
Les réticences contemporaines vis-à-vis de la vaccination
Comment comprendre le scepticisme de plus en plus profond à l’égard de la vaccination ? Il ne tient pas tout entier à la recrudescence de l’irrationnel, mais aussi à la promotion par les autorités de santé publique d’une forme de « solidarité choisie » par des individus responsables de leur propre santé.
Longtemps cantonnées en France au public peu nombreux des « ligues anti-vaccinalistes1 », les réticences plus ou moins marquées vis-à-vis de la vaccination semblent aujourd’hui gagner un public plus large, à mesure que la rougeole gagne aussi du terrain. Alors que les affaires du sang contaminé ou de l’hormone de croissance avaient déjà ébranlé la confiance dans l’administration publique de la santé, l’épisode de grippe A (H1N1), qui aura préoccupé le monde entier d’avril 2009 à août 2010, a mis en évidence un scepticisme de plus en plus profond vis-à-vis de la vaccination2. L’adhésion de la population française à l’acte vaccinal, qui semblait indiscutable, n’était peut-être qu’un mythe. Ce sont les raisons de cette extension des réticences vis-à-vis de la vaccination que nous voudrions identifier, en sachant qu’elles sont propres à d’autres pays développés3, et en testant l’hypothèse selon laquelle elles s’expliquent largement par cette même culture de l’individualisme, qui veut faire de nous des « acteurs responsables de notre santé », et que la prévention cherche justement à développer.
Qu’est-ce qu’un vaccin ?
Un vaccin est un médicament, le plus souvent à visée préventive4, qui s’adresse à des personnes saines afin de leur conférer une immunité active, temporaire ou définitive, contre une maladie infectieuse5. S’adressant à de vastes populations, la vaccination est une des pratiques de santé publique parmi les plus connues et parmi les plus efficaces avec l’accès à l’eau potable. L’idée du vaccin repose sur un constat ancien : celui de l’existence de maladies immunisantes. Cela signifie qu’il existe des maladies qu’on n’attrape pas deux fois, si on y a survécu la première fois. C’est notamment le cas de la rougeole, de la varicelle, de la rubéole et bien sûr de la variole avec laquelle commence l’histoire de la vaccination. Ainsi, en administrant à un sujet sain la forme atténuée de l’agent responsable de cette maladie, donc en mimant une infection naturelle, on le protège contre la forme virulente de cette même maladie car le vaccin aura appris à notre système immunitaire6 à s’en défendre. Même si la vaccination plonge ses racines loin dans le temps par le biais des pratiques de variolisation7, il n’en reste pas moins que, sous sa forme moderne8, il s’agit d’une pratique qu’Edward Jenner découvre de manière empirique à la fin du xviiie siècle. En effet, Edward Jenner s’était rendu compte que les paysannes qui trayaient les vaches atteintes de cow pox, appelée encore vaccine, avec des mains égratignées9, étaient protégées contre la variole humaine. Il découvre que la vaccine donne aux êtres humains une maladie souvent bénigne, la picotte, mais les immunise également contre la variole. Le mot vaccin, renvoyant à la vache, vacca en latin, rappelle cette histoire. Plus près de nous dans le temps, Louis Pasteur forge le mot « vaccination », en hommage à Edward Jenner. Louis Pasteur désigne ainsi tout processus d’atténuation puis d’administration d’un agent pathogène afin de le rendre immunisant. Au cours des xixe et xxe siècles, les découvertes scientifiques montreront l’extension de la vaccination au-delà du domaine des maladies immunisantes. Ainsi en est-il par exemple du vaccin antitétanique.
Les têtes couronnées, avec lesquelles Edward Jenner entretenait une correspondance10, comprirent vite tout l’intérêt politique et démographique, donc biopolitique, de cette découverte majeure au point d’imposer à leur population un régime d’obligation vaccinale antivariolique, qui, nous y reviendrons, n’ira pas sans soulever quelques oppositions, notamment au Royaume-Uni. En effet, la particularité de la contestation de la vaccination est d’être aussi ancienne que la vaccination elle-même. Nous allons voir pourquoi.
Pourquoi se vacciner ?
On se vaccine pour se protéger contre un mal infectieux qui peut être grave, voire mortel, et/ou contre lequel n’existe pas forcément de stratégie curative. On se vaccine pour se protéger soi-même, c’est le cas de la vaccination antitétanique. Comme il n’y a pas de transmission interhumaine du tétanos, le vaccin antitétanique est donc qualifié d’égoïste. On se vaccine également pour se protéger, mais aussi pour protéger les autres, contre un mal infectieux transmissible qui peut être grave, voire mortel, et/ou contre lequel n’existe pas forcément de stratégie curative. On parle dans ce cas de vaccins altruistes, puisque le vacciné est protégé, mais il protège également ceux avec lesquels il est en contact11, auxquels il ne transmet pas le mal contre lequel il est vacciné. C’est le cas des vaccins contre des infections virales telles que la variole, éradiquée en 1980 grâce à la vaccination12, la rougeole, les oreillons, la rubéole, la varicelle, la grippe, ou l’hépatite B. La notion de couverture vaccinale, soit dans une population le rapport vaccinés/non-vaccinés, est alors essentielle. En fonction de la densité de la population, de sa mobilité et du taux de reproduction de la maladie concernée, pour être optimale et protéger au mieux la population, cette couverture vaccinale doit être plus ou moins élevée. Ainsi la rougeole, maladie considérée à tort comme bénigne, alors qu’elle est potentiellement mortelle, et que n’existent contre elle que des traitements symptomatiques, est la plus contagieuse des maladies contagieuses car une personne atteinte peut en contaminer jusqu’à vingt. L’efficacité populationnelle du vaccin contre la rougeole nécessite une couverture vaccinale de 95 % minimum.
Les réticences et résistances vis-à-vis de la vaccination
Alors même que la conjonction hygiène, eau potable et vaccination aura prouvé son efficacité contre les épidémies infectieuses, les réticences, voire les résistances vis-à-vis de la vaccination auront été plus ou moins vives depuis l’introduction de cette pratique de santé publique. Au Royaume-Uni, l’Anti Vaccine Society est active depuis le début du xixe siècle. Prêchant une soumission à l’ordre naturel, l’anti-vaccinalisme mobilise très tôt trois types d’arguments. L’un se veut biologique en prétendant qu’en utilisant le pus de bovins atteints de vaccine, pour protéger les hommes contre la variole, on finira par animaliser ces derniers13. Plus largement, il s’agit donc de la condamnation de la vaccination au motif qu’elle est contre-nature. Une variante de cet argument veut qu’il est préférable de « faire la maladie », plutôt que de se vacciner contre elle, au motif que cela renforcerait naturellement notre système immunitaire14. Il arrive ainsi que des familles aux États-Unis ou au Royaume-Uni organisent des « fêtes du virus15 » où des enfants non vaccinés sont mis volontairement au contact d’enfants atteints de grippe, varicelle, rubéole, rougeole16… Un autre se veut politique en déclarant l’obligation vaccinale, qui se passe du consentement de ceux qu’elle touche, contraire à la disposition souveraine de soi17. En effet, alors que mettre à l’écart un malade contagieux pour protéger les autres serait licite, protéger quelqu’un malgré lui contre une maladie qu’il pourrait attraper et disséminer ne serait pas licite. Cet argument, qui veut mettre en évidence le caractère disproportionné de la contrainte vaccinale, peut se voir comme une transposition de la mise en garde devant le potentiel liberticide des dispositifs préventifs qui se formule ainsi :
Il est beaucoup plus aisé d’abuser de la fonction préventive du gouvernement au détriment de la liberté que d’abuser de sa fonction punitive ; car il n’est guère d’aspect de la liberté d’action légitime d’un être humain dont on ne puisse pas dire, et cela honnêtement, qu’il favorise davantage une forme ou une autre de délinquance18.
Ces arguments prospèrent d’autant plus que la vaccination s’adresse à des personnes en bonne santé pour les prémunir d’une maladie qu’ils risquent d’attraper, mais qu’ils n’attraperont peut-être jamais. D’autre part, étant vaccinés, nous avons peut-être été au contact de l’agent infectieux contre lequel le vaccin nous a protégés, mais nous ne l’avons pas su ! Par conséquent, même si au niveau populationnel, l’efficacité de la vaccination est incontestable, son mode opératoire fait que nous ne percevons pas son bénéfice et ce d’autant moins que le risque contre lequel le vaccin nous protège, n’est pas vu non plus19. Enfin, dans les pays développés, nous avons perdu le souvenir des grandes épidémies infectieuses20. Ainsi, la paradoxale invisibilité des bénéfices vaccinaux, ajoutée à la perte de ce souvenir font que les effets indésirables dus ou attribués aux vaccins sont désormais surexposés. On peut donc dire que l’argumentaire anti-vaccinal, ou, à tout le moins, « vaccino-sceptique », prospère d’autant plus que la vaccination est victime de son succès, en ce que, dans certaines aires géographiques, grâce à la vaccination de masse, certaines maladies infectieuses sont désormais invisibles21.
Le vaccin contre l’hépatite B, la sclérose en plaques, les adjuvants aluminiques et le droit
L’hépatite B est une maladie virale du foie22. Sous sa forme aiguë, elle peut être asymptomatique dans 70 % des cas, et 90 % des adultes touchés éliminent le virus d’eux-mêmes. La gravité de l’hépatite B aiguë est dominée toutefois par le risque d’hépatite fulminante, avec une prévalence de 1 %. L’hépatite B se traduit par une inflammation du foie et elle peut évoluer, chez les porteurs chroniques du virus, en cirrhose ou en cancer du foie. L’hépatite B se transmet d’être humain à être humain par les liquides infectés, qu’il s’agisse du sperme, des sécrétions vaginales, du sang ou de la salive. À l’heure actuelle, il n’existe aucun moyen de guérir les malades touchés par l’hépatite B. C’est la stratégie préventive qui doit être mise en œuvre contre l’hépatite B chronique.
Dans la logique de cette démarche, le Conseil supérieur d’hygiène publique de France recommande en 1993 la vaccination des nourrissons et des adolescents, mais, la même année, l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé enregistre les premières notifications de scléroses en plaques après vaccination contre l’hépatite B. Le 1er octobre 1998, suite, notamment, à une plainte de la Lnplv, le ministre de la Santé de l’époque, Bernard Kouchner, annonce lors d’une conférence de presse la suspension de la vaccination dans les collèges et limite celle des adultes. L’étude de pharmacovigilance rendue publique le 6 mars 2000, où on estime à plus de 20 millions, voire à 27 millions, le nombre de personnes vaccinées contre l’hépatite B en France, retient 636 cas d’affections démyélinisantes centrales23 depuis la date de commercialisation des vaccins contre l’hépatite B (1984) jusqu’au 31 décembre 199924.
Ni l’étude de pharmacovigilance ni aucune étude postérieure n’ont permis de conclure à un lien causal entre la vaccination contre l’hépatite B et la survenue d’atteintes démyélinisantes ou de maladies auto-immunes. En effet, une concomitance temporelle entre les troubles observés et la vaccination contre l’hépatite B ne permet pas de conclure à une relation de cause à effet. Mais, si on ne peut pas prouver la responsabilité du vaccin contre l’hépatite B dans les cas de sclérose en plaques survenus après vaccination, on ne peut pas non plus prouver qu’il n’y a absolument aucun lien causal entre le vaccin contre l’hépatite B et les cas de sclérose en plaques survenus après son administration25. En France, c’est cette absence de « preuve négative26 » qui permettra au Conseil d’État d’affirmer que « par détermination du droit27 », la concomitance temporelle peut valoir présomption de causalité, ce qui doit profiter au plaignant. Ainsi, selon la doctrine du Conseil d’État28, dès lors que la maladie s’est déclenchée dans un « bref délai » (trois mois au plus) après la vaccination, et dès lors également que le plaignant était en bonne santé, sans aucun antécédent, ni personnel, ni familial, de maladie du système nerveux avant vaccination, dès lors enfin qu’aucune autre cause explicative ne peut être avancée, alors, celui-ci est fondé à obtenir indemnisation29.
Le doute ici doit profiter au plaignant et ne saurait exonérer le laboratoire fabricant le vaccin. C’est pourquoi Sophie Gromb et M.G. Kirman concluent ainsi leur analyse :
Quoi qu’il en soit et à court terme, il faudra développer un luxe d’informations et d’explications pour faire comprendre à la population que l’on peut dans le même temps estimer en le condamnant que le fabricant d’un vaccin est responsable d’une maladie, et conseiller à la même population une prescription vaccinale30.
Cette remarque est d’autant plus importante à l’heure où les autorités de santé publique, qui jouent aussi bien sur les mécanismes populationnels que sur l’individualisme contemporain, veulent faire de chacun d’entre nous des acteurs informés et « responsables » de leur propre santé. Dans ces conditions, on ne saurait s’étonner que la vaccination contre l’hépatite B a constitué « un catalyseur important qui a changé l’image des vaccins31 » en France.
Depuis déjà plusieurs décennies, l’industrie pharmaceutique utilise des adjuvants dans la production de différents vaccins. L’adjuvation d’un vaccin a pour but l’amélioration de la réponse immunitaire du vacciné, sans avoir à augmenter la quantité de substance active, l’antigène, qu’il reçoit. En procédant ainsi, il est alors possible de vacciner les personnes immunodéprimées à moindre risque, comme il également possible de diminuer le nombre d’injections pour une même réponse immunitaire. Sur un autre plan, en réduisant ainsi la dose d’antigène contenue dans le vaccin, l’industrie peut également augmenter sa production de doses à moindre coût et répondre également aux crises épidémiques plus rapidement. Ces données permettent de comprendre que l’adjuvation des vaccins satisfait les acteurs publics et privés, mais aussi que des vaccins non adjuvés doivent contenir plus d’antigène, ou être répétés, pour être aussi efficaces. Toutefois, sans qu’aucun lien de causalité ne soit scientifiquement établi, on impute aux adjuvants, notamment l’hydroxyde d’aluminium, toute une série de manifestations rares, comme la myofasciite à macrophages, survenues plus ou moins longtemps après une vaccination. Dans ce cas également, le raisonnement juridique sur la causalité va s’écarter du raisonnement scientifique. Ainsi, le Conseil d’État, dans un arrêt rendu le 21 novembre 201232, considérera que « doit être regardé comme établi » le lien de causalité entre la présence d’un adjuvant aluminique33 dans un vaccin et le syndrome de myofasciite à macrophages dès lors qu’en l’état actuel des connaissances scientifiques, la probabilité de ce lien ne peut être ni exclue, ni estimée comme très faible.
Grippe A (H1N1) et individualisme
L’épidémie de grippe A (H1N1) commence au Mexique en avril 2009. La souche qui en est responsable est cousine de celle impliquée dans la grippe espagnole à laquelle ont été imputés environ 50 millions de décès au niveau mondial entre 1918 et 1919. Par ailleurs, cette épidémie de grippe A (H1N1) est concomitante de l’épidémie de grippe aviaire H5N1. Cette grippe, dont la transmission de l’oiseau à l’homme et d’homme à homme est très difficile, a cependant la particularité de posséder un taux de létalité34 exceptionnellement élevé, proche des 60 % pour les cas humains confirmés de grippe aviaire à virus H5N1. De plus, au plan scientifique, une des particularités de l’épidémie de grippe A (H1N1) a été de mettre en déroute les modèles mathématiques habituels qui permettent d’anticiper la diffusion des épidémies parmi la population humaine.
Le rappel de ces éléments de contexte épidémiologique explique l’ampleur des mesures prises en France pour prévenir et combattre cette épidémie. En effet, 94 millions de doses de vaccin ont été achetées, mais, par ailleurs, c’est aux individus qu’il appartenait au final de prendre ou non la décision de se faire vacciner. Nous avons ainsi le cas d’une action de santé publique jouant à la fois sur le registre de la protection générale et sur celui de l’individualisme. Ce double attachement à la santé de chacun comme à la liberté de chacun a vu également la mise en œuvre d’un principe de « solidarité individuelle35 », où c’est l’individu qui décide de qui il doit ou peut être solidaire. Cela est illustré notamment par les propos de la ministre de la Santé de l’époque, Roselyne Bachelot, qui se fait vacciner, certes pour montrer l’exemple, mais aussi pour ne pas exposer son petit-fils de 7 ans, et aussi pour protéger ses collaborateurs36. De même, au cours de la même émission, François Ewald déclare qu’il se fera vacciner, moins pour lui-même que pour contribuer à protéger sa mère âgée de 95 ans. Ainsi, sensible à l’esprit de la loi du 4 mars 2002, qui subordonne tout acte de soin au consentement de celui auquel cet acte s’applique, l’individu moderne serait peu réceptif à un principe général de solidarité pour lui préférer une solidarité choisie et incarnée.
*
Il serait donc erroné d’imputer entièrement les réticences contemporaines vis-à-vis de la vaccination à une recrudescence de l’irrationnel, même si l’internet donne une nouvelle audience aux complotismes. On peut confirmer l’hypothèse selon laquelle ces réticences sont principalement dues à l’individualisme. En effet, en premier lieu, les individus, aujourd’hui plus instruits, sont aussi plus informés. On leur demande de choisir la prévention qui convient, d’être les acteurs de leur santé37, mais sur la base d’une information large et contradictoire qui peut bloquer le processus personnel de décision. Se faire vacciner contre un mal épidémique qui n’a pas produit les dégâts humains annoncés, ce qui a été le cas de la grippe A (H1N1), invite à reconsidérer autrement le risque vaccinal. D’autre part, les individus plus instruits et plus informés que nous sommes devenus sont également plus sensibles aux risques faibles et/ou émergents38 et ce d’autant plus que le droit n’a pas hésité, sur le fondement de la protection des victimes, à établir un lien de causalité là où la science ne permet ni d’en établir un avec certitude, ni de l’écarter absolument. Cette sensibilité s’accroît avec ceci que nombre d’individus aujourd’hui se vivent, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, comme des victimes potentielles. Elle s’accroît aussi avec ceci que la question des « preuves négatives », évoquée plus haut, fait écho au principe de précaution.
En deuxième lieu, ces individus semblent beaucoup moins sensibles à l’idée d’une solidarité générale et anonyme face au péril infectieux. Inconscient de ce à quoi il doit son confort, l’individu contemporain semble à la fois peu sensible au bénéfice populationnel de la vaccination, tout en étant soucieux de ses droits, comme de la limite de l’extension de ses obligations. Cela est notamment sensible en France qui superpose un régime d’obligations vaccinales et un régime de vaccinations recommandées. Ainsi, même si au contraire de ce qu’affirme le professeur Joyeux, rien ne permet d’affirmer que la récente « pénurie39 » de vaccins DT polio ait été sciemment organisée par les laboratoires pour vendre à tout prix un hexavalent40, contenant, outre le DT polio, seul obligatoire en métropole, les vaccins contre la coqueluche, l’hépatite B et l’haemophilus influenza B, il n’est pas non plus opportun de laisser penser, surtout dans un climat de recrudescence de la méfiance vis-à-vis du geste vaccinal, qu’on veuille imposer aux individus plus que ce que la loi leur impose déjà. Il est donc tout aussi malhonnête de soupçonner Big Pharma de fomenter des complots, que de voir systématiquement un obscurantiste sectaire en tout individu exprimant des réticences, ou des critiques vis-à-vis du geste vaccinal.
Enfin, en troisième lieu, l’individu contemporain semble admettre beaucoup moins facilement l’idée d’une relation dissymétrique entre les experts et lui-même, sauf, peut-être, si cet expert est capable d’avancer, de manière accessible, les preuves qui fondent son expertise. Or, le problème de l’information médicale réside dans la part d’incertitude qu’elle contient de manière irréductible. En effet, comme le dit Patrick Zylberman :
Je pense que l’on a fait une erreur d’appréciation sur l’adhésion profonde de la population à la vaccination. Celle-ci est fluctuante. Le mouvement de méfiance ne correspond pas à une bouffée soudaine d’irrationnel, mais plutôt à une exigence de rationalité déçue. Les gens veulent des explications claires, des certitudes. Or la science offre rarement des réponses définitives, elle ne peut donner que des conclusions conditionnelles41.
La vérité médicale, à laquelle on voudrait accéder, est mobile car le vivant est plastique. Cet épisode, qui interroge également le bien fondé des stratégies préventives, est aussi un révélateur de l’évolution moderne de la relation entre médecin et patient. Anne-Marie Moulin l’exprime en effet ainsi :
Le contrat entre médecin et patient, assimilable à un contrat de droit privé, tend à concurrencer le contrat social implicite entre l’état souverain et le citoyen où le risque individuel s’effaçait derrière le bénéfice collectif42.
L’individualisme, que la stratégie préventive sollicite, peut donc se retourner contre elle. Les réticences contemporaines vis-à-vis de la vaccination témoignent ainsi, qu’en santé publique également, il n’est pas facile de concilier sécurité et liberté. Cette question va prendre un tour particulier parce que nous sommes peut-être, comme le suggère Claude Le Pen43, à la veille d’une nouvelle révolution vaccinale qui verra se multiplier les vaccins contre des affections tropicales, qui toucheront le Nord à la faveur du changement climatique44, mais aussi les vaccins contre les virus responsables de cancers. Cette extension prévisible du domaine de la prévention vaccinale, qui est également en phase avec une réorientation des dépenses de santé, explique que même si le marché des vaccins représente une faible part du chiffre d’affaires de l’industrie pharmaceutique, il est en pleine croissance et mobilise de gros investissements. Les industriels du secteur y attachent d’autant plus d’importance, qu’à la différence de nombreuses spécialités, les vaccins, pour toute une série de raisons techniques, ne sont pas « généricables45 ». De manière plus hypothétique, nous connaîtrons peut-être à l’avenir des vaccins anti-addictions46 par lesquels les individus se protégeront contre eux-mêmes, ou seraient invités à le faire. L’individu « responsable de sa santé » que la prévention, en phase avec l’individualisme contemporain, appelle de ses vœux continuera alors à faire parler de lui, surtout si on prétend le « responsabiliser » en le protégeant contre lui-même, donc en le privant d’une part de sa liberté.
- *.
Philosophe, il enseigne à l’Espé de Bourgogne et à l’Ifsi de Nevers. Il est l’auteur de Santé publique et libertés individuelles. L’exemple des conduites par lesquelles on peut se nuire à soi-même, Paris, Lgdj, 2013.
- 1.
En France, il s’agit principalement de la Ligue nationale pour la liberté des vaccinations, héritière de la Ligue universelle des anti-vaccinateurs, et de l’Association liberté information santé, fruit d’une scission à l’intérieur de la Lnlpv. Alors que l’Alis milite davantage en faveur d’un refus vaccinal, la Lnlpv insiste sur la liberté vaccinale. Ce positionnement moins radical, au moins en apparence, lui permet aussi de s’identifier comme lanceur d’alerte. C’est sans doute ce qui lui a valu d’être auditionné par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et techniques, en mai 2014, sur la question des adjuvants vaccinaux. Néanmoins, comme l’Alis, la Lnlpv est un réseau permettant, entre autres, l’accès à des médecins acceptant de produire un certificat de contre-indication à la vaccination sans fondement médical (http://www.huffingtonpost.fr/2014/10/19/danger-vaccins-qui-sont-les-parents-contre-vaccination-obligatoire-france_n_6001792.html).
- 2.
Patrick Peretti-Watel et al., “Dramatic Change in Public Attitudes Towards Vaccination During the 2009 Influenza A(H1N1) Pandemic in France”, Eurosurveillance. Bulletin européen sur les maladies transmissibles, octobre 2013.
- 3.
La question de l’obligation vaccinale, notamment contre la rougeole, a été relancée au premier semestre 2015 en Allemagne comme en Californie. En Australie, depuis le 1er janvier 2016, la mesure dite No Jab No Pay, soit « Pas de piqûre, pas d’allocs », conditionne le versement des allocations familiales à certaines vaccinations des enfants. Elle prévoit que les seuls motifs d’exemption vaccinale permettant le maintien des allocations familiales sont la contre-indication médicale ou une immunité déjà acquise pour certaines maladies. Voir No Jab No Pay sur www.immunise.health.gov.au
- 4.
Nous ne parlerons pas dans cet article des vaccins à visée thérapeutique.
- 5.
Voir Charles Sournia (sous la dir. de), Dictionnaire français de santé publique, Paris, Éditions de Santé, 1991.
- 6.
Il est inconnu au moment de la découverte de la vaccination.
- 7.
A partir de 1721, sous l’influence de Lady Mary Wortley Montagu, la variolisation ou inoculation de la variole, pratique prophylactique venue d’Orient, est adoptée par une partie de la société anglaise.
- 8.
La vaccination suppose l’utilisation d’un agent pathogène beaucoup plus atténué que celui mis en œuvre dans la variolisation. Celle-là se révélera donc plus sûre que celle-ci.
- 9.
Ce qui permettait l’importation de pus du cow pox.
- 10.
Voir Anne-Marie Moulin (sous la dir. de), l’Aventure de la vaccination, Paris, Fayard, 1996 ; Professeur Hervé Bazin, Ce bon docteur Jenner, Paris, Éditions Josette Lyon, 1997.
- 11.
Qui pour des raisons d’immunodépression ou d’immunosuppression ou de grossesse pourraient ne pas recevoir certains vaccins.
- 12.
Pour qu’une maladie puisse être éradiquée par la vaccination, il faut deux conditions : une couverture vaccinale suffisamment importante pour rendre impossible la circulation de la maladie et il est également nécessaire qu’il s’agisse d’une maladie dont l’homme est le seul réservoir viral. La rougeole et la polio sont éradicables. La grippe ne l’est pas car les oiseaux, entre autres, sont porteurs de nombreux virus grippaux.
- 13.
Voir James Gillray, “The Cow Pock or The Wonderful Effects of the New Inoculation !”, affiche pour le compte de l’Anti-Vaccine Society, juin 1802. Elle est reproduite notamment par Chris Collins dans son article “Smallpox and the Antivaccinationists”, The Biomedical Scientist, mai 2009.
- 14.
Il est vrai que les maladies infantiles renforcent le système immunitaire des enfants, à condition qu’ils y survivent !
- 15.
On parle ainsi de virus party, flu party, pox party…
- 16.
Dangereuses pour les enfants fragiles et non vaccinés, ces « parties » sont également idéales pour la formation de foyers épidémiques.
- 17.
Cet argument connaît une variante économique affirmant que la contrainte vaccinale ne sert que les profits des laboratoires. On glisse ainsi vers le complotisme.
- 18.
John Stuart Mill, De la liberté, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1999, p. 211.
- 19.
Sur la balance bénéfice/risque du vaccin comparée à celle du traitement curatif, voir cette présentation du professeur Frédéric Huet : http://www.printemps-medical-bourgogne.fr/archives-1/programme-2012/2012-benefice-risque-de-la-vaccination
- 20.
De même, nous ignorons le plus souvent qu’une épidémie de grippe saisonnière « standard » cause de 1 500 à 2 000 morts par an en France. Par contre, le nombre de décès dus à l’épidémie de grippe saisonnière de l’hiver 2014-2015 est d’environ 10 000.
- 21.
Depuis 2002, l’Europe n’enregistre plus de cas de polio autochtone. Par contre, avec la destruction de son réseau de distribution d’eau potable et l’impossibilité de pratiquer une prévention vaccinale à cause de la guerre, la Syrie subit une augmentation considérable des cas de polio.
- 22.
Pour la définition et l’histoire naturelle de l’hépatite B chronique, nous suivons ici Stanislas Pol, « Hépatites », dans François Bourdillon, Gilles Brücker et Didier Tabuteau (sous la dir. de), Traité de santé publique, Paris, Flammarion, 2004, p. 275-281.
- 23.
La sclérose en plaques en est une. La myéline est une membrane grasse essentielle qui isole chaque nerf du cerveau et de la moelle épinière comme une gaine plastifiée entoure un fil électrique. C’est cette enveloppe protectrice qui assure la conduite normale des messages nerveux d’une partie du corps à une autre.
- 24.
Que des affections démyélinisantes soient consécutives à l’acte vaccinal ne prouve pas que celui-ci est la cause de celles-là.
- 25.
Rapport Brodin (www.inserm.fr).
- 26.
Dont l’établissement pose un problème redoutable : celui de prouver que quelque chose n’existe pas.
- 27.
Voir Roger Mislawski, « Vaccin contre l’hépatite B et sclérose en plaques : retour sur la causalité », Médecine et droit, mai-juin 2010, no 102, p. 109.
- 28.
Voir Hervé Arbousset, « Vaccination contre l’hépatite B et maladies du système nerveux central : le point de vue du conseil d’État », Journal des accidents et des catastrophes, no 75, novembre 2007.
- 29.
Pour le jugement initial au fondement de cette doctrine, Tribunal administratif de Marseille, 3e chambre, 22 novembre 2002 (basedaj.aphp.fr).
- 30.
Sophie Gromb et M.G. Kirman, « Vaccination contre l’hépatite B et sclérose en plaques », Médecine et droit, no 51, 2001, p. 24.
- 31.
Le Risque épidémique, tome I, deuxième partie, chapitre ii, du rapport no 332 (2004-2005) de M. Jean-Pierre Door, député et Mme Marie-Christine Blandin, sénatrice, fait au nom de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, déposé le 10 mai 2005 (www.senat.fr).
- 32.
No 344561, 3e et 8e sous-sections réunies (www.legifrance.gouv.fr).
- 33.
Il s’agit de l’hydroxyde d’aluminium.
- 34.
Il s’agit du nombre de morts dus à une maladie rapporté au nombre de cas de cette même maladie.
- 35.
Selon une expression de François Ewald lors de l’émission Du grain à moudre diffusée sur France Culture le 10 novembre 2009. Intitulée « Vaccination : faut-il protéger les populations contre leur gré ? » cette émission portait sur le désintérêt, voire la méfiance, des Français vis-à-vis de la campagne de vaccination contre le virus de la grippe A (H1N1).
- 36.
Voir Le Point du 12 novembre 2009.
- 37.
Ce qui suppose d’être attentif au rapport bénéfice/risque.
- 38.
Cette sensibilité s’accompagne parfois d’une cécité vis-à-vis de risques plus importants objectivement.
- 39.
Les guillemets s’imposent d’autant plus que le kit DTVax + Imovax polio est disponible gratuitement sur demande auprès de Sanofi Pasteur MSD (www.mesvaccins.net). C’est peut-être la relative complexité de la démarche à effectuer, décrite sur cette page Web, qui a conduit à parler de pénurie.
- 40.
Relativement coûteux, les vaccins polyvalents ont été produits pour faciliter le respect du calendrier vaccinal des enfants, en limitant le nombre d’injections.
- 41.
Cité par Catherine Robin, « Ils disent non aux vaccins », Elle, no 3339, 23 décembre 2009, p. 150.
- 42.
Anne-Marie Moulin, « Les particularités françaises de l’histoire de la vaccination. La fin d’une exception ? », Revue d’épidémiologie et de santé publique, vol. 54, hors-série no 1, 2006, p. 82.
- 43.
http://www.chairesante.dauphine.fr/fileadmin/mediatheque/chaires/chaire_sante/pdf/diapolepen.pdf
- 44.
C’est cette prise de conscience d’un univers viral en perpétuelle circulation et en perpétuelle mutation, qui, en nous rappelant à la vigilance dans notre rapport à l’environnement, doit nous rendre attentifs au concept de « santé globale ».
- 45.
Voir « Les vaccins, nouvel eldorado des laboratoires pharmaceutiques » (sante.lefigaro.fr).
- 46.
Voir Thomas R. Kosten, “Future of Anti-Addiction Vaccines”, Studies in Health Technology and Informatics, vol. 118, 2005, p. 177-185.