
GameStop et les fonds activistes
L’épisode d’agitation boursière causée par la spéculation sur les actions de l’entreprise GameStop est significatif à plus d’un titre. Il signale l’importance nouvelle que peuvent prendre les réseaux sociaux comme outils de coordination et de mobilisation financières.
La spéculation advenue au mois de janvier 2021 sur les actions de GameStop, un modeste distributeur de jeux vidéo coté en Bourse, avait tout pour rester relativement anodine. Un violent coup de fièvre boursier sur le titre en question, où l’on fait monter le cours, où ceux qui vendent à temps gagnent, où ceux qui restent se brûlent les doigts, rappelant que la Bourse est un jeu où les gains des uns sont les pertes des autres. Tout cela avec un effet quasi nul sur l’économie réelle. La société GameStop, notablement, n’a ni reçu ni perdu un sou dans l’affaire.
L’événement a pris une tout autre dimension, couplant une bulle boursière avec une bulle médiatique plus forte encore. D’abord en raison des acteurs sur la scène : des jeunes gens partant à l’assaut de Wall Street. Ensuite et surtout, en rendant visible le rôle majeur que pourraient désormais prendre les réseaux sociaux dans la finance. Dans un monde saturé de données, ils offrent un pouvoir immédiat à celui qui arrive à capter l’attention des autres ; dans un monde où les acteurs sont dispersés, ils sont des instruments de coordination efficaces et peu coûteux.
GameStop est une société en déclin, qui a perdu le tiers de son chiffre d’affaires en quatre ans et dont le cours boursier baissait. Pas suffisamment aux yeux de quelques fonds d’investissement, dont la spécialité est de parier sur la baisse des cours boursiers des sociétés qu’ils jugent surévaluées. Cela a attiré l’attention de Keith Gill, un vendeur d’assurances de 34 ans, qui jouit d’une certaine réputation sur un forum pour boursicoteurs devenu très populaire, WallStreetBets, sur le site Reddit. Il fallait acheter le titre, recommandait-il, d’autant qu’il était attaqué par des pieuvres de Wall Street. Une ruée à l’achat a fait plier les hedge funds, qui ont dû racheter en catastrophe les titres qu’ils avaient vendus, ajoutant à la pression haussière. Ce sont des milliards de dollars que certains d’entre eux ont perdus dans l’affaire, avant que le soufflé ne retombe.
C’est bien imprudemment qu’Alexandria Ocasio-Cortez, la jeune députée étendard d’une nouvelle gauche politique au Congrès étasunien, a salué la bravoure de ces jeunes anticapitalistes (en même temps que le faisait Ted Cruz, un suppôt de Trump). D’abord, il est assez facile de manipuler les choses et de produire du fake. Beaucoup des messages de WallStreetBets provenaient de robots. D’autres fonds d’investissement sont venus chevaucher aussi la vague d’achat et, professionnellement, sont sortis à temps. Et ce jeune public boursicoteur a tout autant d’affinités avec la gauche américaine qu’avec le mouvement d’extrême droite QAnon, qui relayait gaiement les gesticulations de Trump. Certains messages du site fustigeaient les « banquiers juifs ». L’intérêt boursier commun ne gomme pas les divergences. Un réseau social est un lieu de coordination, mais pas de solidarité ni de collusion. Les hedge funds forment une communauté plus cohésive, voire collusive.
Sur les marchés boursiers, l’offre est rationnée quand la demande est potentiellement illimitée. Cette dissymétrie favorise les phénomènes dits de « bulle ». Une deuxième condition de ces bulles est une forte incertitude sur la valeur de l’objet : que vaut l’action de GameStop ? Que vaut celle de Tesla, ce constructeur automobile novateur, dont la valeur en Bourse est supérieure à la somme des valeurs boursières des constructeurs automobiles du monde entier ? La dernière condition est qu’il n’y ait pas d’ancrage dans des revenus monétaires fixes : un coupon, un dividende régulier, le remboursement du capital… En achetant de l’or ou une action GameStop, le rendement ne viendra pas du revenu futur, mais de la seule espérance d’une hausse de prix. Si cette espérance est partagée par beaucoup d’autres – et qu’importe si elle ne vient que d’un effet miroir –, il peut s’enclencher une hausse continue du prix, comme pour une « chaîne d’or ». Par exemple, il n’y a jamais de bulle sur les emprunts de l’État français, au profil de revenu assuré, ni jamais de bulle à la baisse.
Il manque donc des freins à la hausse sur les marchés boursiers. C’est pour cette raison que les régulateurs encouragent la présence de ces « vendeurs à découvert » qui parient sur la baisse des titres. Comment font-ils ? A détient des titres ; B, vendeur à découvert, les « emprunte » à A contre commission, avec la promesse de les « rendre » à un terme donné. Cela pour les revendre à C. À présent, A et C détiennent des titres, ce qui double l’offre et stabilise en principe le cours. Stabilisant ? Pas toujours ! Car B doit donner des garanties à A. Si jamais le cours monte au lieu de baisser, B doit mettre toujours plus sur la table comme garantie. Dans le cas de GameStop, les hedge funds, à bout de ressources, ont dû baisser les bras et racheter très cher des titres pour les rendre à leurs propriétaires.
Or, réseaux sociaux aidant, il devient beaucoup plus facile d’enclencher une ruée boursière, ce qui rend plus dangereux ce métier de pari à la baisse. Peu de gens aujourd’hui se risquent à jouer la baisse du titre Tesla, pourtant ridiculement élevé. Et les régulateurs limitent fortement l’accès du grand public aux instruments permettant la vente à découvert.
Si celui-ci n’a pas accès à ce type d’« activisme » boursier, les hedge funds, organisés professionnellement, l’ont. On a donc vu naître, depuis une dizaine d’années, des opérateurs, dits « fonds activistes », jouant la baisse des titres boursiers quand la société leur semble surévaluée. Ils jouent souvent un rôle hygiénique : ce sont ainsi eux qui ont décelé la fraude comptable de Wirecard, une importante société cotée en Allemagne.
Des opérateurs, dits « fonds activistes », jouent la baisse des titres boursiers quand la société leur semble surévaluée.
Les grandes sociétés cotées n’ont plus, depuis longtemps, de personnes physiques à leur capital, mais de grands fonds d’investissement ou de pension, de plus en plus en position d’oligopole. Ces fonds n’ont pas les ressources pour exercer une surveillance pointilleuse sur la marche des sociétés qu’ils ont en portefeuille. S’ils sont mécontents d’un management, ils profitent de l’extrême liquidité des marchés financiers pour s’en aller sans bruit. L’exit est une stratégie toujours plus commode que le voice, pour reprendre la distinction faite par Albert Hirschman. Il manque donc cruellement de contrepoids institutionnels au management de ces grands groupes. C’est dans cette brèche que se sont infiltrés les fonds activistes – un médiocre pis-aller.