médecins, pour qui le passage à une gestion territoriale signifierait la fin d’un statut privilégié.

Paradoxalement, ce néocorporatisme engendre de lourds déséquilibres territoriaux, l’administration d’État se révélant incapable de négocier avec ces professions – c’est particulièrement évident avec la corporation médicale – une présence territoriale équitable. Le paradoxe est que cette idéologie de l’égalité des citoyens grâce au statut garanti par l’État produit de lourdes inégalités territoriales et par conséquent d’incessantes mesures pour les corriger18.

Pour autant, l’attachement à l’État central, par le statut ou la corporation, demeure, dans l’esprit public, garant de l’égalité de traitement des citoyens, en dépit de travaux qui montrent qu’en matière éducative, par exemple, la décentralisation tend à diminuer les inégalités entre régions plutôt qu’à les accroître19.

Ainsi les corporations du secteur public et d’une partie du secteur privé convergent pour le maintien de la situation. Tout le monde s’accorde sur l’intérêt d’une gestion locale des routes, des bâtiments, des espaces verts, des ordures ménagères, de l’eau et des cimetières. Il n’est pas question cependant de toucher aux fondamentaux de l’égalité républicaine – ou du moins ce qui est réputé tel : l’éducation et la recherche, la santé, la police, l’économie et l’emploi.

Un processus inévitable

Ces fondamentaux de la résistance à la décentralisation sont cependant désormais ébranlés, et leur poids diminue. Cet affaiblissement nourrit un processus qui conduit à des formes de décentralisation auxquelles nous n’échapperons pas.

Les grandes villes ont, enfin, redressé la tête et commencent à revendiquer, et à prendre, l’espace qu’elles occupent dans d’autres pays. Ce qui est dénoncé comme un processus de métropolisation, producteur de « fractures sociales et territoriales20 », constitue en fait une forme de « revanche des villes » acquérant une position qui leur a été longtemps déniée par les politiques nationales. Ce sont désormais les villes qui tirent la production de richesse en France, c’est là où se créent les emplois et où se joue la compétitivité du pays. Bien plus, les grandes villes, grâce à la mobilité des individus, dessinent des systèmes de longue portée, qui solidarisent les espaces ruraux et les espaces urbains : on rejoint les configurations italiennes, anglaises ou allemandes, avec plusieurs siècles de retard ! Les campagnes constituent, pour peu que l’on accepte de considérer les trajectoires des personnes et les réseaux économiques, des composantes de ces systèmes. Il n’existe plus d’économie rurale indépendante : plus de 90 % de la richesse circulant dans les espaces ruraux provient d’échanges avec les villes proches ou lointaines (tourisme, installation d’actifs urbains ou retraités21). L’État n’a plus les moyens d’être la puissance tutélaire, protectrice de l’autonomie des notables locaux. Son impécuniosité, qui se traduit par une baisse des dotations aux collectivités locales de onze milliards sur cinq ans, a des conséquences directes sur les collectivités les plus dépendantes de ces transferts. Certes, il s’agit des espaces ruraux et des petites villes, et l’on entend, depuis longtemps, la longue plainte de leurs représentants. Mais cette évolution brutale est aussi salutaire : elle précipite la nécessité de construire des dialogues territoriaux entre les villes et les campagnes, de construire des réseaux d’alliances, de passer de la redistribution verticale aux réciprocités horizontales. Dénoncer, comme le font certains groupes de pression22, l’abandon des petites villes et des communes rurales revient, en pratique, à s’interroger sur ce que ses clients feront lorsque l’État ne sera plus là pour les entretenir. C’est là tout l’enjeu de la période qui s’ouvre, et elle sera passionnante, car elle va bouleverser quelques siècles de certitudes et de séparation entre les villes et les campagnes.

Enfin, le système corporatiste est entré en crise. Les agriculteurs ont perdu en popularité ce qu’ils ont gagné en productivité ; la posture des médecins n’est plus comprise par l’opinion publique. Surtout, la foi publique dans la capacité de l’État à maintenir l’idéal d’égalité entre les personnes et les territoires s’étiole. Le corporatisme a sans doute encore de beaux jours devant lui, mais s’il veut durer, il revient à ses représentants d’agir à l’instar du prince Salina, dans le Guépard de Lampedusa : « Tout changer pour que rien ne change. » Ce changement passera sans doute par l’intégration des enseignants, des médecins et des policiers à des politiques locales d’enseignement, de santé et de sécurité, qui existent en germe ici ou là mais qui devront, à l’avenir, prendre le pas sur une mythique égalité républicaine.

Ces trois transformations – auxquelles on pourrait ajouter de nombreuses autres – dessinent un processus qui semble inéluctable. Toute la question est de l’expliciter et de l’organiser.

  • *.

    Géographe, consultant pour la coopérative conseil Acadie, il publie en 2015 l’Égalité des territoires. Une passion française, dans la collection « La ville en débat » aux Presses universitaires de France.

  • 1.

    Jean-Marc Offner, « Les territoires de l’action publique locale. Fausses pertinences et jeux d’écart », Revue française de science politique, vol. 56, no 1, 2006.

  • 2.

    Clarence Stone, Regime Politics. Governing Atlanta 1946-1988, Lawrence, University Press of Kansas, 1989.

  • 3.

    Paul Boccara et al., le Capitalisme monopoliste d’État, Paris, Éditions sociales, 1971.

  • 4.

    Pierre Beckouche, « Le yoyo et la locomotive. Évolution récente de la place de l’Île-de-France dans l’économie nationale », Annales de géographie, vol. 104, no 583, 1995.

  • 5.

    Paul Bois, Paysans de l’Ouest, La Haye, Mouton & Co, 1960.

  • 6.

    Bertrand Hervieu et Jean Viard, l’Archipel paysan. La fin de la république agricole, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2001.

  • 7.

    François-Mathieu Poupeau, « La fabrique d’une solidarité territoriale. État et élus ruraux dans l’adoption d’une péréquation des tarifs de l’électricité en France », Revue française de science politique, vol. 57, no 5, 2007, p. 599-628.

  • 8.

    Voir par exemple Carlo Cattaneo, « La città considerata come principio ideale delle istorie italiane », Il crepusculo, IX, no 42, 17 octobre 1858, et, pour une référence plus récente, Patrick Legalès, le Retour des villes européennes, Paris, Presses de Sciences Po, 2013.

  • 9.

    Marie-Vic Ozouf-Marignier, la Formation des départements. La représentation du territoire français à la fin du xviiie siècle, Paris, Éditions de l’Ehess, 1992.

  • 10.

    Pierre Grémion, le Pouvoir périphérique. Bureaucrates et notables sous la Ve République, Paris, Le Seuil, 1976.

  • 11.

    Patrick Le Lidec, « Les maires dans la République. L’Association des maires de France, élément constitutif des régimes politiques français depuis 1907 », thèse de science politique, université de Paris I, 2001.

  • 12.

    Il est vrai que les budgets locaux doivent être votés en équilibre ; il est non moins vrai qu’une partie (relativement faible néanmoins) du déficit du budget national est imputable aux dotations aux collectivités locales.

  • 13.

    La littérature sur ce sujet est innombrable. Pour une lecture amusante et étrangère, voir Elaine Sciolino, “French Cabinet Position Not Enough? Then Try Mayor”, The New York Times, 13 janvier 2008.

  • 14.

    Mon pays, c’est la ville, Paris, Grasset, 1994.

  • 15.

    Marc Olivier Baruch, Servir l’État français. L’administration en France de 1940 à 1944, Paris, Fayard, 1997.

  • 16.

    Dans la plupart des pays, les enseignants et les policiers sont des fonctionnaires territoriaux et nous n’avons pas d’information mettant en cause leur intégrité, encore moins leur efficacité professionnelle, du moins pas plus qu’en France.

  • 17.

    Bruno Jobert et Pierre Muller, l’État en action. Politiques publiques et corporatismes, Paris, Puf, 1987.

  • 18.

    Pensons par exemple aux multiples ruses du ministère de l’Éducation nationale pour inciter les enseignants à aller exercer dans les zones d’éducation prioritaires.

  • 19.

    Claire Dupuy, « Les politiques régionales et l’égalité », Administration et éducation, no 140, 2013.

  • 20.

    Christophe Guilluy, Fractures françaises, Paris, François Bourin, 2010.

  • 21.

    Laurent Davezies et Magali Talandier, l’Émergence de systèmes productivo-résidentiels, Paris, La Documentation française, 2014.

  • 22.

    On pense à l’Association des maires ruraux de France.