
Des héros ?
La professionnalité dans les métiers du soin
Les exploits des professionnels du soin démontrent ce qui fait la valeur de leur travail : leur capacité à faire face à des situations inattendues par une expérience de coopération au service du public. Une fois l’épidémie passée, il faudra continuer à la soutenir.
En quelques semaines, la mobilisation sociale récurrente des personnels hospitaliers et médico-sociaux a soudain laissé place à une intense mobilisation productive. Nombre de celles et ceux qui protestaient contre le fait de ne pas pouvoir exercer leur métier dans de bonnes conditions se sont engagés sans compter. Des équipes, des services et des établissements ont coopéré dans l’extrême urgence, mutualisant leurs efforts afin de sauver des vies. Ce qui n’a pas manqué de susciter un vaste et multiforme mouvement de reconnaissance : cadeaux offerts par la population, applaudissements publics, gratifications exceptionnelles…
Des exploits ?
Prise dans un récit guerrier, la présentation de héros réalisant des exploits ne va pas de soi. Non qu’il s’agisse de nier que, dans cette période des soignants, ont pris sur eux, se dépassant sinon se surpassant. Mais l’analogie avec la guerre – et donc la résistance – véhicule l’idée d’un sacrifice : le « don de soi » serait un à-côté de l’échange social, selon la vulgate qui distingue l’intérêt et le désintéressement, le marchand et le non-marchand. Dans cet esprit, la nation reconnaissante attribuera des gratifications, voire des médailles, à ceux de ses serviteurs qui ont héroïquement combattu au front au risque de leur propre vie. Et puis ?
Situé dans son cadre professionnel, le récit sera sensiblement différent. Dans cette perspective, les personnels des métiers du soin et, plus largement, ceux des « métiers sur autrui », selon l’expression de François Dubet1, n’auront rien fait d’autre, après tout, que leur métier. Dans des conditions exceptionnelles, certes, mais ces dernières n’ont fait que révéler un engagement qui n’a pas attendu la période actuelle pour se manifester. Il est fréquent que ces professionnels aient à faire face et à « récupérer » des situations critiques. Au demeurant, ils ne font pas que sauver des vies ; ils sauvegardent le désir de vivre, ils encouragent à se battre pour vivre en bonne santé.
L’on a célébré l’abnégation de soignants, tels ces personnels d’Ehpad se confinant à plein temps sur leur lieu de travail, renonçant volontairement, pour de longues semaines, à leur propre vie privée et familiale. Or, ces dernières années, les mêmes personnels n’ont cessé de protester contre la surcharge physique, affective, cognitive… qui les poursuit jusqu’à la maison, au point de rejaillir à la fois sur leur vie privée et sur leur disponibilité au travail. C’est ce débordement, hier subi, aujourd’hui « volontaire », qu’il va falloir endiguer. Cela passe, au premier plan, par les métiers et leurs conditions d’exercice.
La valeur du travail
Les exploits des professionnels du soin nous ont sauté aux yeux (viendront bien vite les échecs et les manquements). Tout aussi remarquable est le fait que le grand public ait découvert ce qui fait la valeur de leur travail. Je ne parle pas ici seulement de leur professionnalisme, ce qui signifie « être bon dans son métier », mais de ce qui devrait être érigé en un principe commun à toute gestion ou négociation touchant aux métiers : une professionnalité, terme peu usité tant il est vrai que la valeur d’usage du travail s’est de longue date effacée derrière sa valeur d’échange.
Bien avant le laminage produit par la rationalisation industrielle séparant conception et exécution, le métier a été la forme dominante de la professionnalité. C’était celle de l’artisan travaillant seul, avec les compagnons de la corporation ou d’autres corporations, juxtaposant leurs gestes2en prenant soin de respecter les « règles de métier3 » délimitant les prérogatives de chacun, ainsi que des « règles de l’art » garantissant les qualités de l’œuvre destinée à un client singulier ; ces gens de métier4 dont l’habileté et les savoir-faire, appris sur le tas – ainsi que les secrets, jalousement gardés – se transmettaient entre pairs (et générations), fournissant la matière première de la négociation des « tarifs » avec les corporations de maîtres. Il n’est pas indifférent ici que la réalisation solitaire d’un « chef-d’œuvre » ait marqué l’entrée dans le métier, initiant les novices à de futurs « exploits » collectifs.
De même que nous n’avons pas anticipé les risques sanitaires actuels, nous n’avons pas vu passer la révolution qui s’est produite ces dernières décennies au plan de la professionnalité. Le métier est revenu au premier plan, mais sous une autre forme que le métier artisanal et selon une complexité toute nouvelle. L’on a assisté à la fois à une « servicialisation » des activités industrielles (une production de plus en plus diversifiée et « personnalisée ») et, simultanément, à une « industrialisation » des activités de service (technologisation des processus, numérisation des données, hyperspécialisation, standardisation, normalisation, « protocolisation » et codification des actes). La prise en compte du client-usager s’est de plus en plus différenciée selon les types d’organisations et leur positionnement en gammes. Certaines organisations « bas de gamme » délivrent des prestations qui s’apparentent à des produits finis vendus sur catalogue, et pour lesquelles les interactions avec l’usager sont réduites à leur utilité fonctionnelle. Dans d’autres, la relation au client-usager est « personnalisée », faite d’ajustements mutuels, d’une « co-production » du produit-service.
De ces transformations, nous n’avons souvent vu et déploré que le caractère industrialiste, la production de masse, la parcellisation du travail et une « sur-gestion ». La critique sociale classique a dénoncé les inégalités de traitement et réduit l’expression par tout un chacun de ses attentes (et de ses frustrations) à une montée de « l’individualisme »5. Mais nous ne nous sommes guère aperçus du fait que la professionnalité s’exprime désormais pour l’essentiel dans la confrontation à des situations inattendues et que la réussite d’une réponse à apporter dépend de la fluidité d’une chaîne complexe6.
C’est dans ce contexte que le métier acquiert une actualité nouvelle. Lorsque, dans l’urgence, le programme prévu, la coordination préparée, ne suffisent plus à faire face, alors se substitue, de façon impérieuse, une coopération vive, au cours de laquelle les actes des uns deviennent indivisibles de ceux des autres. Cela ne s’improvise pas. Cela présuppose un collectif autonome où se respectent des « règles de métier pluri-métiers » forgées et transmises en situation, en quelque sorte une déontologie commune en actes. Le professionnalisme de chacun face à des « cas » singuliers n’est pas moins indispensable que l’expérience de la coopération entre pairs et entre métiers. La compétence prouvée, indissociablement individuelle et collective, met en lumière « le métier d’un collectif tourné vers ses usagers7 ».
Les quatre logiques du métier
Interrogeons maintenant la façon dont, « en moyenne », les divers acteurs d’une organisation contemporaine tournée vers des usagers (qu’elle soit publique, privée, mutualiste…) font usage du terme « métier ». On peut distinguer quatre logiques. La première est stratégique : celle du « métier de l’entreprise », de l’organisme public ou de l’établissement. Les tutelles et les établissements passent des contrats dont dépendent les dotations, les équipements et les effectifs. Or les normes comptables régissent grandement la définition du cœur de métier et son corollaire, le « recentrage sur le cœur de métier », dont découlent les choix (grandement contraints) d’investissement et les externalisations, mais sans que soit nettement tranché un choix stratégique : produire des actes de soin ou contribuer à des parcours de santé ?
La seconde est la logique gestionnaire. Surdéterminée par les ratios de gestion, encadrée par les normes propres aux professions réglementées, négociée dans de nombreuses instances paritaires à divers niveaux, il s’y joue un équilibre conflictuel et instable entre normes génériques et autonomie locale. Dans cette logique, les métiers sont réduits à des spécialités techniques.
La troisième logique, identitaire, présente dans l’expression « être du métier », est dominée par le sentiment d’appartenance de groupes définis par leur statut : professions, corps, filière… L’unité des « mêmes avec les mêmes » se manifeste par temps de conflit : pour se défendre, le métier « fait corps ». L’appartenance à un établissement, où s’effectue une activité quotidienne pluri-métiers, passe pour beaucoup au second plan.
La logique opérative, enfin, s’exprime sur le terrain, dans l’activité. Elle est la résultante des précédentes. Qu’est ce qu’« avoir du métier », qu’est-ce qui en atteste et qui en juge ? Dans les faits, des disputes constantes se nourrissent d’un soupçon d’illégitimité sinon d’incompétence. Lorsqu’elle n’est pas exprimée ni « régulée », cette conflictualité devient délétère, favorisant les cloisonnements, les chapelles, les rancœurs voire des sentiments de harcèlement.
L’étanchéité entre ces quatre logiques rend difficile une transformation des métiers. D’où les « résistances au changement », ce qui sous-entend des agents campés sur leurs habitudes et « acquis ». Quid des résistances des dirigeants à penser en termes de « dynamique de métiers »8 ? Gérer les métiers, spécialement dans le secteur du soin, c’est faire en sorte que ces logiques se conjuguent de manière constructive.
Contrepoints
En contrepoint de ce sombre tableau, l’on observe maints endroits – équipes, services, établissements – où les choses se passent différemment. Des professionnels le disent souvent : toutes choses égales par ailleurs – y compris au plan des budgets et des effectifs – il y a des endroits « à problèmes » et d’autres où « ça se passe bien ».
Cela se passe bien, ou mieux, lorsqu’il existe des lieux de confrontation et des « traducteurs » entre les diverses logiques. Lorsque les diverses parties prenantes sont associées à l’élaboration des contrats d’établissement, des objectifs, des procédures, critères et indicateurs de gestion et d’évaluation. Lorsque, plutôt que de laisser proliférer les tâches de reporting (rendre des comptes), on se limite à des indications utiles aux activités (se rendre compte). Cela se passe bien, ou mieux, lorsque le management opérationnel encourage des retours collectifs d’expérience, veillant à laisser leur place aux nouveaux venus et à ménager des temps de transmission. Lorsqu’il y a, dans le temps de travail, des moments de mise à distance et de supervision. Lorsque s’expriment ouvertement les conflits hiérarchiques, entre collègues et entre services, que viennent réguler des « traducteurs » légitimes. Lorsque le syndicalisme contribue à fournir des « appuis professionnels9 » et non seulement à revendiquer par principe des « moyens » comme solution à tous les maux. Cela se passe bien lorsque la transformation des métiers et de leurs conditions d’exercice deviennent enjeux de négociations, ces dernières s’appuyant sur des remontées de terrain, des diagnostics partagés et des expérimentations locales.
Mais surtout, cela se passe bien mieux lorsque l’on introduit de façon volontariste les destinataires finaux du travail que sont les usagers, constitués en un acteur collectif. « Le public n’existe pas, il faut le faire exister », écrit Bruno Latour10. La connaissance de la « satisfaction » des usagers ne se suffit pas de statistiques d’une qualité de service mesurée par des indicateurs frustes ou des sondages à base de questions fermées. Le recueil et l’analyse collective des dysfonctionnements, des plaintes et des réclamations doivent y avoir leur place. La dame de l’accueil, l’homme d’entretien, le podologue ou la prof de gym ne sont pas que des agents de base ou des prestataires extérieurs, ils sont aussi de possibles porte-parole des usagers, contribuant à formuler leurs demandes et à faire évoluer le fonctionnement des services. Cela doit s’élaborer dans une perspective : fabriquer une conscience professionnelle collective d’établissement ou de service, détachée de métiers définis par leur technicité et leur statut, et rattachés par leur responsabilité commune vis à vis de « leur public ». Il en va de la fierté de tous d’exercer leur métier, de l’effectivité des réponses attendues par les usagers et de leur reconnaissance réciproque.
On ne traitera mieux les usagers que si l’on a le souci des métiers des agents, dont la professionnalité est à ménager au moins autant qu’à manager. Cette réciprocité passe par une gestion des parcours professionnels – et non seulement des carrières statutaires. Celles et ceux dont le métier consister à soigner et à accompagner les parcours de santé – tels ceux atteints de maladies chroniques, les personnes dépendantes, le « quatrième âge »… – sont en droit d’attendre que leurs parcours professionnels soient aménagés, en multipliant les opportunités de formation et de reconversion.
Il ne suffira pas, demain, de « revaloriser les métiers » et d’« injecter des effectifs supplémentaires » en oubliant que l’élan récent a traduit (et certainement fait progresser) une professionnalité collective en acte. Cela nécessitera des retours d’expérience, y compris, bien évidemment, ceux des échecs, des manquements, des défaillances dont il faudra tirer des enseignements au plan du fonctionnement des établissements, de la coopération entre le public et le privé, entre la médecine hospitalière, la médecine de ville, les établissements médico-sociaux… C’est une opportunité pour recomposer et décloisonner des métiers coopératifs et non seulement techniques, pour diversifier les temps du travail (temps relationnels et non seulement actes codifiés), pour mieux gérer la socialisation professionnelle et reconnaître l’expérience. Et pour investir résolument dans le renforcement de réseaux dédiés à la coopération et à la mutualisation, au sein des services, des établissements et entre eux, notamment sous l’égide des Agences régionales de santé – même si, là comme ailleurs, des apprentissages collectifs s’imposent.
L’intense mobilisation des métiers du soin vient à point nommé nous alerter : gérer les métiers et les parcours n’est pas un supplément d’âme. Elle nous rappelle l’étymologie du mot « métier », issu du latin ministerium, celui qui est placé au service des autres et s’incline devant leurs nécessités. Certes, de cette inclination particulière, on peut reconnaître le mérite. Mais les gens de métier le font déjà en conscience et entre eux. Passé le temps des applaudissements et des gratifications, fatigués, déjà exposés à de nouvelles épreuves, il leur faudra de nouvelles ressources professionnelles pour exercer leur métier. Leur engagement en dépend.
- 1. François Dubet, Le déclin de l’institution. Paris, Seuil, coll. « L’épreuve des faits », 2002.
- 2. Voir Yves Lichtenberger, « Une société industrielle désaccordée », dans Pierre Veltz et Thierry Weil (sous la dir. de), L’industrie, notre avenir, préface de Louis Gallois et Denis Ranque, Paris, Eyrolles, 2015. Voir aussi Y. Lichtenberger, « Sens et valeurs du travail », Esprit, octobre 2011.
- 3. Voir Damien Cru, Le risque et la règle. Le cas du bâtiment et des travaux publics, Toulouse, Érès, 2014.
- 4. William H. Sewell, Gens de métier et révolutions. Le langage du travail de l’Ancien Régime à 1848 [1980], trad. par Jean-Michel Denis, Paris, Aubier-Montaigne, 1983.
- 5. Francis Ginsbourger, « Réinventer la relation de service public », Esprit, février 2013.
- 6. Je me permets là encore de référer à l’un de mes articles, « La révolution des interdépendances », Esprit, « Exister au travail », octobre 2011.
- 7. Y. Lichtenberger, « Une société industrielle désaccordée », dans P. Veltz et T. Weil (sous la dir. de), L’industrie, notre avenir, op. cit.
- 8. Jean-Claude Sardas, « Dynamiques identitaires et transformations organisationnelles », dans Hugues Poltier, Alain Max Guénette et Anne-Marie Henchoz (sous la dir. de), Travail et fragilisation. L’organisation et le management en quesiton, Lausanne, Payot, 2004.
- 9. Jean-Paul Bouchet, Jouer collectif. Un choix professionnel et syndical, postface de Laurent Berger, Ivry-sur-Seine, L’Atelier, 2020.
- 10. Bruno Latour, « Pourquoi Marianne n’a plus de lait », Le Monde, 27 septembre 2003.