
La loi pacte et l'objet social de l'entreprise
La définition légale de l’entreprise n’a presque pas changé depuis 1804, pourtant il est primordial aujourd’hui de repenser le rapport entre l’entreprise et l’intérêt général. La proposition d’entériner à l’écrit ce que les entreprises entendent faire, « seule véritable innovation de la loi Pacte » permettra-t-elle une meilleure définition de la responsabilité des entreprises vis-à-vis de la société ?
La définition juridique de l’entreprise organisée sous forme de société, en France, tient dans deux petits articles du Code civil, quasiment intouchés depuis 1804 :
« Article 1832 : la société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter. […]
Article 1833 : toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l’intérêt commun des associés. »
La rédaction de ces articles ne réduit-elle pas trop l’objectif de l’entreprise à l’intérêt pécuniaire des associés ou actionnaires ? C’est ce qu’ont pensé, dès l’époque de la présidence Hollande, Dominique Potier et quelques autres députés socialistes, inspirés par les travaux d’un groupe de chercheurs et personnalités réuni au Collège des Bernardins[1]. Le candidat Emmanuel Macron y faisait écho à sa manière, attentif au côté gauche de son « en même temps », en déclarant vouloir rendre le but de l’entreprise davantage compatible avec l’intérêt général.
En décembre 2017, le groupe socialiste a pris les devants et déposé une proposition de loi ajoutant à l’article 1833 : « La société est gérée conformément à l’intérêt de l’entreprise, en tenant compte des conséquences économiques, sociales et environnementales de son activité. » Faussement anodines, ces deux lignes ont déclenché une salve de réactions. Évoquant « l’intérêt de l’entreprise » immédiatement après « l’intérêt commun des associés », elles suggèrent en effet qu’il s’agit d’intérêts différents, et en particulier que l’intérêt de l’actionnaire ne prend pas en compte certaines contraintes sociales et environnementales.
La philosophie
du contrat
Historiquement, le droit des sociétés se décline en deux temps. Les associés (actionnaires) décident d’abord de se mettre en société et apportent à celle-ci des moyens d’existence, financiers ou humains. Ils le font dans leur intérêt propre (sinon, pourquoi le feraient-ils ?). Les statuts engagent mutuellement les actionnaires et désignent l’objet social de l’entreprise. Dans un deuxième temps, la société acquiert une personnalité propre. Cette « personne morale » a capacité à écrire des contrats avec les tiers de l’entreprise : les salariés qu’elle embauche, les clients, les fournisseurs, etc., à l’exception d’une seule partie prenante, les actionnaires. S’il existe un ou plusieurs contrats liant les associés (les statuts, le pacte d’actionnaire…), il n’y a pas de contrat entre la société et eux-mêmes. Ainsi, aucun engagement contractuel de verser des dividendes, alors qu’elle en a un de verser les salaires ou de rembourser ses dettes. C’est une décision qui appartient aux seuls actionnaires.
La relation entre l’entreprise
et ses actionnaires est plus riche que ce qu’énonce le Code civil.
Nos deux articles du Code civil rentrent pleinement dans cette vision contractualiste, propre à l’époque de leur rédaction : l’initiative de la société et son pilotage reviennent aux actionnaires ; et la relation avec les autres parties prenantes s’inscrit dans le cadre classique du droit des contrats. Tant que celles-ci ont accepté librement le contrat et qu’il est respecté, leur « intérêt » pour la société s’arrête là.
La proposition socialiste marque une rupture, en posant que l’entreprise est plus qu’une interaction de contrats. Certains y verront un intérêt supérieur de l’entreprise, proche de la notion d’intérêt général en philosophie politique. D’autres le besoin de prendre en compte des intérêts particuliers, éventuellement contradictoires, qui relèvent de procédures politiques de résolution. Quoi qu’il en soit, la relation entre l’entreprise et ses actionnaires est plus riche que ce qu’énonce le Code civil. Ainsi, l’actionnaire peut soutenir un projet qui accroît à son profit le risque financier de l’entreprise, sans que le droit donne une quelconque voix aux créanciers ou aux salariés, alors que la valeur de leurs créances ou de leur « capital humain » est affectée, sans parler d’autres conséquences environnementales ou sociales. Certaines « externalités », positives ou négatives, ne sont pas prises en compte : en embauchant un salarié, l’entreprise rend un service de formation et de sociabilisation non négligeable, qui ne figure pas forcément en creux dans la fiche de paie ; à l’inverse, en le spécialisant sur une tâche trop spécifique au métier de l’entreprise, elle réduit son employabilité et lui lie les mains.
Les modifications proposées tentent, assez modestement, de faire rentrer ce « quelque chose de plus » sinon dans les objectifs de l’entreprise, du moins dans les contraintes qu’elle se donne.
Résistances
Très vite, les organisations patronales, Afep et Medef, sont montées au créneau, craignant une multiplication des contentieux si le juge devait se saisir de sujets qui, selon elles, relèvent du dirigeant d’entreprise et de sa gestion. Elles ont suggéré de ne pas mettre le texte en dur dans la loi, mais plutôt dans le « code de gouvernance » des entreprises, un ensemble de règles de bonne conduite affichées auprès des actionnaires ou des salariés, et qui met en jeu la réputation de l’entreprise si elle s’en écarte.
Mais la réponse était faible, et risquée. Si la digue « soft law » (du « droit mou » pour ses opposants) cédait et que le changement devait figurer en dur dans la loi, il devenait très imprudent de reprendre quasi-verbatim les termes de la proposition socialiste. D’où le repli sur un double front : un rejet idéologique direct et, en cas d’insuccès auprès des députés, la neutralisation maximale des termes du texte.
L’opposition frontale est notamment articulée dans une note publiée par le think tank Génération libre. Ce n’est pas à l’entreprise, donc in fine à ses dirigeants, de définir le bien commun en matière sociale et environnementale, dit la note. Cette définition relève d’un processus politique qui dépasse l’entreprise et qui est uniquement du ressort de l’État. On reconnaît ici la rhétorique de Milton Friedman, consistant, en bon républicain, à brandir l’État dès qu’un intérêt privé se présente comme serviteur du bien commun, quitte à s’insurger, en bon néolibéral, dès que l’État fait mine de s’avancer. Sur le fond, on en revient à la vision contractualiste, chargeant le contrat, et même le marché, de discipliner l’entreprise, dans le respect des lois en vigueur. Et s’il fallait un nouveau texte, la note de Génération libre propose : « Toute société doit avoir un objet licite et être dirigée conformément à son intérêt propre, dans le respect des règles d’ordre public environnementales et sociales. »
Le respect des règles d’ordre public est la base de la vie en commun dans un État de droit. Pourquoi le rappeler dans un article sur l’entreprise ? L’originalité est dans l’entrée du terme d’« intérêt propre ». Y aurait-il là une ouverture vers l’intérêt général ou vers le rassemblement d’intérêts multiples sous un arbitrage commun ? La note ferme très vite cette porte : « L’intérêt de la société est un intérêt propre, unique, résultant de la conjonction des intérêts des associés par l’acte juridique qui la crée, cristallisant un intérêt propre de la société. » Ce que dit déjà, en plus concis, le Code civil.
Arbitrages
Le gouvernement était pris entre deux feux dans cette affaire, qui le divisait d’ailleurs en son sein, selon que l’on écoutait plutôt Bruno Le Maire ou Nicolas Hulot. Il choisit alors de confier une mission « Entreprise et intérêt général » à deux personnalités incontestées, Nicole Notat, ancienne secrétaire générale de la Cfdt, et Jean-Dominique Senard, président de Michelin et à l’époque candidat pour remplacer Pierre Gattaz à la tête du Medef.
Remis en mars 2018, le rapport Notat-Senard est ambitieux et mérite lecture. Sur cette question, il recommande la modification des articles du Code civil et propose l’ajout suivant à l’article 1833 : « La société doit être gérée dans son intérêt propre, en considérant les enjeux sociaux et environnementaux de son activité. » « Considérer » n’est pas « tenir compte »… Le rapport le justifie ainsi : « Considérer revient à examiner avec une grande attention et, selon le sens, à “faire cas” de quelque chose ou quelqu’un. Il s’agit d’une implication, qui relève d’une obligation de moyens. La société ne peut en effet être comptable de ses activités que dans les régimes de responsabilités déjà prévus par la loi. »
Mais l’atténuation va très loin. Il ne sera jamais commode à un juge de savoir si l’on a bien considéré certains enjeux tiers à la société. Dans toute décision d’importance, quel dirigeant ne cherche pas à considérer le maximum d’éléments qui peuvent en affecter le résultat ? Ce raisonnement l’a pourtant emporté, et le gouvernement a choisi de reprendre cette fraction du texte dans la loi Pacte (pour « la croissance et la transformation des entreprises »). Le commentaire précise qu’il s’agit avant tout d’apporter un élément de réflexion à l’usage des conseils d’administration.
La proposition du rapport Notat-Senard remplace également le terme « intérêt de l’entreprise » par « intérêt propre ». Pour une raison technique d’abord, car le concept d’entreprise n’existe pas en droit commercial et on ne peut pas introduire le mot dans un article du Code civil sans une élaboration, du reste peu commode à formuler. Mais aussi parce que cela permettrait d’évoquer l’entreprise comme une communauté d’intérêts potentiellement contradictoires, c’est-à-dire un lieu politique : une boîte de Pandore qu’il est préférable de ne pas ouvrir.
La loi Pacte retient donc cette formulation, à une modification rhétorique près : elle parle d’intérêt « social » plutôt que « propre ». Un tribunal jugerait peut-être qu’il ne s’agit que d’une répétition de « l’intérêt commun des associés » puisque la société est celle qu’ils ont créée[2]. Mais le pléonasme joue sur le mot de « social », dans lequel les gens ordinaires verront quelque chose qui appartient à la société civile dans son ensemble, au-delà des seuls actionnaires.
Pour finir, ce qui était peu de choses devient moins de choses encore.
La raison d’être
de l’entreprise
Suivant une autre recommandation du rapport Notat-Senard, la loi Pacte introduit une autre modification, à l’article 1835 : « Les statuts peuvent préciser la raison d’être dont la société entend se doter dans la réalisation de son activité. » Très tourné vers une implication accrue du conseil d’administration dans la marche de l’entreprise, le rapport suggérait que la raison d’être soit arrêtée dans un texte rédigé par celui-ci. Elle différait donc de l’objet social figurant dans les statuts, avec une question non résolue sur la hiérarchie respective des deux textes. Le projet de loi Pacte remet la formulation au sein des statuts, donc à la main des actionnaires.
Le projet de loi incite l’entreprise à mettre
dans des mots ce qu’elle entend faire.
Beaucoup d’entreprises ont compris de longue date l’importance d’afficher un but, une mission, un purpose, en premier lieu pour attirer des salariés à la recherche d’un sens ou d’un intérêt accru à leur travail (et ainsi parfois à coût moindre). Il s’agit aussi de faire mieux connaître les « bonnes et belles choses » qu’elle fait, par un travail de communication intelligent. Le projet de loi incite l’entreprise à mettre dans des mots ce qu’elle entend faire : espérons que l’exercice ne sera pas laissé aux départements du marketing, adeptes des formules élégantes à vocation publicitaire, du type « la mobilité à portée de tous » pour une entreprise de pneumatiques… La rédaction d’une raison d’être doit être un exercice performatif, obligeant à mettre des moyens en regard des fins, et à en évaluer les coûts, en politique de personnel, d’investissement, de réorientation commerciale, etc. Comme tout bon article de droit, elle devrait comprendre un volet négatif, incorporant en dur les contraintes que se donne la société et les limites à ne pas franchir. La force d’engagement en serait accrue et justifierait alors son inscription dans les statuts. Feraient alors leur apparition sur les marchés des « entreprises à mission », sans qu’on ait besoin de créer une catégorie juridique particulière. Reste à savoir comment cette mesure sera accueillie par les actionnaires. Mais c’est peut-être la seule véritable innovation de la loi Pacte sur la question de l’objet social de l’entreprise.
[1] - Dont l’auteur de ces lignes, qui n’engage toute-fois nullement les groupes de travail des -Bernardins dans ce qui suit.
[2] - Les juristes font valoir que les deux termes ne sont pas équivalents. Par exemple, le juge remontera à la société mère, dans le cadre des relations mère-filles ; ou bien, en matière d’abus de biens sociaux, il pourra incriminer les dirigeants même en cas de consentement de tous les associés.