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© Amirhossein Shojaei
© Amirhossein Shojaei
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Leila et ses frères, un plaidoyer contre le clanisme

août 2022

Le film du réalisateur iranien Saeed Roustaee, interdit par le régime des mollahs, met en scène la dignité d’une femme contre le clanisme et la corruption de la société iranienne. 

Le jeune réalisateur iranien Saeed Roustaee, déjà remarqué pour La Loi de Téhéran (2019), met en scène une famille des faubourgs de Téhéran que la dégradation de la conjoncture place au bord du précipice. Au chômage endémique, aux salaires de misère et à l’inflation viennent s’ajouter les conséquences délétères des sanctions américaines liées à la rupture de l’accord de Vienne de 2015. Décidée et prévoyante, la lumineuse Leila tente de convaincre ses quatre frères et leurs vieux parents de se lancer dans l’achat d’une petite surface dans une galerie commerçante, ce qui emploierait honnêtement la fratrie. Il va lui falloir faire face à mille obstacles, à commencer par les volontés divergentes et la « nolonté » (absence ou faiblesse de volonté) des siens.

La quarantaine passée, trois des quatre frères ont un emploi. Mais celui de l’un, l’aîné, un grand dadais souriant, est menacé, le salaire d’un autre vient d’être amputé, cependant que le plus entreprenant des frères, qui fait le taxi, a en tête une arnaque juteuse. Quant au benjamin, il se contente d’un body-building intensif. Tels le Tanguy cher à Étienne Chatiliez, la bande hétéroclite continue à squatter la petite maison familiale. De tout cela, le vieux père tabagique et opiomane ne se soucie guère. Il rumine. Lui aussi nourrit un projet. Quant à la mère taiseuse et effacée, elle fournit à Leila son contre-modèle.

Dans une optique occidentale répandue, en particulier en France, le spectateur verra une famille victime du sous-développement entretenu par la dictature et aggravé par le blocus américain. Dans la veine de la critique socialecelle d’un Robert Guédiguian, par exemple –, les penchants immoraux des gens du peuple sont vus comme l’effet d’un système dominé par de puissants riches pleins de morgue et d’avidité cynique. Depuis le haut et jusque tout en bas, la société tout entière se laisse gagner par la corruption. Mais d’aucuns placent leur dignité par-dessus tout. Ainsi pourra-t-on se réjouir du combat que mène Leila, cette femme qui, pour échapper à des relations de soumission et d’allégeance, préfère renoncer au mariage plutôt que sacrifier son autonomie.

En y regardant de plus près, le spectateur percevra la résistance qu’oppose un système clanique en pleine déchéance. Le pouvoir politique du Guide suprême et celui du patriarche au sein de la famille reviennent à des hommes âgés, réputés porteurs de la tradition.  D’une telle société, le marché noir, les combines, les trafics, les mensonges et autres arnaques ne sont pas des à-côtés. Ce système prospère dans l’ombre et se nourrit de la compromission, laissant d’autant planer la peur qu’il est menacé. Outre la manipulation de l’histoire aux fins d’une prétendue revanche sur l’humiliation d’une splendeur perdue, l’un des ressorts pervers des « anti-démocraties » (Iran, Turquie, Russie…) est de brandir une menace extérieure, quitte à la provoquer1. Le réflexe clanique joue alors pour préserver une unité fragile, masquant une conflictualité interne latente derrière l’incrimination d’un bouc émissaire. Ainsi va-t-on s’en prendre à « l’étranger de l’intérieur ». Dans cette optique, il est à craindre que les sanctions américaines renforcent plus qu’elles n’affaiblissent l’oligarchie religieuse chiite. Il en va de même dans le clan familial miné de l’intérieur. Tout le monde s’injurie, on en vient aux mains, le vieux père reçoit une gifle retentissante… Leila ne serait-elle pas fautive de tout ce désordre ? Mais lorsque l’un de ses membres risque une arrestation, le clan se ressoude.

Chacun des épisodes de Leila et ses frères souffle le chaud et le froid. À charge pour le spectateur de démêler les conflits de loyauté qui traversent chacun, une volonté d’émancipation et ce qui l’empêche de s’affirmer. Saaed Roustaee donne à penser qu’il faudra un saut de génération pour rompre avec les relations de dépendance interpersonnelle qui font tenir le clanisme, et avec lui la corruption.

Leila et ses frères, retenu par la sélection officielle du récent Festival de Cannes, a été encensé par la critique et pressenti pour la Palme d’or. Il s’est vu décerner, à l’unanimité, le prix de la Citoyenneté2. Le film est désormais interdit de diffusion en Iran, le réalisateur ayant « participé sans autorisation à des festivals étrangers » et refusé de « corriger » le film malgré la demande de l’organe de censure. Presque simultanément, trois réalisateurs de la « Nouvelle Vague » du cinéma iranien, parmi lesquels Jafar Panahi, condamné en 2010 à six ans de prison pour « propagande contre le régime », en liberté conditionnelle depuis, ont été incarcérés.

  • 1. Voir Hamit Bozarslan, L’anti-démocratie au xxie siècle. Iran, Turquie, Russsie, Paris, CNRS Éditions, 2021.
  • 2. Créé en 2017, le prix de la Citoyenneté été décerné en 2018 à Capharnaüm de Nadine Labaki, en 2019 aux Misérables de Ladj Ly, en 2021 à Un héros d’Asghar Fahradi. Le jury, présidé par Roland Joffé, comprend Yves Jeuland, Annabella Nezri, Sophie Torlotin et Juliette Welfling.