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Dans le même numéro

Positions – Services publics : quel retour à l'autorité ?

mars/avril 2015

#Divers

Parmi les manifestants du dimanche 11 janvier 2015, bon nombre ont repris le lundi 12 un travail dans lequel les valeurs portées haut et fort la veille – respect, tolérance, laïcité – sont quotidiennement mises à l’épreuve. Exerçant des métiers de service public, ils font face, depuis des années, à des paroles, des actes et des comportements perçus comme irrespectueux, intolérants, mettant en cause la laïcité, et, plus largement, les valeurs républicaines.

Le sursaut collectif devant les attentats n’est pas sans analogies avec les réactions que l’on observe habituellement au sein des services publics : dramatisation des événements ponctuels et spectaculaires et minoration de la gravité effective de la détérioration d’un quotidien fait de micro-événements de basse amplitude, d’une micro-conflictualité rampante, usante, décourageante.

L’événement donne lieu à des protestations solennelles, à l’invocation des valeurs qui nous unissent et au confortable refuge dans une posture victimaire. L’institution tout entière se considère comme attaquée à travers la personne qui a été agressée. Et l’on s’en tient là. Jusqu’au prochain événement notable, dont la fabrication suivra le même cycle. Le cycle de la plainte.

Une autre démarche est pourtant possible, qui suppose de descendre dans la singularité des situations de conflit. Elle suppose de démêler le professionnel du personnel, de construire une mise à distance qui, de proche en proche, rend possible une critique où, loin de s’abstraire soi-même, puisse s’exprimer « soi-même en tant que professionnel ».

Deux articles parus dans Le Monde des 13 et 19 janvier 2015, dont le second répond au premier, sont intéressants à lire de ce point de vue.

Le premier, intitulé « Comment avons-nous pu laisser nos élèves devenir des assassins ? », se présente comme une sorte d’autoflagellation en public d’enseignants d’un lycée de Seine-Saint-Denis. Proclamation d’une culpabilité, d’une honte, d’une colère tournée contre soi devant le fait que « nos enfants ont tué nos frères ». On ne sait si la honte que ressentent les signataires est celle de « fonctionnaires d’un État défaillant », celle de « professeurs d’une école qui laisse [tant de ses enfants] sur le chemin des valeurs républicaines » ou celle de « citoyens français qui passons notre temps à nous plaindre de la hausse des impôts »… La responsabilité est diluée, illisible.

Le second article, écrit par une enseignante qui se signale également comme « de l’autre côté du périph », a pour titre « Repensons le rôle du professeur afin de gagner le respect des élèves ». Cet article commence par un refus de l’affirmation d’une culpabilité : je ne me sens pas coupable, mais responsable. Responsable (dans le rôle qui est le mien) de donner aux jeunes gens qui sont mes élèves (dans le rôle qui est le leur vis-à-vis de moi dans le rôle que je tiens) les clés de lecture d’un monde complexe, responsable de leur rapport à l’autorité et à l’État dans la mesure où l’école (qui n’est, est-il précisé, qu’un maillon d’un ensemble d’institutions) est perçue comme condamnant avant même d’avoir jugé.

Ce que dit cette enseignante est qu’elle incarne l’institution ; et qu’il lui revient, dans l’exercice de son rôle, de se porter garante de l’institution éducative. L’institution n’est plus respectée, « il n’y a plus de respect pour la fonction a priori » ? Qu’à cela ne tienne : « il faut susciter le respect pour la personne qui incarne la fonction, et à travers elle pour la fonction elle-même ». L’institution n’offre pas beaucoup de chances ni de considération à ses élèves ? Qu’à cela ne tienne : « le premier rôle du professeur est d’écouter, de faire dire (et pas seulement de dire), de respecter, d’inclure ». Susciter des questionnements, répondre, débattre, argumenter… bref éduquer : je suis, dans mon rôle, celle qui incarne l’institution éducative. J’en réponds, j’en suis la garante, à proprement parler, l’institutrice (et pas seulement celle dont le programme instruit les élèves). Et cette enseignante conclut :

Nous devons repenser notre métier, et nous faire entendre. Nous sommes responsables. Pour ne pas être, un jour, vraiment coupables.

Qu’est ce que « prendre sa responsabilité » dans l’institution de l’autorité ? Je voudrais en donner un exemple afin de poser plus précisément ce questionnement.

J’ai travaillé il y a quelque temps à « capitaliser l’expérience » des centres de loisirs du 20e arrondissement de Paris en matière de gestion et de prévention de la violence. En cause : les comportements perturbés et perturbateurs pour ces appendices de l’institution scolaire que sont les centres de loisirs (relevant de la municipalité), d’enfants de plus en plus jeunes : quatre, cinq ans. Avec Damien Cru1, préventeur, nous avons œuvré à écarter les explications causales et les discours de la faute, afin de faire advenir une parole où chacun exprime la façon dont il se sent en cause.

En première approche, les descriptions que faisaient les éducateurs des différents centres de loisirs étaient semblables. Mais avec une nuance subtile entre des discours qui évoquaient des enfants (certains d’entre eux) et d’autres qui décrivaient les enfants. D’un côté, un risque qui semble déjà identifié :

Certains enfants ont des paroles insolentes, blessantes, commettent des gestes violents.

Pas des enfants qui pètent un câble de temps en temps, non ; des enfants pas câblés, sans limites, le gamin qui cogne tout d’un coup, sans raison, sur un autre enfant.

De l’autre côté, une situation prise dans son ensemble :

Un centre de loisirs s’est quasiment vidé. Les mômes se toisaient dans un climat de violence larvée. Les enfants avaient pris le pouvoir. Et la peur des enfants avait gagné les animateurs. Le boulot, c’était gardien de prison et infirmier. Le mercredi, au moins une bagarre par heure. Je n’avais qu’une envie, partir.

J’étais frappé, lors de cette intervention, par la palette des réactions et des modes d’action. À un extrême, la stigmatisation des « enfants violents ». Chaque année, disait une directrice, on en a toujours quatre à cinq, « des bien gratinés, ça va crescendo ». Ces enfants-là, « dès qu’ils arrivent, on sait ce qui va se passer… » Elle reprochait au directeur de l’école son manque d’autorité. Puis elle s’en prenait à la direction des affaires scolaires de la ville : « Le misérabilisme n’aide personne. » Et finalement elle affirmait que « plutôt que de se laisser aller au laxisme vis-à-vis des parents ou de croire remplacer une cellule familiale inexistante », le mieux serait de retirer les enfants violents et de les confier à des institutions spécialisées.

À un autre extrême, une directrice expliquait : ma responsabilité est que la journée au centre de loisirs se passe bien.

Ici, on ne commence pas par se dire il y a des enfants à problème. Lorsque des enfants agissent mal, ne pas stigmatiser l’enfant, souligner l’acte, expliciter la règle. Tous les enfants, surtout à cet âge, peuvent entendre qu’il y a des droits, des devoirs et des interdits. Ici, on les forme à des règles de vie. Les événements sont marqués sur un cahier, comme à l’infirmerie. Ce qu’on marque est discuté avec l’enfant, il le signe, il y a un côté solennel. Il y a des punitions graduelles : une privation de sortie, on change l’enfant d’activité, on convoque le ou les parents. On trouve matière à un contrat avec l’enfant : « Tu n’as pas respecté le contrat, je ne t’inscris pas à la piscine. » Le centre a mis en place une Charte du sport. Une sorte de Code pénal, avec des sanctions graduelles et précises avec au sommet les insultes à l’arbitre. La fonction arbitrale est importante ; les enfants sont arbitres avant d’être joueurs. Les enfants ont été remis à leur place d’enfants. Les uns intègrent les règles et les inculquent à d’autres… il reste des tensions, mais ça tourne.

Et cette directrice de mettre en cause, non un manque de responsabilité en général, ni la misère du monde, mais ce qui gêne le renforcement d’une communauté éducative sur le quartier.

Si l’on veut que la violence soit illégitime, il faut qu’il y ait dans la tête des enfants le monde des adultes et le monde des enfants, donc que les adultes fassent bloc et une stabilité des visages référents de l’autorité. La violence se niche dans les failles de l’alliance. Notre problème, c’est le travail d’équipe, la précarité des statuts, la coordination avec l’école, les instituteurs qui nous regardent de haut, les rapports tumultueux entre la Dasco et le ministère, bref tout ce qui empêche que se crée une communauté éducative élargie jusqu’à des policiers de prévention de la délinquance juvénile.

J’ai repensé à ces deux discours opposés en écoutant le discours de Manuel Valls devant l’Assemblée nationale. L’exécutif a su porter haut une parole qui, cette fois, a su expliciter, mettre en perspective, sans inflation verbale, des faits et des menaces et affirmer des valeurs qui dépassent les intérêts constitués. Passé le moment de l’émotion partagée et l’heure sécuritaire, quelles ressources les pouvoirs publics vont-ils mettre à la disposition d’agents dont beaucoup, je le constate fréquemment, souffrent de ne pas se sentir capables ni légitimés dans l’exercice de la responsabilité qu’ils considèrent être la leur ?

Il y a deux façons d’envisager le conflit et l’institution de l’autorité. L’une est présente, jusqu’à la caricature, dans la « montée en généralité » à laquelle se livre la première directrice : la catégorisation – la stigmatisation, l’essentialisation – d’enfants comme des « enfants violents » à écarter de l’institution ; la critique d’une inaction coupable des parents, du directeur d’école, de la Dasco ou du ministère… critique dont cette directrice s’exonère elle-même, se plaçant à l’extérieur du problème, dans la posture d’une victime impuissante : victime, mais pas responsable ! Ici, le conflit est monté en épingle mais il n’est pas traité, « on se refile la patate chaude » en invoquant la norme, en la durcissant, en faisant montre d’autoritarisme.

À la vision de l’enfant perturbateur, qui gêne le déroulement du programme prévu, donc est à écarter comme personne gênante, s’oppose une vision dans laquelle la gêne est envisagée comme faisant partie du travail, de l’exercice du métier, du fonctionnement de l’institution. La seconde directrice prend sa responsabilité, j’entends par là sa part de responsabilité. Là, le conflit est « refroidi », mais il ouvre sur un autre conflit, latent celui-là : celui qui couve au sein de la communauté éducative. Ce qui est vu comme le problème est la faillite avérée des adultes à montrer ensemble que la violence est illégitime. Un travail réflexif collectif ouvre une autre perspective : élaborer le conflit, expliciter les règles, œuvrer à leur appropriation, bref : travailler à instituer l’autorité.

Que faudra-t-il pour qu’enfin nous considérions que la parole, le dialogue, le respect, la discipline, l’autorité, la civilité… ne sont pas des à-côtés du fonctionnement des institutions, mais la condition pour qu’elles restent des institutions ? Rajouter des temps de formation et des suppléments au programme, si utile que ce soit, ne remplacera jamais le sentiment d’une responsabilité de chacun dans l’institution de l’autorité. Or, s’il est vrai que l’autorité s’incarne individuellement, son institution ne peut être que le fruit d’une élaboration collective. Une descente dans la singularité des situations, une réflexivité organisée au sein des établissements, l’alliance des professionnels d’une communauté de territoire… sont ce qui manque le plus pour tirer parti des volontés d’assumer sa responsabilité, en conscience. Cela vaut pour tous les services publics.

  • *.

    Intervenant, chercheur associé au Centre de gestion scientifique de Mines ParisTech, auteur notamment de « Des services publics face aux violences » (Éditions Anact, 2006) et, dans la revue Esprit, de « Réinventer la relation de service public », février 2013.

  • 1.

    Auteur du Risque et la règle. Le cas du bâtiment et des travaux publics, Paris, Érès, 2014.