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Photo : sebastiaan stam via Unsplash
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La radicalisation qui vient

La multiplication des groupes d’extrême droite, dans l’espace public comme sur Internet, offre l’exemple d’une autre radicalisation, moins visible que le djihadisme. Au courant nationaliste, raciste et islamophobe, très présent dans certains médias et fédéré sous la bannière d’Éric Zemmour s’ajoute un second, plutôt catholique, royaliste et antisémite, davantage présent sur Internet et rallié à Alain Soral.

Des groupes d’extrême droite font à nouveau surface dans les espaces périurbains à travers des opérations commandos qui vandalisent des mosquées ou des foyers de travailleurs immigrés. Ils se révèlent, dans l’espace public, à travers des attaques de femmes voilées ou des insultes envers des personnes musulmanes ou identifiées comme telles et, sur Internet, par une parole « libérée » contre les étrangers, les migrants et les musulmans. Cette autre radicalisation, pour le moment moins visible que le djihadisme, n’en constitue pas moins une menace pour la société.

Deux courants

On peut distinguer deux tendances. Un premier courant est représenté par l’extrême droite identitaire, nationaliste, raciste et « islamophobe », très présente dans les médias. Elle se préoccupe de la présence de l’islam en France et des « désordres civils » attribués aux jeunes dits « de banlieue ». Elle est obnubilée par l’idée du « grand remplacement », relayée par les journaux Causeur ou Valeurs actuelles et des chroniqueurs sur les chaînes d’information en continu comme LCI, BFM-TV ou encore CNews. Sa figure de proue est Éric Zemmour, qui s’est présenté aux dernières élections présidentielles avec un succès relatif. Ce courant recoupe les discours du Rassemblement national dans des alliances de circonstance avec des sites comme Fdesouche ou Riposte laïque. On y trouve des mouvements plus radicaux comme Génération identitaire.

Le second courant se situe sur un axe patriotique et assimilationniste avec une dimension catholique, royaliste, légitimiste et surtout antisémite. Nettement moins visible dans les médias, il est très présent sur Internet. Le site Égalité et Réconciliation d’Alain Soral est sans aucun doute le porte-étendard de ce milieu. Ce courant « rouge-brun », patriotique et socialiste, dont le slogan est « droite des valeurs et gauche du travail », accuse une supposée « élite juive » d’être responsable de tous les maux de la France. Il semble acquérir une influence croissante chez les étudiants, les jeunes des classes moyennes en voie de déclassement ou des jeunes diplômés des « quartiers » qui peinent à s’insérer socialement. Il permet à certains jeunes confrontés à la précarité et aux discriminations de retrouver une sorte de dignité dans des rapports sociaux.

Les identitaires traitent les soraliens de judéophobes, de conspirationnistes et de « baboucholâtres », tandis que les soraliens traitent les identitaires de racistes primaires, de lâches à la solde des sionistes ou d’idiots utiles manipulés par les élites financières.

Un creuset social

Depuis le milieu des années 1990, l’accroissement des inégalités provoque un sentiment d’injustice. Les discriminations et les inégalités sociales peuvent conduire à la radicalisation, voire, pour une infime minorité de personnes, à la violence politique. Quel que soit leur parcours, un sentiment de révolte contre l’humiliation distingue les jeunes des quartiers populaires « issus de l’immigration » : ils s’estiment trahis par les promesses républicaines de justice, exclus du marché du travail et stigmatisés par l’opinion publique et les médias. Le discours « antisystème » et antisémite de Soral permet à certains d’entre eux de donner un sens politique à leur vécu quotidien, désormais appréhendé comme une résistance face à une société corrompue, injuste et contrôlée par une élite malveillante. De plus, l’ethos viril de ceux qui ont été socialisés « dans la rue1 » explique l’intérêt pour Alain Soral ou Dieudonné. Ces derniers jouent en effet sur le registre de la virilité, avec des paroles directes et des arguments péremptoires, sans nuance ni complexité.

La réinvention des valeurs traditionnelles et de virilité est recherchée par une certaine jeunesse des quartiers populaires urbains, voire celle des classes moyennes en déclin.

La majorité des personnes auprès desquelles nous avons enquêté se réclament de la religion musulmane et sont originaires de familles maghrébines rurales « traditionnelles », ce qui les rend sensibles aux questions relatives à l’islamophobie, au racisme, au conflit israélo-palestinien, à l’antisionisme, au respect de la famille et des coutumes, à une considération certaine pour la croyance et le sacré, etc.2. Ils écoutent Alain Soral quand ce dernier, citant élogieusement les travaux de Julius Evola ou de René Guénon, insiste sur le respect du religieux, de la virilité et de la séparation des rôles sexuels, le sens de l’honneur, etc. La réinvention des valeurs traditionnelles et de virilité est en effet recherchée par une certaine jeunesse des quartiers populaires urbains, voire celle des classes moyennes en déclin, qui appréhende le monde contemporain comme féminisé et décadent.

Renverser le système ?

L’idéologie d’Alain Soral se résume en quelques lignes : hormis l’idée conspirationniste qui consiste à penser que les sionistes contrôlent les principales institutions en France, elle affirme, au sujet des « jeunes de banlieue », que certains membres de la communauté juive qui soutenaient les Maghrébins à travers SOS Racisme dans les années 1980 se sont retournés contre eux, notamment depuis « l’affaire du foulard » en 1989 et le retour du religieux musulman, afin de venir à la rescousse des « Blancs » persécutés désormais par les « voyous » et les « intégristes » de banlieue3. Ce discours trouve un écho certain dans les quartiers populaires.

Monsieur K, Dimitri Korias et Pierre de Brague, animateurs sur le site internet et auteurs de la maison d’édition Kontre Kulture ; des conférenciers et essayistes comme l’« historienne » Marion Sigaut, Lucien Cerise qui s’intéresse aux manipulations médiatiques, les chroniqueurs Jean-Michel Vernochet et Youssef Hindi, mais aussi Pierre Hillard, proche des catholiques traditionalistes, le journaliste Pierre Jovanovic et enfin Laurent Guyénot, qui pense que l’assassinat des Kennedy et les attentats du 11-Septembre ont été commandités par le Mossad, composent la « galaxie Soral ». Son ambition est de former des jeunes adultes suffisamment « éclairés », mais désabusés par les médias et la politique, afin d’élaborer des stratégies contre des institutions.

Si les inégalités et les discriminations persistent au quotidien pour les jeunes des quartiers et des classes moyennes laborieuses, la rhétorique d’Alain Soral et de ses « alliés », qui entretient l’idée qu’une « élite » corrompue, décadente et malveillante gangrène le pays, risque de trouver une résonance chez certains jeunes.

  • 1.Voir Éric Marlière, Jeunes en cité. Diversité des trajectoires ou destin commun ?, préface de Jean-Claude Combessie, Paris, L’Harmattan, 2005.
  • 2.Voir Jocelyne Cesari, Être musulman en France aujourd’hui, préface de Bruno Étienne, Paris, Hachette, 1997.
  • 3.Voir Alain Soral, Comprendre l’empire. Demain la gouvernance globale ou la révolte des Nations ?, Paris, Éditions Blanche, 2011 ; Comprendre l’époque. Pourquoi l’Égalité ?, Paris, Kontre Kulture, 2021. Pour des éléments d’analyse, voir Michel Briganti, André Déchot et Jean-Paul Gautier, La Galaxie Dieudonné. Pour en finir avec les impostures, Paris, Éditions Syllepse, 2011.

Éric Marlière

Eric Marlière est sociologue, maître de conférences à l’université de Lille 3 et directeur adjoint du Centre de Recherche « Individus, Epreuves, Sociétés ». Il travaille principalement sur les quartiers populaires, la classe ouvrière et la jeunesse en banlieue. Il est notamment l’auteur de Banlieues sous tensions : insurrections ouvrières, révoltes urbaines, nouvelles radicalités (L’Harmattan,…

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