Réinventer la relation de service public
La fiction du public homogène, longtemps portée par les institutions, est en train de s’effriter. On parle beaucoup d’incivilités, d’usagers se comportant en clients, d’agents fatigués qui ne croient plus en leur mission. Mais ne faut-il pas prendre le problème par un tout autre angle, apprendre à mieux connaître les publics pour les faire participer à l’élaboration des services qu’on leur propose ?
Dans son rapport de 2010, le Médiateur de la République (devenu, depuis, le Défenseur des droits) alerte sur la montée de « tensions binaires » entre professeurs et élèves, magistrats et justiciables, soignants et patients, agents du fisc et contribuables…
Ce qui était vu dans les années 2000 comme des actes incivils (dans la rue, dans les transports, aux guichets) se présente à l’orée des années 2010 comme une violence qui touche au cœur du service public : l’école, l’hôpital… L’actualité ne cesse de le rappeler. Lorsque l’on interroge des agents et des syndicalistes, un leitmotiv se donne à entendre, qui place ces tensions sur le compte d’usagers se comportant en « clients ». Désinvoltes, facilement agressifs, consommateurs versatiles, acheteurs de prestations s’adressant à un fournisseur parmi d’autres, contribuables exigeant leur dû, ainsi se comporteraient les usagers face à des « fonctionnaires » dénigrés et déconsidérés au point que le terme devienne franchement péjoratif.
Le maintien de la compétence des services publics, pense-t-on généralement, passe par une restauration de l’autorité des agents, des sanctions vis-à-vis des usagers indisciplinés, la « lutte contre » les incivilités ou la violence.
Ne faudrait-il pas plutôt envisager une transformation des relations de service public, pour restaurer leur autorité ? Il me semble en effet que la conflictualité de ces relations signale l’épuisement d’un régime institutionnel qui exclut les usagers de la conception des services qui leur sont rendus.
Le service public s’adresse depuis longtemps à un usager générique, atome élémentaire d’un public réputé homogène dont les attentes, devenues besoins, seraient connues. Fondé sur un principe d’égalité de traitement des usagers et des agents, il est conçu comme l’application égale de lois, de programmes et de procédures ; le caractère universel des épreuves, concours, diplômes… est censé garantir la neutralité et l’objectivité des agents, prévenant tout soupçon de partialité ou d’intérêt personnel. Enfin, le statut est vu comme garant de l’intérêt général, lequel s’oppose à l’intérêt particulier de chacun, d’un groupe ou d’une communauté.
Telle est du moins la fiction sur laquelle repose depuis de longues décennies le fonctionnement des services publics en France. Fiction, car les spécificités territoriales, les arrangements locaux avec la règle, la diversité des besoins et des publics, la réalité des ajustements interindividuels ou interpersonnels échappent, de facto, à l’uniformité postulée. Fiction qui finit par masquer la réalité, dès lors que rien ne vient rendre compte des interactions qui se déroulent par-delà le fonctionnement « industriel » qu’elle postule.
Ainsi, les niveaux décentralisés – régions, territoires, établissements – se sont-ils considérablement développés, mais sont toujours soupçonnés d’écorcher le principe d’égalité de traitement. L’expérience de travail des agents est présente dans l’activité, mais elle s’efface derrière le poste, le grade ou la position hiérarchique occupés. L’expérience locale des usagers est produite et mobilisée au quotidien, mais elle est gommée des choix gestionnaires. Les relations interpersonnelles forgées dans la durée sont présentes, mais suspendues à des réorganisations qui peuvent les briser. Du point de vue des institutions, tant le service que le public sont réputés homogènes, alors qu’ils éclatent en mille morceaux.
Ces termes d’un cadrage séculaire sont caducs. Mon hypothèse est que l’irruption de l’usager en personne et l’explosion de la fiction d’un public homogène impliquent que les publics sont désormais à connaître et à constituer ; que les « besoins » ne vont plus de soi, si bien que la prescription des institutions est à faire évoluer en repartant d’une expression organisée des attentes. Cette re-connaissance du public appelle une ré-invention des relations de service public, qui passe par une profonde ré-explicitation de la professionnalité1 des agents. Les problèmes du travail au quotidien, qu’il m’est donné d’entendre lors d’interventions2 depuis une quinzaine d’années, pointent en effet constamment cette interrogation : pour qui, pour quelle utilité, pour quel bien commun ?
L’évanescence de l’« usager »
L’invocation du « client » suggère, prise au pied de la lettre, le glissement d’un modèle de services publics à dominante civique, où n’auraient prévalu que l’intérêt général, le désintéressement des personnes et la gratuité, vers un modèle marchand d’inspiration anglo-saxonne, où, pense-t-on souvent, tout devient marchandise, tout se contractualise, tout se calcule, se monnaye et se paye. Cette explication, trop globale, empêche de voir une série d’évolutions plus rarement décrites.
Elle exprime en partie la réaction devant la standardisation des prestations, d’autant plus ressentie que les publics se diversifient, le refus d’un traitement impersonnel et anonyme par un usager s’affirmant en personne, ce qui appelle à développer ses prérogatives (de choix, d’options) ou ses droits (d’expression, de participation…). Enfin, elle traduit un rejet de la passivité de l’usager, ce qui implique de repenser le contrat entre l’action publique et ses destinataires. Cet impératif est proclamé de deux bords opposés. Certains dénoncent l’excès de protection étatique dont bénéficieraient des ayants droit devenant passifs, dépendants, assistés… D’autres attendent de l’État, des services publics et de leurs agents qu’ils dispensent des ressources individuelles favorisant l’autonomie, l’acquisition de compétences ou de « capacités » – au sens d’Amartya Sen3 –, c’est-à-dire des ressources élargissant la possibilité effective pour chacun, notamment parmi les publics dits « fragiles » ou « en difficulté », de prendre en main sa destinée (d’où les thématiques de l’« égalité réelle » et du care).
Mixité ou segmentation des publics, traitement impersonnel ou traitement personnalisé, stigmatisation des usagers passifs ou attention spéciale à leur égard… dès lors que ces questions ne sont pas prises à bras-le-corps, politisées et arbitrées par les institutions et la haute hiérarchie, des dilemmes sont supportés par les agents de base et par l’encadrement de proximité dans l’activité de tous les jours, jusqu’à la rendre parfois intenable.
C’est dire que l’explication des « tensions binaires » par la montée en puissance du client procède d’un amalgame fallacieux. On ne peut se satisfaire d’un récit linéaire évoquant la transformation de l’« usager » en « client » sous l’influence du « modèle néolibéral anglo-saxon ». Ce récit repose sur une confusion entre logique marchande et logique industrielle, confusion résumée dans l’idée répandue d’un envahissement du travail par « la » gestion (comme s’il n’y avait pas diverses formes de gestion, comme il y a diverses formes d’organisation).
Certes, une culture anglo-saxonne imprègne aujourd’hui les cultures et les méthodes de management, d’évaluation et de gestion des ressources humaines. Pour autant, la logique marchande est loin d’avoir envahi le fonctionnement de nos services publics. Que l’on se cantonne aux domaines régaliens (la sécurité extérieure, l’éducation, la police, la justice) ou qu’on élargisse le spectre au service public hospitalier voire aux collectivités territoriales, les fonctionnements organisationnels sont contraints par des impératifs de productivité plutôt que par des exigences de rentabilité. Le changement auquel les agents sont confrontés apparaît moins comme le passage d’un monde « social » à un monde « libéral » que comme la fin d’une certaine vision du service public, dont la « nouvelle version » n’a pas encore été bien définie.
Le fossé entre usagers et institutions
Les services publics ne sont pas des prestataires marchands. Leur offre n’est pas une « réponse » à des demandes préexistantes, solvables et encore moins profitables. Ce sont d’abord des institutions. À ce titre, ils expriment une légitimité, affirment une autorité, exercent un rôle d’éducation du public : il leur faut constituer le public.
Le concept de prescription est employé de façon usuelle pour le médecin qui, fort de son autorité de compétence, amène le patient à faire sienne cette prescription, en ce qu’elle est « bonne pour lui ». Le savoir du médecin ne vaut que si le médecin parvient à convaincre le patient du bien-fondé de la prescription qui lui est faite. De la même façon, l’enseignant, le magistrat ou la puéricultrice doivent amener l’élève, le justiciable, l’enfant et ses parents à s’approprier la prescription de l’institution et des agents qui l’incarnent.
Pour que l’élève fasse sienne la prescription éducative, il faut, comme l’explique Armand Hatchuel4, que l’enseignant rende ses élèves acteurs de la prescription. Il lui faut s’ajuster à eux au moyen d’exercices pertinents et d’épreuves proportionnées, en sorte que les élèves renvoient les signaux qui révèlent (ou non) la nécessité de nouveaux ajustements. Intéresser ses élèves, faire se révéler et s’exprimer leurs attentes, faire surgir chez eux une appétence d’apprendre, motiver, discipliner, tenir la classe… Alors qu’il a été formé pour délivrer un programme dans une discipline, l’enseignant doit consacrer une énergie croissante à des ajustements mutuels avec des élèves, des classes et des milieux sociaux variés.
Mais nous ne sommes plus à l’époque de Jules Ferry, lorsque l’instituteur condensait à lui seul la promesse d’ascension sociale, l’instruction émancipatrice et les conseils paternels à chacun. Et les vocations, ces prédispositions personnelles pour les enfants et le métier, se font plus rares. Le modèle de l’enseignant face à un public anonyme ne tient plus, et il n’est qu’un exemple d’une évolution plus fondamentale.
Pendant des lustres, des « usagers » ont adopté les comportements que les institutions attendaient d’eux. L’offre des institutions était attendue, les rôles réciproques étaient peu ou prou intériorisés. Le professeur incarnait « naturellement » l’institution scolaire, de même que l’enfant apprenait « naturellement » à se comporter en élève. La figure de l’usager5 contenait implicitement cette convergence. Elle s’est évanouie. L’évidence de l’incarnation par l’État de l’intérêt général ne va plus de soi ; les institutions perçues comme lointaines et autoréférées sont rejetées ; les agents publics sont vus comme se comportant de façon directive, suffisante, s’octroyant le monopole du « savoir ce qui est bon pour autrui », alors que l’usager revendique ce savoir pour lui-même.
L’éclatement de la fiction du « public un » se manifeste partout, que ce soit à l’égard des rythmes scolaires, des programmes éducatifs, de la manière de prendre soin des jeunes enfants, des patients ou des personnes âgées. Les attentes (ou les non-attentes) des usagers se différencient. Les nouvelles formes de sociabilité familiale, l’affirmation du fait multiculturel, le vieillissement de la population, la montée de la précarité et de la pauvreté, le développement de l’habitation périurbaine, l’expansion corrélative des mobilités… creusent chaque jour ce que Gilles Deleuze6 appelait le « devenir minoritaire de tout le monde ».
Il est urgent et nécessaire de constituer les publics, de les connaître et les amener à mieux se connaître eux-mêmes. Non comme une collection d’individus-objets de l’institution, mais comme des communautés (plus ou moins éphémères7) de sujets coproducteurs et coconcepteurs d’un bien commun à découvrir. Là réside l’enjeu d’un nouveau type de professionnalité.
Trois registres de professionnalité
Dans un texte récent8, le sociologue Yves Lichtenberger dégage, dans une perspective historique, trois registres de professionnalité : le métier, l’industrie, le service. À chaque registre correspondent un régime d’activité9 et un mode d’interaction avec les collègues du métier et d’autres métiers, avec la hiérarchie ainsi qu’avec le client (ou l’usager).
Les gens de métier ou de profession, dont la professionnalité se transmet du compagnon à l’apprenti, se juxtaposent en vue de la réalisation d’une œuvre faite sur commande pour un client. Leurs interactions obéissent à des règles de métier qui délimitent les responsabilités entre gens du métier, entre différents métiers, et avec des patrons.
Dans un régime de type industriel, la professionnalité s’acquiert en formation, en salle de classe ou en stage. La responsabilité du travailleur de base se limite à bien tenir un poste prédéfini. L’organisation (aidée de la hiérarchie) coordonne la conception et la réalisation de biens ou de services conçus en séries pour un client ou un marché anonymes.
Dans le régime serviciel émergent, l’activité est à nouveau « orientée client ». Elle est imprévisible, dépendante d’attentes spécifiques auxquelles répond une innovation continue. L’organisation collective se reconfigure en permanence. Les rôles de chacun s’entredéfinissent au cours d’interactions qui ne se reproduisent jamais à l’identique, ce qui implique une prise de responsabilité de chacun dans la gestion de ses interfaces. Dans ce régime coopératif, la professionnalité source de valeur s’exprime collectivement en situation.
Le régime coopératif émergent est loin d’être stabilisé. Comment se constitue cette professionnalité, quels sont les poids respectifs d’une formation de type scolaire, de l’apprentissage en situation, de la transmission par les pairs, de l’expérience et d’une continuité du parcours ? Qu’est-ce qu’une organisation qui non seulement responsabilise chacun, mais rend capable d’assumer la responsabilité confiée ? Quel est le rôle de la hiérarchie : faire se coordonner et contrôler pour reporter aux échelons supérieurs, ou bien aider à coopérer et faire remonter les problèmes récurrents ? Comment et par qui les demandes des clients et les problèmes de la clientèle sont-ils connus, traduits, « remontés » vers la conception de l’offre de service ?
Ces questions, déjà présentes dans les entreprises de services des années 198010, se posent désormais à grande échelle dans les services publics. Les trois registres de professionnalité coexistent, se superposent et s’entrechoquent. Le registre du métier et de la profession, dans lequel le service se produit dans le face-à-face interactif, reste présent. Une tendance lourde à l’industrialisation se fait jour, où une prestation de service s’assimile à l’achat d’un produit fini. Enfin, on voit s’esquisser un régime de type coopératif.
C’est pourquoi la conflictualité qui s’exprime dans les « tensions binaires » est la partie émergée de l’iceberg. Des tensions moins visibles tiraillent les relations entre collègues, entre métiers, entre les agents de base et leur hiérarchie, ceux qui sont « sur le terrain » et ceux du back-office, entre les administrations centrales et leurs échelons intermédiaires. Les interactions entre collègues, entre métiers (et a fortiori entre institutions) restent de l’ordre de la juxtaposition ou au mieux d’une coordination (les rôles sont réputés se compléter, mais sans s’entredéfinir). La coopération se dessine, mais elle ne peut être que faible dès lors que les publics ne sont pas constitués, et avec eux les communautés professionnelles susceptibles de s’y référer.
Connaître et faire se connaître les publics
Constituer le public, c’est d’abord le connaître. Au fil d’interventions menées entre 2000 et 2010, je n’ai cessé d’être étonné de constater à quel point les connaissances à propos des publics, de leurs usages et de leurs attentes étaient diffuses, fragmentaires, peu élaborées.
Je vise ici des connaissances produites aux fins de l’action locale, contextualisée et non des connaissances produites par des administrations centrales (dans la fonction publique d’État) ou par des collectivités territoriales lorsqu’elles sont conceptrices de programmes. Les agents publics connaissent mal leurs publics, et cela a des effets très concrets.
Connaître les publics en zone rurale aurait, par exemple, permis d’éviter la phase d’industrialisation qui suscite tant de protestations et de résistances. Centraliser l’appel aux pompiers, à la gendarmerie ou au Samu sur des plates-formes régionales peut en effet faciliter la vie des usagers branchés, mobiles, équipés… Mais la proximité s’avère utile dans les situations d’urgence, comme se révèle soudain dramatique la méconnaissance pratique de lieux pas toujours répertoriés sur des cartes. Développer les connexions informatiques, les bornes électroniques et les serveurs vocaux, l’administration numérique, permet de gagner en productivité (et, pour certains publics, en personnalisation) mais pas lorsque cela rompt d’un jour à l’autre des liens interpersonnels entre des personnes âgées, peu mobiles et des correspondants dédiés de longue date à des « portefeuilles d’usagers ».
Connaître les divers publics sur un territoire, c’est aussi ce qui rend possible d’organiser l’accessibilité des services publics au plus grand nombre. Animant les premières « Tables de concertation » du Bureau des temps de la Ville de Paris, visant à mieux concilier les horaires des services publics et les rythmes de vie de leurs usagers, quel ne fut pas mon étonnement de constater que les professionnels des crèches, jardins d’enfants, centres de loisirs, piscines ou bibliothèques ne se rencontraient jamais à un niveau d’arrondissement ou de quartier. Que donc rien ne les faisait exister en tant que communauté d’intérêt commun, concernée par les activités offertes aux enfants pendant que les parents travaillent. D’où une absence quasi totale de synchronisation des horaires des différents services municipaux, et des régimes horaires homogènes à l’absurde, pénalisant autant les femmes cadres des arrondissements ouest travaillant tard en soirée que les employées de service des quartiers nord-est travaillant tôt le matin ou la nuit, ainsi que les puéricultrices et éducatrices qui, habitant souvent de plus en plus loin de leur lieu de travail, ne voient plus leurs propres enfants.
Connaître le public, c’est parfois une exigence première de l’activité, lorsque est en jeu la qualification des problèmes, des personnes ou des situations.
Rejetant le qualificatif d’« enfant violent » qui se répandait alors, la directrice d’un centre de loisirs situé dans l’Est parisien m’expliquait en 2008 : « Ici, on ne commence pas par se dire : il y a des enfants à problème, parce qu’alors on tombe dans le piège que tendent ces enfants-là. » Elle estimait bien préférable de concentrer son attention sur « les actes des enfants qui agissent mal et [de] souligner cet acte en veillant à des sanctions proportionnées, non soupçonnables d’arbitraire et qui ne stigmatisent pas l’enfant ». Elle considérait que la clé permettant d’empêcher que des tensions ne dégénèrent en violence était une alliance stable et durable entre adultes du quartier, chacun devant être, à sa place, un représentant légitime aux yeux de chaque enfant. Une telle communauté de professionnels ne saurait être une simple coordination. Elle suppose une coopération organisée, régulière, partie intégrante de l’activité et du temps de travail. À défaut, cette connaissance repose sur l’engagement volontariste d’agents dans des réseaux informels.
Ces faits traduisent la fiction d’un « public un » et le refus de l’évidence de publics diversifiés, mais peu connus comme tels. Éclatée entre métiers et entre institutions, la connaissance des attentes d’un public situé ou territorialisé est faible. Dès lors, il n’y a pas lieu de s’étonner que les « remontées » de terrain ne soient pas organisées. À l’instar des grandes entreprises tayloriennes, les services publics fonctionnent selon des méthodes de conception centralisée, top-down, sans souci de fabriquer et de faire remonter l’expérience du « terrain », considéré comme l’endroit où l’on applique ou exécute des politiques, et non comme le lieu d’une mise en œuvre apprenante. Ainsi s’affirme une « prescriptocratie11 » qui monopolise le pouvoir de conception de l’offre de service.
Professionnalité collective et autonomie des établissements
Évoquant en 2010, au cours d’une session de réflexion syndicale, son expérience en lycée, un enseignant du secondaire décrivait une pratique individuelle du métier qui évoque une pratique libérale : chacun exerce la profession seul et à sa façon. Certes, disait-il, nombreux sont les enseignants qui s’engagent activement dans leur travail, se montrent dévoués, bienveillants vis-à-vis des élèves, n’hésitent pas à donner d’eux-mêmes. Mais cela reste de l’ordre de l’engagement individuel. Rien ne vient organiser régulièrement un retour collectif d’expérience : pas de temps, pas de lieu où se réunir. Plus largement, peu de cadres collectifs existent : si la classe commence à être une échelle de gestion collective, l’établissement reste pour l’essentiel un rattachement, peu connecté avec le quartier ou le territoire, sans guère de ressources propres ; et l’autorité du chef d’établissement reste d’ordre administratif plus que pédagogique.
Des « réformes » allant dans ce sens ont été tentées. Mais des textes et des « outils » ne suffisent pas à faire que les enseignants conçoivent et réalisent leur travail en référence à un « public », à ce qu’ils inscrivent l’exercice de leur métier dans le cadre d’un projet pédagogique d’établissement.
Ce témoignage ne met pas en cause le professionnalisme des enseignants : il souligne les limites de leur professionnalité. Il ne cherche pas à culpabiliser une profession : il pointe la responsabilité de l’institution. Ce qui est en jeu est un changement de régime d’activité et de registre de professionnalité.
Lorsqu’elle est envisagée dans un registre de la juxtaposition ou d’une simple coordination de type industriel, la professionnalité est vue comme s’acquérant en formation initiale ou continue. Mais la professionnalité qu’appelle un fonctionnement de type coopératif est assez profondément différente. Certes individuelle, elle devient ouvertement collective. Certes fondée sur une formation, elle repose sur une expérience sans cesse actualisée.
Les services publics sont souvent ce lieu d’une professionnalité qui se voudrait acquise une fois pour toutes comme l’est le statut, mais dans lequel « être du métier » ne suffit plus à faire face aux épreuves du quotidien. L’appartenance au grand groupe professionnel n’est plus le gage de l’expérience. Plus que jamais, le petit groupe est nécessaire.
Nous avions montré ici même la fonction du métier et des règles de métier en tant qu’ils permettent d’exister en personne au travail12, de faire du travail son travail. Chacun a besoin de se sentir appartenir à un groupe professionnel qui défend l’équité de l’échange. Chacun a besoin de se référer à des règles de métier, masque qui permet de tenir un rôle social en se mettant soi-même à distance. Encore faut-il que le métier et ses règles ne tombent pas d’en haut et soient réélaborés localement.
À l’instar des enseignants du secondaire, bon nombre d’agents publics tiennent des rôles professionnels conçus pour une gestion de masse. Ces masques sont désajustés de la réalité diverse et labile des publics et des interactions du quotidien. Nous sommes dans le moment où les masques tombent, exposant à vif l’individu qui, alors, prend trop sur lui-même : les anciens, dont l’expérience s’est constituée dans un modèle de la professionnalité individuelle, y sont spécialement vulnérables.
Lorsqu’ils ne sont pas élaborés en petit groupe, et constitués en de nouvelles règles du métier, les changements paraissent subis, imposés de l’extérieur (par des usagers se comportant en clients, par des chefs d’établissement « managers », par des évaluations qui tombent d’en haut…). Aussi n’est-il pas surprenant que, face à la valse des réformes, le « grand » groupe professionnel se cabre. Les résistances jugées « corporatistes » traduisent souvent la mobilisation de ceux qui ont trouvé leurs marques dans une expérience collective idéalisée, et s’y réfugient pour se protéger d’un réel pénible. En dehors de cette mobilisation ponctuelle, chacun « flotte », faute de pouvoir cadrer son activité présente au prisme de l’expérience antérieure, en quête de sens à donner aux événements qui se produisent, en manque d’une capacité d’interprétation du vécu.
Les analyses qui précèdent appellent à dépasser le diagnostic de la souffrance13, en particulier celle des enseignants, et le stade du traitement des symptômes. L’autonomie des établissements (éducatifs, mais pas seulement) participe d’une réponse institutionnelle à l’usure. Elle est le cadre institutionnel qui rend tenables les exigences d’une activité de type coopératif, qui constitue le public auquel il s’agit de rendre le service. Il y faut un métier vivant, certes basé sur des formations, mais aussi une constante actualisation dans une équipe du quotidien. L’autonomie des établissements n’est pas un statut, comme le donnent à penser les critiques de la « gestion néolibérale » qui voient la contractualisation comme une menace, le chef d’établissement en patron d’entreprise, l’inscription dans un territoire équivalant à un renoncement à des valeurs universelles, etc. C’est un cadre à remplir d’une réflexivité collective et continue, un cadre permettant d’exprimer le conflit à propos des conditions et moyens de tous ordres permettant l’effectivité d’un mandat de service public14.
Comment évaluer les services publics ?
Les pouvoirs publics confient à des institutions et à leurs agents le soin de rendre des services. Aussi leur offre doit-elle rencontrer le public, susciter des attentes, répondre à des besoins réels et non supposés, à ceux de tous et non de quelques-uns. Tout agent public a besoin de l’expression des usagers pour pouvoir remplir sa mission, de même que toute institution doit – devrait – écouter ses agents (et pas seulement des experts externes, encore moins des communicants) pour modifier ses programmes voire sa mission : car les services publics doivent être continuellement redéfinis afin d’apporter des réponses tangibles.
Désormais, les services publics sont confrontés au défi de l’efficience gestionnaire. Il va falloir innover à moyens constants, donc faire de la productivité à travers l’amélioration de la professionnalité. Pour ce faire, il faut consentir un effort conceptuel et méthodologique à propos de l’évaluation de l’action publique, construire une culture de l’évaluation de l’effectivité de l’action publique.
Il importe d’abord de rendre lisibles les divers niveaux de gestion et leur utilité. La volonté, devenue nécessité, de réduire les dépenses publiques, s’est traduite par la généralisation des instruments et méthodes de calcul des coûts (financés par le contribuable, ou à charge de l’utilisateur). L’offre de service est désormais conçue d’après des arbitrages politiques et techniques plus décentralisés (autorités organisatrices, agences régionales) et complexes (mais peut-être pas plus opaques) que les « cartes » (scolaires, médicales, judiciaires…) d’hier.
Il y a lieu, de même, de remettre à sa place l’évaluation, notion devenue si galvaudée que l’on ne sait ce qu’elle vise, compétences des individus ou performances d’entités collectives, ce qu’elle veut éclairer (le passé, le présent, le futur, des comparaisons ?), qui elle est censée renseigner (pilotage de l’action ou reddition à des tiers ?), ce que sont les qualités à évaluer ou quelles valeurs la sous-tendent : respect des droits, égalité des chances, cohésion sociale, développement soutenable… ?
L’effort premier doit porter sur un enrichissement des critères d’évaluation. Les plus courants sont l’efficacité (rapport entre des résultats et des objectifs) et l’efficience (rapport entre les résultats et les ressources engagées pour les obtenir). Il y manque une évaluation de l’effectivité, qui rapporte des réalisations à des finalités, à des intentions, à des projets. Évaluer l’effectivité, c’est produire des connaissances qui ne permettent pas seulement de rendre compte du bas vers le haut, mais, à tous les niveaux, de se rendre compte15.
Le respect des agents, l’usage sobre et responsable des services publics par les citoyens supposent que, réciproquement, les institutions et leurs agents soient générateurs d’attentes réalistes et de résultats prouvés au regard de ces attentes. Évaluer l’effectivité amène à tourner les organisations vers leurs utilisateurs : à veiller par exemple aux supports informatifs, aux modalités d’inscription, aux serveurs vocaux, aux portails numériques… non seulement comme dispositifs qui organisent l’accès au service public, mais comme repères par lesquels les utilisateurs du service public s’informent et s’orientent, qui construisent leurs attentes et influencent leurs choix.
Concilier efficience et effectivité, relégitimation et réappropriation des services publics est un enjeu crucial des années 2010. Cet enjeu est illisible tant que l’évaluation est réduite à noter la « qualité de service », « le service » ou les performances des agents, ces évaluations industrialistes de conformité à des normes prédéfinies qui figent l’existant plus qu’elles ne contribuent à la redéfinition des biens publics.
Il nous faut désormais considérer que les besoins et la capacité de les exprimer ne sont pas déjà là mais demandent, souvent, à être élaborés. Tout élu local sait que les instances – aussi « démocratiques » soient-elles – de participation, d’évaluation, de jury… sur les projets, le fonctionnement et les résultats des services publics accueillent surtout les habitués et les discours pro domo. Et ce n’est pas faire injure aux parlementaires que d’affirmer qu’ils n’ont qu’une représentation lointaine des aspirations des non-usagers.
De « vastes consultations » destinées à recueillir les avis des citoyens peuvent être ponctuellement utiles, de même que des évaluations fouillées peuvent permettent de réorienter une politique. Mais les connaissances produites par des élus ou des experts ne remplaceront jamais la production d’une expertise interne des services publics et de leurs agents à propos du public auquel il s’agit de rendre service, et des évaluations ponctuelles ne remplaceront jamais la pratique quotidienne de l’expression en situation et de la délibération. Il s’agit bien plutôt de reconnaître les publics comme coprescripteurs des services qui leur sont proposés, et de permettre aux agents de réfléchir à leurs pratiques, et non simplement de rendre des comptes à leur hiérarchie. Autant de réponses politiques à une crise multiforme devenue parfois si profonde que les citoyens n’attendent plus rien des institutions.
- *.
Intervenant en entreprise et dans les services publics, économiste du travail, chercheur associé au Centre de gestion scientifique de MinesParisTech. Voir son dernier article dans Esprit, « La révolution des interdépendances », octobre 2011.
- 1.
Professionnalité : le terme, assez peu usité en France, est plus large que ceux de professionnalisme (bon dans son domaine, « pro », qui possède « du métier ») et de professionnalisation (souvent réduite à la phase d’insertion). On vise ici l’ensemble des ressources de savoir et d’expérience accumulées dans la maîtrise d’une activité orientée vers un usager, un utilisateur, une utilité. À un niveau individuel et synchronique, la professionnalité permet de faire face en situation, d’être compétent et performant, et ce sans être débordé par l’émotion, empêché par l’usure ou exposé à des risques avérés. À des niveaux collectifs et dans la durée, elle renvoie à la construction des qualités concourant à la production de valeur. On distinguera plus loin plusieurs registres de professionnalité, corrélés à des modes de production de valeur.
- 2.
La réélaboration d’un matériau issu d’interventions est un travail ardu. Je remercie vivement Yves Lichtenberger du temps qu’il m’a consacré, ainsi que Monique Boutrand et Jean-Paul Bouchet, Armand Hatchuel, Philippe Paris et Marc-Oliver Padis pour leurs interpellations et leurs conseils.
- 3.
Amartya Sen, Repenser l’inégalité, Paris, Le Seuil, 2000. Voir aussi ses articles dans Esprit, notamment « La liberté individuelle : une responsabilité sociale », mars 1991.
- 4.
Armand Hatchuel, « Coopération et conception collective, variété et crise des rapports de prescription », dans Gilbert de Terssac et Erhard Friedberg (sous la dir. de), Coopération et conception, Toulouse, Octares, 1997.
- 5.
L’usager, remarque Gilles Jeannot, est un terme juridique désuet, auquel recourent les juristes fondateurs du service public au début du xxe siècle. Il est issu des pratiques de propriété communautaires du Moyen Âge, équivalent à « usufruitier », celui qui fait usage d’un bien partagé. Le terme, réhabilité pour qualifier le statut particulier de l’utilisateur des services, sera banalisé par une offre de masse après 1950. Gilles Jeannot, les Usagers du service public, Paris, Puf, coll. « Que sais-je ? », 1998.
- 6.
Cité par Isaac Joseph dans Météor, les métamorphoses du métro, Paris, Economica, 2004.
- 7.
Je reprends ici une idée exprimée par Pascal André lors d’un séminaire de la Sncf (« La compétence de service », Revue Prospective, n° 6, 2010) à propos des agents travaillant dans les gares, sur les quais et à bord des trains, à la « gestion des publics sur des espaces publics éphémères ». Il va de soi qu’il y a lieu de la transposer selon les services publics.
- 8.
Yves Lichtenberger, « Régime de production et registre de performance », dans Transformations du travail et dialogue social, Fgmm-Cfdt, mai 2012.
- 9.
Je reprends ici un terme employé par Jean-François Billeter dans Leçons sur Tchouang Tseu, Paris, Allia, 2011.
- 10.
Voir l’article de référence de Jean Gadrey, « Le service n’est pas un produit : quelques implications pour l’analyse économique et pour la gestion », Politiques et management public, 1991, vol. 9.
- 11.
Le terme est utilisé dans un doctorat en gestion soutenu par Emmanuel de la Burgade au Cgs de MinesParisTech : Industrie de services et logiques d’innovation, un modèle de conception collective et étagée, l’exemple de La Poste, 2009.
- 12.
Voir le dossier « Exister au travail », Esprit, octobre 2011.
- 13.
Le miroir tendu par les experts en « souffrance » et autres « risques psychosociaux » peut procurer une identité temporaire à ces professionnels. Tout porte à croire que ce miroir expert, qui installe une opposition binaire entre victime et coupable, n’ouvre pas sur des dynamiques de changement : il installe plutôt les individus dans la plainte statique.
- 14.
Cet « effet établissement » est établi, notamment dans les écoles : à sociologie comparable, les établissements de service public où se produisent moins d’actes d’incivilité ou de violence sont ceux dans lesquels les collectifs professionnels sont solides et l’implication active de la population la plus sollicitée.
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Rendre compte, se rendre compte, cette opposition scande le rapport de 2011 des deux inspections de l’Éducation nationale, relatif à l’école maternelle. Récemment publié à l’initiative de Vincent Peillon (le précédent ministre avait cru bon de le cacher), il souligne que l’évaluation ces dernières années se réduit, aux yeux des équipes pédagogiques, à rendre compte aux parents, à l’administration ou à l’institution. Or « l’évaluation telle que l’école en a besoin est aussi ce par quoi […] les enseignants peuvent se rendre compte, sur des bases objectivées [et] en fonction de critères rationnels [afin de] décider en connaissance de cause d’un projet pédagogique adapté au public dont ils ont la responsabilité ». C’est pourquoi le rapport suggère une évaluation d’école, « en contexte et en coopération », associant les parents, les enfants, les enseignants, ainsi que des acteurs extérieurs à l’Éducation nationale (commune, citoyens…). Il est consultable en ligne : http://www.education.gouv.fr/cid60403/publication-de-rapports-des-inspections-generales-igen-igaenr.html