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La révolution des interdépendances

octobre 2011

#Divers

Le monde du travail s’est décloisonné, ce qui ne signifie pas que les relations au sein de l’entreprise soient devenues directes et fluides. Quand la relation de service remplace le rapport de production, lorsque tous les postes sont interconnectés, même s’ils ne sont plus en contact physique direct, il importe de comprendre les nouvelles formes d’interdépendances et d’équiper les individus pour que l’autonomie ne soit pas une injonction abstraite.

Le monde industriel était celui d’un rapport à la matière et à la machine, et d’organisations productives qui structuraient des groupes localisés. Le monde postindustriel ou serviciel est celui de rapports entre des individus en réseau et d’une déterritorialisation des collectifs. Il se présente comme aplati, immense et accessible de plain-pied. Les frontières géographiques, les cloisons organisationnelles, les murs matériels, les distances sociales, culturelles et hiérarchiques paraissent comme abolis. Or les séparations, barrières et autres plafonds de verre sont bien là, mais invisibles et désincarnés. La gestion des hommes paraît avoir basculé au profit d’un commandement à distance par le truchement d’instruments véhiculant des modes opératoires, des normes de qualité, des objectifs de résultat, des clauses d’intéressement. Organisées de loin, gérées voire surgérées, mais anarchiques, ainsi apparaissent les relations de travail : nul souverain, nul pouvoir central, nul ordonnateur ne les gouverne, laissant chacun face à lui-même et à autrui dans des relations dites de « service ».

Là se trouve l’un des paradoxes actuels. Jamais les relations interindividuelles n’ont paru aussi naturelles, directes et authentiques. Jamais sans doute elles n’ont été aussi organisées, médiatisées et formatées.

Si ce phénomène n’est nullement propre à notre pays, il résonne singulièrement avec notre histoire nationale et nos institutions. Dans les pays de vieille tradition industrielle, la mutation servicielle se traduit par une véritable révolution dans les formes d’interdépendance entre les individus ? ainsi qu’entre les maillons des chaînes de valeur dont dépendent les emplois.

Ce qui était hier de l’ordre du personnel est aujourd’hui présent comme ressource de l’activité (les compétences des individus) et comme objet des activités (de service). On assiste à la fois au débordement du travail sur la vie personnelle et au débordement du personnel dans les activités de travail.

L’hypothèse que je développe ici est que l’importance prise par le personnel est vécue en France comme porteuse d’un retour à des dépendances interpersonnelles1. Philippe d’Iribarne2 avait déjà souligné qu’en France « relation de service » rime avec « servilité » et résonne avec la hantise française de l’inféodation d’avant la République. On peut aussi soutenir, avec Damien Cru3 et Alain Ehrenberg4, que les individus vivent comme des problèmes personnels et interpersonnels ce qui, du travail, n’est pas institué dans l’ordre du professionnel. Ce qui appelle à délimiter à nouveau les territoires respectifs du professionnel et du personnel.

L’éclatement des organisations coquilles

La Grande Société, écrivait en 1925 l’éditorialiste et philosophe américain Walter Lippmann, est fragile5 : « Perturbé en un point, le système tout entier est bouleversé. » Chacun a le sentiment de n’être qu’« un maillon d’une chaîne qui s’étend bien au-delà de son horizon ». Ce système signifie « un accroissement effrayant de toutes les forces incalculables qui pèsent sur le destin6 » des hommes.

S’avise-t-on de critiquer ce système, la Grande Société tend un piège. En effet, l’autorité centrale, surchargée, est flanquée d’une vaste bureaucratie qui n’a affaire qu’à des symboles écrits sur du papier. Cette centralisation crée des pouvoirs dangereux et incontrôlés. Le piège est d’y opposer des contre-pouvoirs tout aussi gigantesques et incontrôlés. Donc, il ne faut surtout pas s’en prendre au capitalisme en bloc, à coup de grands décrets.

Cessons, concluait Lippmann, de penser la société comme une chose qui serait réelle. La société n’est que le nom donné à « tous les ajustements des hommes et de leurs affaires ». Pour échapper au dilemme de la Grande Société, il est préférable de « réaliser les conditions permettant aux intérêts particuliers de composer les uns avec les autres, compter sur ceux qui sont directement concernés pour traiter leurs propres affaires, car c’est dans la poursuite de ses affaires particulières que chacun est le plus intéressé7 ».

Ce texte américain, écrit à la veille de la crise de 1929, à l’aube de la décennie qui verra la montée des fascismes, fustige une pensée organiciste dont nous restons en France les champions : « montée en généralité », grands principes, changement par la loi, primat de l’État, bref une pensée du « Tout », qu’il soit à révolutionner ou à réformer. Ainsi voyons-nous la mondialisation comme un Tout, et sommes-nous à nouveau tentés par un métasystème qui engloberait l’actuel.

Dans les années 1920, moment historique de l’avènement de la Grande Société, le sentiment d’interdépendances sur une échelle inconnue va de pair avec la dilution des liens d’interconnaissance communautaire et la montée des relations anonymes dans la grande industrie comme dans la grande ville.

Dans les années 2000, la globalisation va de pair, dans de vieux pays industriels tels que le nôtre, avec le déclin de formes industrielles stables et des appartenances à des organisations protectrices, au sein desquelles était possible une justice professionnelle de type redistributif.

Emboîtées telles des poupées russes au sein de la grande entreprise tayloro-fordienne, les « organisations coquilles » ont constitué, pour plusieurs générations, le cadre de conquête d’une autonomie permettant de se nourrir et de se grandir. En quelques décennies, ces formes d’organisation ? la grande entreprise, mais aussi l’atelier, le service, le magasin … ? ont été bouleversées de fond en comble. Désintégration, externalisation, sous-traitance … Les ensembles verticaux et intégrés sur une base principalement nationale ont éclaté. Les chaînes de valeur se sont segmentées, les réseaux se sont mondialisés. Après les délocalisations en fabrication sont venues celles d’activités de service (comptabilité, informatique, centres d’appels) puis de conception (bureaux d’études, ingénierie). Ce qui était relations de travail est passé un beau jour du côté des rapports commerciaux, des liens de type client-fournisseur. Des liens durables et captifs ont cédé la place à des relations contractuelles de sous-traitance ou à des contrats de travail à durée déterminée.

Enfin, l’organisation industrialiste du travail se satisfaisait, en théorie, de rapports anonymes entre les individus. Chacun à son poste, les individus se coordonnaient en fonction d’un plan d’ensemble prévu par « l’organisation » ? même si, en marge, se nouaient, au fil du temps, des relations interpersonnelles qui étaient, en tant que telles, source d’efficacité. L’organisation impersonnelle structurait des groupes, lesquels, écrit Philippe Bernoux8, protégeaient les façons personnelles de faire le travail. Rétrospectivement, le monde industriel aura été ce moment où se stabilisent des cadres d’organisation, des institutions et des règles qui permettent aux individus en s’y inscrivant, en s’y référant et en s’en démarquant, de faire pour eux-mêmes et dans leurs relations la part du professionnel et du personnel ? après que, dans le siècle précédent, s’est constituée la séparation entre le citoyen et la personne privée.

Du rapport de production à la relation de service

Le monde industriel s’était construit sur une coupure franche entre l’offre et la demande, le marché et l’organisation, un client placé à l’extérieur et le salarié à l’intérieur. À l’ère du travail immatériel, des activités de service, de l’information en temps réel, des réseaux interconnectés, des organisations par projet, les coquilles se brisent, les protections se défont, les individus se trouvent directement exposés aux demandes d’un destinataire final. Physiquement ou à distance, une part croissante des individus au travail se trouve désormais frontalement exposée au marché, au public, à l’usager. La figure du rapport de production confiné dans l’atelier cède la place à un nouveau paradigme de la relation de service dans l’espace public. C’est dire, non pas que le travail industriel aurait disparu cependant qu’un travail serviciel l’aurait remplacé, mais que les fonctions, les rôles attribués et leur définition ont changé. Le chauffeur du bus n’est plus seulement machiniste conduisant un véhicule, son métier se définit aussi dans sa relation d’accueil du voyageur. Si la vendeuse devient conseillère de clientèle, ce n’est pas seulement pour faire plus joli, mais pour signifier le rôle prescripteur qui est (plus ou moins) le sien. Ce changement de registre, c’est aussi celui du fabricant d’ustensiles électroménagers cherchant à différencier son offre par les qualités diététiques des recettes qu’ils permettent de préparer. Si ces changements, celui de « l’orientation client » comme celui du « service au public », traduisent une mise en valeur de la fonctionnalité des biens ? leur valeur d’usage ? ils n’affectent pas seulement le dernier maillon de la chaîne, mais l’ensemble.

Une forme singulière d’interdépendances se joue lors des « rencontres de service9 », ce moment qui, à lui seul, réunit ce qui avait été séparé à l’ère industrielle (conception, production et distribution) et où se jouent, pour les interactants, de multiples enjeux : pour l’un son « travail », la mise en œuvre d’un protocole, d’un programme, d’une procédure, ses propres résultats, ainsi que sa conscience professionnelle, le jugement d’autrui, son sentiment d’utilité. Pour le citoyen, client ou usager, se joue la prise en compte d’un besoin, le respect d’un contrat, l’effectivité du service, la réussite d’épreuves, l’accomplissement d’une promesse, la satisfaction d’un désir …

Lorsque la relation de service est organisée sur un mode industrialiste, la prestation est codifiée, les ajustements mutuels sont faibles. La demande est supposée connue. La relation est anonyme et routinière, elle peut être automatisée : distributeur automatique, serveur vocal, logiciel d’enseignement ou de soin à distance.

Lorsque, inversement, la relation de service fonctionne sur un mode interactionniste, des ajustements mutuels se produisent : le client ou l’usager exprime son besoin, son désir ou ses attentes, ce qu’il juge « bon pour lui-même », il se fait prescripteur.

C’est ainsi qu’on peut distinguer, avec Armand Hatchuel et Frédérique Pallez10, prestation codifiée et ajustement mutuel.

Les « tensions servicielles » les plus courantes se produisent au cours de rencontres de service dont le programme et/ou la mise en scène ne permettent pas aux interactants de s’ajuster. Elles mettent aux prises, sur une scène, des acteurs voués à dérouler un programme et à se plier à une mise en scène qui s’imposent à eux. L’enseignant est, typiquement, ce professionnel dont l’activité est enserrée par des prescriptions standardisées : programme, progression, exercices, notation … qui évoquent, toutes choses égales par ailleurs, la grande série industrielle. Cependant que ce même enseignant fait face à des groupes hétérogènes, à des élèves qui ne se plient plus spontanément à la discipline attendue d’eux, à des parents dont chacun voudrait que son enfant soit considéré en personne … La conseillère de clientèle évoquée plus haut, que l’on imaginera dans un magasin de périphérie de telle ou telle grande enseigne, connaît souvent un sort analogue : les styles ou « attitudes » se distribuent entre des rayons distincts, les choix sont plus réduits que la publicité ne le laisse à penser, les réassorts peu fréquents, des tailles manquent parfois. Trop de formatage standard, pas assez de ressources d’ajustement mutuel, il en résulte un sentiment de frustration d’autant plus fort de part et d’autre que l’incitation à l’individualisation ou à la personnalisation est forte.

La relation se tend également dans le cas inverse, celui d’un programme et d’une mise en scène trop laxistes, trop flous. Les acteurs dépensent beaucoup d’énergie dans des ajustements mutuels sur la scène, mais ils n’arrivent pas à s’ajuster ni à se concilier. Travailleurs sociaux et éducateurs sont typiques de ces métiers flous11 dont les titulaires, investis d’un rôle de mise en œuvre d’une politique publique sectorielle ou transversale, rejoignent les innombrables chefs de projet et chargés de mission des fonctions publiques et organismes dotés d’une mission de service public. Le programme et la mise en scène qui cadrent leur activité changent fréquemment, nulle règle ne cadre clairement les situations, les acteurs doivent en permanence recréer leur rôle. Il en va de même dans bien des grandes entreprises pour des activités de gestion des ressources humaines. Les prescriptions sont faibles, les gens improvisent, ils prennent sur leurs ressources personnelles, et finissent par perdre jusqu’au sens des finalités qu’ils ont en commun avec leurs collègues.

Ces tensions servicielles sont, à mon sens12, l’une des questions contemporaines les plus vives, qui touche, bien au-delà du travail des agents, au fonctionnement sociétal : tensions interpersonnelles, usure des agents, frustration des clients et des usagers, comportements « incivils » sont les conséquences de relations de service mal régulées, qui laissent aux interactants trop peu d’autonomie, ou une autonomie sans règles.

La sempiternelle controverse française à propos des services publics exprime quotidiennement le glissement par lequel ce nouveau problème d’organisation s’exprime en termes de tensions civiles. Que ce soit dans les transports collectifs, à l’hôpital, dans l’Éducation nationale, dans les services de voirie municipale ou dans les crèches, les agents se plaignent de l’individualisme d’usagers se comportant en clients-rois dédaigneux transgressant les règles d’usage. Symétriquement, les citoyens-clients-usagers se plaignent des fonctionnaires, priviliégiés qui n’en feraient qu’à leur tête, abusant d’une position de monopole pour prendre la population en otage. Cette controverse n’est pas le simple reflet d’une « culture » qui confond service et servilité. Elle s’analyse aussi comme le produit d’une régulation défaillante, n’offrant pas aux interactants des relations de service les ressources d’une autonomie permettant des ajustements locaux. La centralisation à la française, l’absence d’autonomie des établissements, les programmes excessivement uniformes, les standards d’évaluation de la « qualité de service » … empêchent les ajustements locaux. Cela favorise mécaniquement les tensions servicielles et les « montées en généralité ». À défaut d’espaces de responsabilité, de temps et de lieux de confrontation des prescriptions, les tensions s’expriment en termes de comportements individuels fautifs, d’essentialisation des individus, d’incriminations systématiques, de stigmatisation des coupables et de compassion envers les victimes et d’exigences de réparation.

Indivisibilité de la compétence et intensités du travail

Des problèmes de jugement et de justice ? d’appréciation, d’évaluation, de répartition, de sanction, d’imputation de responsabilité ? se posent aujourd’hui avec acuité dans les organisations et à leur lisière. Ce sont précisément ceux auxquels le monde industriel avait trouvé des réponses communément admises. Productivité, qualification, postes de travail, classifications, modes opératoires et temps d’opération : toutes ces grandeurs industrielles permettant des comptages, une comptabilité et des statistiques auront, pendant plus d’un siècle, fait l’objet d’une conflictualité et de conventions collectives. Or la mesure, réputée objective, devient caduque.

Sous cet aspect, les entreprises fonctionnant dans des réseaux au rythme de marchés mondialisés sont logées à même enseigne que des activités plus localisées de services aux personnes. La compétence y est, par construction, indivisible. Elle dépend de la qualité des interactions entre de nombreux acteurs au sein d’un réseau élargi, de chaînes de valeur fragmentées, d’assemblages hétéroclites de prestations codifiées, d’ajustements mutuels, de machines matérielles et virtuelles, d’artefacts organisationnels, d’instruments de pilotage et d’évaluation …

Comment reconnaître équitablement ce que telle entreprise, telle entité, tel individu apporte à travers ses compétences, lorsque la compétence en situation dépend de leur synergie ? Sur quelle base attribuer équitablement un résultat, lorsque les rôles de chacun se définissent en fonction de dynamiques de groupes qui se recomposent dans des situations sans cesse changeantes ? Selon quels principes de justice trancher une responsabilité, lorsque deviennent pratiquement indissociables les enchaînements qui ont produit l’incompétence collective13 ?

Les participants à un projet tout comme les interactants d’une relation de service doivent affronter ensemble des situations qui ne se présentent jamais de la même façon, trouver le bon ajustement mutuel au gré des projets, des aléas, des dysfonctionnements, des événements, de la conjoncture. Chacun est pris dans une chaîne qui se tend et dont les tensions se répercutent sur tous les maillons.

Le renforcement des interdépendances soulève des problèmes d’organisation et de performance que le monde industriel paraissait avoir réglés. Il met en échec la critique sociale elle-même, en particulier celle qui s’en prend à « l’intensification du travail ».

Beaucoup de spécialistes soulignent le durcissement des intensités industrielles sous contrainte de rentabilité financière renforcée : une pression mécanique affectant l’organisation du travail, le management et « la gestion » se répercuterait sur des travailleurs surchargés, atomes de base d’un système excessivement comprimé qui contraint, empêche, fait souffrir. D’autres soulignent l’accélération des rythmes, sous contrainte de réactivité ou de « proactivité » (anticipation, précaution …) : une tension de type électrique affecterait alors les individus au travail (notamment les cadres), vus comme des réservoirs d’énergie affectés par des différences de potentiel sources de ruptures (survoltage, court-circuit, pétage de plombs …). N’y aurait-il qu’un changement de degré des intensités antérieures ou le problème vient-il plutôt de leur cumul (pathologies de l’hypersollicitation) ?

Les tenants de « l’intensification du travail » sous forme mécanique ou électrique ont certes de quoi argumenter. La contrainte de synchronisation d’une chaîne de valeur expose chacun des maillons à fonctionner au rythme de l’ensemble. Ce qui était la « cadence » de la chaîne industrielle est devenu le « juste à temps » de réseaux dématérialisés. À la pénibilité intrinsèque de la chaîne correspond une pression extrême sur des interfaces les plus exposées aux scansions du réseau.

Les pathologies de l’hypersollicitation, connues en France sous l’appellation de troubles musculo-squelettiques (Tms), ont ainsi pour terrain d’élection ces maillons des chaînes de valeur où se cumulent les contraintes d’une productivité mécanique et d’un délai sous forte astreinte. Elles touchent les personnes dont les mêmes gestes répétés et accélérés sollicitent constamment les mêmes articulations des mêmes membres (genou, épaule, poignet …) : ainsi des travailleurs du bâtiment sous pression du chantier à livrer, des industries agroalimentaires (produits périssables), des sous-traitants industriels livrant en juste-àtemps à des assembleurs, des transporteurs, etc.

Cependant, les lunettes industrialistes donnent à voir des opérations plus que des situations, des configurations de travail caractérisées par la coordination plus que par la coopération, l’engagement professionnel et non le personnel. En laissant à penser que le relâchement d’une pression ou tension électrique résoudrait les problèmes, ces conceptions objectivistes de l’intensité laissent pendantes des sources d’intensité qui, non perçues, continuent à œuvrer.

Pouvoir politique individuel et dépendances interpersonnelles

Ce qu’une critique sociale quelque peu misérabiliste se plaît à souligner occulte la problématique du pouvoir politique de négociation. Prenons-en des exemples sur des maillons économiques stratégiques et à des niveaux hiérarchiques élevés.

Chefs d’établissement et managers de business units sont ces acteurs dont l’activité consiste à concilier le pilotage de la compétence avec un reporting d’après des objectifs représentés par des indicateurs synthétiques. Au carrefour des contraintes physiques de production et de résultats sous format numérique, ils supportent des tensions de part et d’autre : mobiliser, enrôler, susciter l’appropriation des objectifs sur le terrain, d’un côté ; et de l’autre, négocier leurs ressources, répondre aux exigences du siège, s’inscrire dans une stratégie et sur un territoire, dans le présent et la durée.

Cela suppose que ces managers soient eux-mêmes convaincus de la justesse, de la pertinence et de la faisabilité des objectifs qui leur sont assignés. Faire partager des objectifs contraires à ses valeurs, des contraintes jugées excessives, des risques trop importants, cela est source de dilemmes professionnels qui se présentent d’abord comme psychologiques ou moraux. Cette problématique de la responsabilité managériale traverse aujourd’hui, à grande échelle, les entreprises et elle gagne le champ administratif et politique. Jusqu’à quel point engager sa responsabilité personnelle, quel pouvoir de négocier, voire de dire non ? Dès lors que ces questions ne sont pas posées, les managers dont le pouvoir politique individuel est faible « prennent trop sur eux ».

Professionnels des services au public, sous-traitants malades de surpression, chefs d’établissement et managers connaissent, toutes choses égales par ailleurs, le même sort : le renforcement des interdépendances s’effectue au détriment des individus politiquement les plus faibles au sein du réseau, c’est-à-dire, pour reprendre les catégories d’Albert Hirschman14, ceux dont les capacités de négociation ne leur permettent ni de s’exprimer (voice), ni d’en sortir (exit) mais les condamnent à une loyauté factice, à une allégeance de fait, voire à trahir leurs propres valeurs et idéaux.

Ceux dont les capacités politiques sont faibles, ce sont ces individus dont le travail est trop défini pour laisser place aux ajustements mutuels, ou si mal défini qu’il rend difficiles des négociations locales ; qui sont formellement investis de responsabilités mais ne détiennent pas les ressources permettant de les assumer ni les capacités à faire « remonter » leur point de vue ; ces individus dont les relations avec autrui, qu’il soit collègue, client, usager, fournisseur, supérieur ou subordonné, ne sont pas régies par des règles opposables en cas de désaccord.

Ce qui vaut pour des relations de service dérivant parfois sur le mode de la servilité vaut pour les relations de travail en général. C’est dans des contextes où les ajustements locaux, les capacités de négociation et les identités professionnelles sont faibles, ou ont disparu, que s’installent ou resurgissent des formes de dépendance interpersonnelle. Les rapports féodalisés d’enrôlement interpersonnel, de caïdat, d’assignation à des rôles dépréciés, d’accaparement des missions nobles et de relégation dans les tâches viles, de virilisme et d’intimidation sexiste ont toujours ce « terreau organisationnel ». Lorsque le territoire de l’autonomie de chacun n’est pas balisé, il se joue un jeu sans règles où prévaut une personnification excessive. L’interdépendance devient synonyme de dépendances interpersonnelles.

La voie de l’équipement collectif des individus

La pensée organiciste, qui voit les organisations comme des corps dont les individus seraient les membres, considère les plus faibles comme victimes de leurs fragilités personnelles.

Pour protéger ces derniers (version « sociale » classique) comme, à l’inverse, pour mieux s’en passer et éviter les risques dont ils sont porteurs pour eux-mêmes, pour les entreprises ou la collectivité (version néo-hygiéniste), il ne resterait qu’à cibler les « publics » et les « personnalités fragiles », à renforcer les protections passives, à durcir les coquilles organisationnelles et les législations.

La pensée organiciste nous renforce dans l’idée que chacun est ? telle la République ? un et indivisible, fait d’un seul bloc, d’une essence invulnérable aux interactions et aux apprentissages (et a fortiori aux apprentissages qui se produisent dans les interactions). Nous valorisons le statut ? atemporel ? davantage que la responsabilité ici-bas, l’expérience et les relations avec autrui. Nous nous complaisons dans la représentation d’un monde social défait par le libéralisme. En même temps, tout le monde perçoit bien que le système tient sur des acteurs, que des personnes sont en jeu. La question de la responsabilité individuelle affleure sans cesse. Mais il est si simple de s’en tenir à la perte du « collectif » et à des causes génériques …

Une autre voie consiste à équiper les individus de ressources d’autonomie active, à envisager les rôles productifs comme des espaces de responsabilité, à renforcer les capacités de négociation. Cette voie amène à revenir sur ce qu’ont été les fonctions du métier et des règles de métier, avant que la rationalisation industrialiste ne s’en empare. Dans son mémoire de 1995, Damien Cru distingue trois fonctions de cette institution qu’est le métier15. En premier lieu, le métier « sépare l’individu de lui-même », il le protège des exigences excessives, irréalisables, de son « moi idéal ». Ensuite, le métier définit les bonnes conditions de réalisation de l’activité, en fixant des règles que personne n’applique jamais à la lettre, mais auxquelles chacun se réfère. Les règles de métier sont ce qui permet à chacun d’effectuer son travail à sa façon personnelle.

Enfin, les règles de métier régissent les rapports de coopération entre les individus au sein du groupe professionnel. Damien Cru y insiste : les règles de métier ne sont pas seulement les « règles de l’art » qui définissent « la bonne façon de faire », elles sont ce qui introduit la loi au sein du groupe. Libérant chacun de la tendance à s’autoréférer, la règle organise les relations de coopération en stipulant ce qui est admis, toléré, autorisé. Elle est la référence autour de laquelle se construit une liberté de chacun dans sa façon de faire. La règle de métier est ce qui permet que chaque être ne se sente pas atteint en tant qu’individu privé, car elle vise chacun en tant que rôle social.

Les institutions de l’ère industrielle se sont construites en partie contre les règles de métier, contre cette identité du professionnel détenteur de par le groupe d’un pouvoir de s’organiser par lui-même, de gérer ses interfaces et d’être sujet de l’œuvre à accomplir. Elles se sont construites contre la force du métier comme communauté d’appartenance (être du métier) et d’expérience (avoir du métier). Le métier-institution reste la forme historique la plus achevée d’un équipement collectif des individus, leur permettant de se constituer comme sujets interdépendants mais non dépendants les uns des autres dans la production de biens communs. La généralisation des organisations à haut degré d’interdépendance appelle à inventer, sur cette trame, de nouvelles manières d’instituer l’autonomie des individus.

Des comportements plus individualistes ?*

« Les comportements au travail sont de plus en plus individualistes », entend-on souvent dire. Mais que désigne cette expression ? Une solitude ressentie par des salariés isolés et en difficulté ? Le fait de ne plus se sentir appartenir à de grands collectifs industriels ou de métier ? Une évaluation individualisée des résultats du travail ? La recherche, par tout un chacun, de la maximisation de ses avantages personnels ? L’expression brasse large et se trouve mobilisée dans des contextes très variés : indique-t-elle plus qu’une impression, un reproche ou un regret ?

Les réflexions sur l’individualisme ont traversé tout le XIXe siècle, depuis que le droit moderne et la démocratie ont fait de l’individu leur principe de référence. Mais au-delà de la référence abstraite à l’individu comme titulaire de droits ou source de légitimité, ce sont les mœurs qui ont aussi évolué depuis deux siècles. L’individualisme désigne ainsi une dynamique sociale par laquelle l’individu se détache du rôle qui lui est prescrit et des liens que lui imposait la tradition. La société moderne attend de chacun qu’il crée lui-même son rôle. Revenant d’Amérique dans les années 1830, Alexis de Tocqueville décrit une société démocratique et individualiste dans laquelle les individus se sont émancipés des liens traditionnels, ont rompu les chaînes hiérarchiques et les comportements prescrits par la communauté. Les liens, les hiérarchies et les formes communautaires ne disparaissent pas mais ils ne sont acceptés que dans la mesure où ils sont validés par les individus.

Gagner la liberté de faire son choix « à la première personne », ce n’est pas se défaire de tout lien social, c’est changer le mode de justification de son appartenance. C’est ainsi que la liberté de choisir son conjoint au nom d’un sentiment amoureux a remplacé le mariage imposé par la parenté : le lien conjugal ne disparaît pas, il apparaît même à bien des égards plus exigeant, l’engagement amoureux est plus volatil mais il engage aussi plus profondément la personne. Une telle évolution est sujette à controverses. Version noire, certains annoncent la ruine des valeurs collectives. Version rose, d’autres proclament l’avènement de l’autonomie, la liberté jouissive de flirter ou de butiner. Chaque version a de bons arguments à présenter car c’est la manière même de faire société qui se redéfinit. La prédominance des choix individuels est un fait social, pas une décision personnelle. Les relations sociales sont toujours faites d’échanges, de contreparties, d’interdépendances. Je ne puis m’affirmer comme individu que parce que des institutions (l’école, la famille …) ont contribué à me former, ont aménagé les contraintes collectives de telle sorte que je puisse m’affirmer de façon autonome.

L’individualisme condense donc des phénomènes multiples et contradictoires. Vu par certains comme une conquête, il est par d’autres – ou par la même personne à un autre moment – vu comme source de fragilités, porteuse de risques, cause de ruptures. Affaiblissement, renforcement ? C’est en fait un nouvel équilibre, éventuellement plus précaire, qui se met en place. Dire que l’institutionnel pèse trop ou se plaindre de la difficulté à se porter soimême, ce sont les deux facettes d’une même médaille. Chacun de nous est ambivalent. La plus grande inégalité contemporaine ne se trouve-t-elle pas alors dans la capacité à assumer ces contradictions, à tenir son rôle d’individu responsable de lui-même dans des institutions et une société qui restent régies par les réalités du collectif ? Si l’on ne veut pas renoncer à ce que les individus gagnent en indépendance, il importe de les « équiper » pour qu’ils apprennent à saisir des opportunités et qu’ils gagnent effectivement en autonomie.

La vie économique nous place aussi devant ces contradictions. Considéré comme un agent économique, l’individu est censé optimiser ses préférences. Selon la théorie, la poursuite de ses intérêts égoïstes n’est en rien incompatible avec une plus grande utilité sociale : quand chacun vaque à ses occupations et cherche à améliorer sa situation personnelle, tout le monde en bénéficie au final. La somme des calculs individuels, parce qu’ils sont censés être toujours les plus rationnels, contribue au bien-être collectif. Pour les tenants du marché, il n’existe donc aucune contradiction de principe entre les préférences individuelles et l’intérêt collectif.

Mais on sait que cette « harmonie » ne se réalise pas si facilement, ne serait-ce que parce que tous les agents économiques ne sont pas égaux et que certains peuvent faire passer leurs intérêts avant les autres et même orienter les règles du jeu en leur faveur. Certes, les tenants du modèle de marché font valoir qu’en solvabilisant les demandes de biens ou de services, il est possible de permettre au plus grand nombre d’accéder à des offres marchandes de ces mêmes biens et services : il suffit de subventionner cette demande, soit directement, par l’octroi d’aides appropriées, soit indirectement, par des dégrèvements fiscaux ou par des prêts très avantageux. Mais c’est précisément ce qu’on a vu avec la crise des subprime, à l’origine de la gigantesque crise financière que l’on sait. Il ne suffit pas de permettre aux gens les plus démunis d’accéder à un marché pour que la rationalité économique trouve sa vitesse de croisière. L’individu pris en considération par la théorie est avant tout l’individu solvable. Or, tous les biens utiles à la vie sociale ne relèvent pas d’un système d’échange sur le marché. Ce qui permet à l’individu, par exemple, de se former, de s’éduquer, de viser une autonomie suffisante relève en grande partie du « hors marché ». Tout le travail de soin, de prise en charge de la petite enfance, d’éducation dans la famille, d’encouragement et d’accompagnement reste le plus souvent « gratuit » et ne peut sans perte être converti en services marchands. Le mythe de l’individu autosuffisant, comme le souligne depuis longtemps la critique féministe, l’oublie le plus souvent et feint de pouvoir ignorer la part de prise en charge de ces moments de la vie faits de faiblesse et de vulnérabilité. Sans ce travail invisible du soin, la vie économique et sociale ne fonctionnerait pas. L’illusion propre au monde de l’individualisme est de pouvoir faire comme si l’on ne dépendait plus de ces institutions qui nous permettent de faire valoir notre autonomie. L’homme démocratique est-il forcément la dupe des facilités offertes par la société pour vivre (un peu) à l’écart des autres ou ressent-il encore toujours forcément les interdépendances qui le lient de mille manières aux autres (par le travail, les loisirs, la consommation, la ville, la mobilité, les nouvelles technologies de communication …) ?

La théorie économique fait aussi l’impasse sur le fait que « le marché » est une convention, qui n’existe que si préexistent une confiance, des institutions, des conventions, des accords sur la qualité des biens ou des services échangés. Des biens tels que la santé, la culture, l’éducation ou le logement ne doivent pas être laissés dans les seules mains « invisibles » du marché. Pour des libéraux, ces offres garanties par des institutions, mais non validées par les individus, ne peuvent être que conçues bureaucratiquement, standardisées, en grandes séries, de médiocre qualité.

Notre système de protection sociale, lui-même, est pensé en fonction d’une logique de l’émancipation individuelle. C’est en effet le travail qui ouvre droit à la protection, et la possibilité de percevoir un revenu qui garantit le financement du système. On le voit bien, par défaut, à propos de l’allongement du délai d’accès des jeunes à un emploi stable. L’indemnisation du chômage ne leur est pas ouverte, puisqu’il faut avoir travaillé pour être protégé. Notre système de protection a été pensé dans un modèle d’accès individuel (masculin) au travail, tous les accidents de parcours relevant d’un empêchement temporaire (accident, maladie, chômage …) avec un revenu de substitution. C’est pourquoi il prend mal en compte les entrants (en premier lieu les jeunes) et le chômage de longue durée. Autant de questions qui rappellent que sont indissociables l’émancipation des individus, les solidarités familiales, la fiscalité, le rôle de l’État mais aussi celui des partenaires sociaux.

On ne peut donc opposer individualisme et lien social. La prise de distance par rapport aux héritages, la remise en cause des rôles prescrits par la tradition ont changé nos modes de vie mais n’ont pas fait disparaître les échanges, les dépendances et les interdépendances qui trament la vie sociale. Les besoins personnels n’émergent jamais indépendamment de mécanismes collectifs. C’est pourquoi on n’a pas fini de s’interroger sur les formes de soutiens collectifs permettant à l’individu de s’affirmer.

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Ce texte est le prolongement d’un échange qui s’est d’abord tenu lors d’un séminaire de travail avec la Cfdt à Bierville en janvier 2011, sur le travail et l’action syndicale.

Francis Ginsbourger, Marc-Olivier Padis et Joël Roman
  • *.

    Intervenant en entreprise, économiste du travail, chercheur associé au Centre de gestion scientifique de MinesParisTech, il a notamment publié Ce qui tue le travail, Paris, Michalon, 2010.

  • 1.

    De même qu’au plan géopolitique, économique ou financier, le renforcement des interdépendances entre les entreprises et les pays est vécu comme porteur d’une dépendance fragilisant nos emplois, quand ce n’est pas d’une inféodation de notre indépendance nationale.

  • 2.

    Philippe d’Iribarne, la Logique de l’honneur, Paris, Le Seuil, 1989.

  • 3.

    Damien Cru, Règles de métier, langue de métier, dimensions symboliques au travail et pratiques de prévention, Paris, mémoire de l’École pratique des hautes études, juin 1995.

  • 4.

    Alain Ehrenberg, la Société du malaise, Paris, Odile Jacob, 2010.

  • 5.

    Je reprends ici en substance une note de lecture que j’ai publiée dans la revue Gérer et comprendre, septembre 2009 : « Une traversée de l’Atlantique en 82 ans », à propos de Walter Lippmann, le Public fantôme, préfacé par Bruno Latour, Paris, Demopolis, 2008.

  • 6.

    W. Lippmann, le Public fantôme, op. cit., p. 156.

  • 7.

    W. Lippmann, le Public fantôme, op. cit., p. 170.

  • 8.

    Philippe Bernoux, Un travail à soi, Paris, Privat, 1981.

  • 9.

    Selon le terme souvent employé par Isaac Joseph à la suite d’Erving Goffman. Voir Isaac Joseph (sous la dir. de), Métiers du public. Les compétences de l’agent et l’espace de l’usager, Paris, Cnrs Éd., 1995.

  • 10.

    Armand Hatchuel, Frédérique Pallez (ouvrage collectif), le Service public, la voie moderne, Paris, L’Harmattan, 1995.

  • 11.

    Gilles Jeannot, les Métiers flous, travail et action publique, Toulouse, Éditions Octares, 2005.

  • 12.

    Cette idée est développée dans mon ouvrage Des services publics face aux violences, concevoir des organisations sources de civilité, Lyon, Éditions de l’Anact, 2008.

  • 13.

    Voir Francis Ginsbourger, « Kerviel : le piège victimaire, encore », Esprit, novembre 2010.

  • 14.

    Albert Hirschman, Exit, Voice and Loyalty; Responses to Decline in Firms, Organizations and States, Cambridge, Harvard University Press, 1970.

  • 15.

    D. Cru, Règles de métier, langue de métier …, op. cit.