Sur les revenus astronomiques des grands patrons
La presse se fait désormais régulièrement l’écho des rémunérations des dirigeants des grandes entreprises, dont la publication est devenue obligatoire depuis la loi sur « les nouvelles régulations économiques » de mai 2001, complétée en 2005 par une « loi Breton » un peu plus contraignante. Mais ce sont quelques cas extrêmes qui font véritablement « la une » et deviennent des « affaires » médiatiques et politiques. Les deux derniers exemples en date sont l’affaire Daniel Bernard, ex-p.-d. g. de Carrefour, avec ses 29 millions d’euros au titre de sa « retraite chapeau », et, en 2006, l’affaire Zacharias, évincé de la tête du groupe Vinci (numéro un mondial du Btp) pour s’être montré trop vorace sur une ultime opération, alors qu’il s’était déjà octroyé une prime de départ de 13 millions d’euros, une retraite de 50 % de son salaire (plus de 4 millions d’euros) jusqu’à sa mort, et qu’il avait accumulé à lui tout seul des stockoptions représentant une plus-value potentielle de… 173 millions d’euros2. De quoi « soulever le cœur » de Laurence Parisot, sans doute consciente que ces faits divulgués ne sont pas de nature à réconcilier les Français avec l’entreprise.
Peut-on, derrière ces « affaires », y voir plus clair sur ces emballements du monde des affaires ? Comment en est-on arrivé là ?
Il n’est pas si évident de cerner les montants perçus annuellement par les « grands patrons ». S’il est vrai que la transparence est aujourd’hui bien plus grande qu’autrefois, il reste incertain d’affecter une valeur présente aux attributions annuelles de « stock » qui, par définition, ne viendront grossir les revenus de leurs bénéficiaires que plus tard, au moment de leur cession éventuelle3. Mais ne pas en tenir compte serait encore plus douteux, car il s’agit bien de revenus à venir, et ils peuvent être énormes, d’autant que des avantages fiscaux y sont attachés. Il existe toutefois de bonnes méthodes d’évaluation, et l’une d’elles a été mise en œuvre par le cabinet de conseil aux investisseurs Proxinvest4. Elle permet d’estimer ce que les dirigeants perçoivent annuellement, stock-options comprises.
Sur cette base, un patron du Cac 40 gagnait en moyenne 6, 47 millions d’euros annuels en 2003, soit (pour ceux à qui ces chiffres ne disent rien tant ils sont hors normes) l’équivalent de 1 310 Rmi ou de 444 smic annuels bruts5. Un chiffre largement dépassé par les patrons de L’Oréal (22, 6 millions d’euros en 2003) et de Lvmh (16, 2 millions) qui, il est vrai, s’octroient des montants particulièrement généreux de stock-options (respectivement estimés à 16 et 12, 4 millions d’euros6).
À la rigueur, objectera-t-on, s’il ne s’agit que des grands patrons du Cac 40, ce ne sont que quarante individus très privilégiés. Et, indépendamment de toute considération de morale ou de mérite, du point de vue économique, la redistribution de leurs revenus en excès ne changerait guère la situation des plus pauvres qui se comptent, eux, par millions.
Mais tel n’est pas le cas. Selon les mêmes sources, ces revenus extrêmes en tirent beaucoup d’autres vers le haut, à commencer par ceux des membres des « équipes dirigeantes » (directoires, conseils d’administration) et des « collaborateurs » immédiats au sommet de la hiérarchie. Et ceci dans les entreprises du Cac 40 comme dans celles du Sbf 120, indice boursier qui complète le premier par 80 autres entreprises.
Le tournant des années 1980
En matière d’inégalités salariales et de rémunérations astronomiques, l’exemple vient, depuis les années 1980, des États-Unis. Selon Le Monde du 29 novembre 20027, les grands patrons français seraient en train de se rapprocher des normes extravagantes en vigueur aux États-Unis où, d’après une étude du syndicat Afl-Cio, les rémunérations des p.-d. g. des grands groupes sont passées de 20 fois le salaire ouvrier moyen en 1980 à 85 fois en 1990 et 531 fois en 2000 ! Dans une étude bien documentée8, Thomas Piketty et Emmanuel Saez aboutissent à des résultats un peu différents mais non moins spectaculaires : la rémunération moyenne des 100 p.-d. g. les mieux payés était, en 1970, environ 30 fois supérieure au salaire moyen. En 1999, ce rapport était de l’ordre de 1 000 ! Pendant ces trente ans, le pouvoir d’achat du salaire moyen a pratiquement stagné. Celui des 100 p.-d. g. les mieux payés a donc été multiplié par 30.
Tendance semblable en France pour les « chefs de salles de marché » dans les banques, dont les rémunérations annuelles sont passées d’environ 100 000 euros dans les années 1980 à plus d’un million en 20049.
Au cours des dernières années, la tendance est toujours à la hausse puisque, de 1998 à 2003, la rémunération annuelle moyenne (salaires et options sur les actions) des participants aux équipes dirigeantes des entreprises du Cac 40 est passée de 750 000 euros à 2, 5 millions d’euros10 !
Il ne s’agit pas d’idéaliser le passé, mais un tournant s’est bel et bien produit au cours des années 1980, comme en témoigne aussi l’épisode suivant. La publication en 1989 par Le Canard enchaîné des émoluments de Jacques Calvet, p.-d. g. de Peugeot, avait provoqué un tollé (le journal avait d’ailleurs été condamné, avant d’être acquitté par la Cour européenne des droits de l’homme). Les lecteurs avaient été effarés de lire que ce patron, avocat de la modération salariale dans son entreprise, s’était octroyé une augmentation de salaire de 45 % en deux ans, entre 1986 et 198811.
Or quel était, en 1988, le montant de son salaire généreusement majoré ? 2, 2 millions de francs, soit « seulement » 35 fois le smic de l’époque.
Quatorze ans plus tard, en 2002, le patron du groupe Peugeot Citroën, Jean-Martin Folz, a touché près de 2 millions d’euros, soit 166 fois le smic12. Au bas mot car ce chiffre n’inclut pas les stock-options qui lui permettent probablement de doubler la mise.
Première conclusion de l’anecdote : en 14 ans, les dirigeants de ce groupe ont multiplié par 10 leur pouvoir d’achat relativement à ceux des salariés du bas de l’échelle.
Deuxième conclusion : s’il était possible au début des années 1980 de diriger une grande entreprise en touchant un salaire 20 à 40 fois supérieur aux salaires les plus bas (ce qui, compte tenu du mode d’imposition nettement plus progressif à l’époque, signifiait des revenus « seulement » 12 à 24 fois supérieurs aux bas revenus salariaux), pourquoi serait-il exclu d’accepter aujourd’hui ces responsabilités sans exiger dix fois plus ?
Même aux États-Unis, un patron comme John P. Morgan estimait qu’un p.-d. g. ne devait pas percevoir plus de vingt fois la rémunération moyenne de ses salariés13.
Une interprétation possible
Bien des choses ont changé depuis les années 1980. Il est tentant en particulier de vouloir tout expliquer par la « seconde grande transformation » du capitalisme. Le capitalisme industriel ou « fordiste » des trente glorieuses était organisé sur une base nationale, appuyé sur un vaste secteur public qui contribuait d’ailleurs à son expansion. Les syndicats et les dirigeants (managers) étaient plus puissants que les actionnaires, la concurrence encadrée et nationale. C’est de moins en moins vrai depuis les années 1980, avec la montée en puissance d’un capitalisme mondialisé et financier, boursier et « patrimonial », privilégiant la « valeur pour l’actionnaire », conduisant les dirigeants à comparer leurs rémunérations à celles de leurs homologues américains alors même qu’ils évaluent celles de leurs salariés au regard des normes polonaises ou chinoises.
Mais cette explication, qui n’est pas fausse, est bien trop générale pour convaincre. Il faut descendre d’un cran : pourquoi et comment ces nouvelles règles mondiales aboutissent-elles à une telle explosion des rémunérations des dirigeants et des « hyper-cadres » des firmes mondialisées ? On peut y réfléchir en partant de l’argument utilisé par les défenseurs de ces « salaires » astronomiques : le mérite, tel qu’il est tout simplement reconnu dans et par la concurrence marchande des talents.
Le fait – indéniable – que, dans une compétition sportive, certains, parce qu’ils sont plus « doués », mieux entraînés, plus volontaires, courent plus vite ou grimpent plus haut que d’autres ne contredit pas les valeurs égalitaires. Du moins, tant que la compétition est loyale et que personne n’est soupçonné de dopage ou de fraude.
S’inspirant de l’exemple sportif, certains en viennent donc à justifier les inégalités économiques et sociales, essentiellement les très hauts revenus, au nom du mérite ou des « talents ». La vie est une grande compétition ! Dès lors que les individus sont en concurrence loyale pour l’accès aux « positions » sociales, professionnelles, politiques, les écarts de revenus ou de conditions de vie qui en résultent peuvent être considérés comme justes.
Dans un contexte de libéralisme exacerbé, la compétition entre les individus est loyale si la concurrence pour les positions est « libre et non faussée ». La concurrence marchande serait le système le plus juste pour reconnaître et rétribuer les mérites et les talents. C’est celui qui se rapprocherait le plus de la compétition sportive. Le marché, s’il n’est pas faussé (par exemple par des « corporatismes »), serait un juge anonyme des mérites, à l’image du chronomètre pour la course à pied.
Partons de cette analogie sportive, pour mieux critiquer l’inanité de sa transposition à la question qui nous est posée.
L’argent est véritablement entré dans le monde du sport à partir des années 1970, et les principes de l’amateurisme ont été progressivement « dérégulés » au cours des années 1980 : toujours la même période de basculement et de retour des inégalités « par le haut ». À partir de cette époque, les salaires des sportifs les plus en vue ont commencé à grimper de façon fulgurante, mais avec de très fortes disparités, non seulement au sein d’une même discipline, mais aussi selon qu’il s’agit de disciplines faisant ou non l’objet de retransmissions télévisées jugées commercialement rentables par les « annonceurs » (la publicité des entreprises). Preuve du fait que ce ne sont pas des talents qui sont récompensés, mais seulement ceux, triés sur le volet, qui peuvent rapporter sur le plan publicitaire. Les meilleurs sportifs du monde dans un sport non retenu par de grands annonceurs ne verront pas leur mérite particulièrement récompensé en espèces sonnantes et trébuchantes.
Cette focalisation publicitaire sur quelques « sports-spectacles », qui s’accompagne de la transformation médiatiquement organisée de quelques individus en vedettes, permet de verser à ces derniers des sommes démesurées (selon les normes usuelles du salariat, fût-il très qualifié), mais ridicules par rapport à ce que la présence de ces vedettes peut rapporter aux annonceurs. Le salaire du basketteur Michael Jordan était estimé à 33 millions de dollars en 1998, et les autres revenus de ses contrats publicitaires à 45 millions de dollars. Mais, et l’on touche ici le point essentiel, ces sommes énormes représentaient une goutte d’eau dans l’ensemble de ce que le mensuel Fortune a appelé « l’effet Jordan », évalué par ce mensuel à 10 milliards de dollars pour la seule Nba (Association nationale de basket) et 350 milliards de dollars pour l’ensemble de l’économie américaine.
On peut tenir le même raisonnement en remplaçant « sportifs et disciplines les plus en vue » par « grands patrons », et « annonceurs » par « actionnaires de contrôle », et l’on dispose d’une grille d’analyse acceptable de l’explosion des rémunérations des dirigeants des grands groupes au cours de la même époque. Dans ce cas, les supersalaires ne dépendent pas de recettes publicitaires associées à l’image d’une star, mais de la capacité supposée du dirigeant à maximiser le cours de l’action et la distribution des dividendes. Ce qui passe d’ailleurs aussi par un bon « plan média »…
Il n’y a donc rien de naturel ni de « loyal » dans le fait que le talent et les compétences des sportifs ou des managers leur permettent d’accumuler des richesses plus ou moins importantes.
C’est en réalité un système bien particulier de pouvoirs et d’intérêts économiques qui en décide, une compétition totalement « faussée ».
Ce constat vaut bien au-delà de ces cas extrêmes. De façon générale, ce qui fixe les inégalités de salaires et de revenus a peu de choses à voir avec un marché concurrentiel des mérites. La hiérarchie des rémunérations est partout déterminée – et c’est heureux, sur le plan des principes – par des règles, des conventions et des jeux de pouvoir qui varient dans le temps et qui diffèrent fortement selon les pays. Les normes « justes » de rémunération doivent évidemment tenir compte des efforts, talents, mérites, implication, expérience, capacités de coopération, etc. Toutes les enquêtes et les travaux sociologiques montrent qu’il s’agit d’une exigence très répandue parmi les salariés. Mais les niveaux relatifs de ces rétributions sont issus de rapports de force évolutifs entre les tenants de conceptions très différentes, voire opposées, de la justice.
Ce n’est pas un mythique libre marché des talents qui aboutit à des écarts de revenus aujourd’hui indécents, c’est un système déséquilibré de pouvoirs économiques et politiques. C’est en fait l’inégalité croissante des pouvoirs qui détermine l’inégalité croissante des rétributions et permet à certains de s’attribuer des mérites qu’ils n’ont pas et à leurs descendants de démarrer la course en ayant déjà plusieurs longueurs d’avance, pendant que d’autres ne parviennent pas à faire reconnaître des compétences bien réelles.
Le capitalisme patrimonial joue bien un rôle crucial dans ces transformations spectaculaires des rémunérations des dirigeants, mais ce n’est pas d’abord parce qu’il est « financier », c’est d’abord parce qu’il a bouleversé la structure du pouvoir économique et qu’il l’a rendue plus inégale et plus concentrée, en bénéficiant d’ailleurs pour cela d’un affaiblissement syndical qui lui a donné les mains libres. On ne trouvera pas de solution acceptable aux excès actuels sans toucher à la répartition du pouvoir économique dans l’entreprise.
- 1.
Professeur émérite d’économie à l’université de Lille 1. Cette contribution s’appuie largement sur des extraits du livre En finir avec les inégalités, Paris, Mango éditions, octobre 2006.
- 2.
Lexpansion.com, 2 juin 2006.
- 3.
Les « options sur les actions », ou « stockoptions », sont des titres qui prévoient une possibilité d’achat à prix fixé à l’avance, que le bénéficiaire peut exercer dans un délai déterminé, généralement de deux ou trois ans. Si, entre-temps, le cours de l’action a monté par rapport au prix fixé pour l’option, le bénéficiaire peut revendre l’option et encaisser la plus-value, ou lever l’option et acheter des actions moins cher qu’elles ne valent. Il y a peu de risques, puisque si le cours de l’action descend en dessous du prix fixé pour l’option, le bénéficiaire renonce à l’exercer et attend des jours meilleurs. D’autres mécanismes favorables sont prévus pour que le jeu soit très profitable (Denis Clerc, Alternatives économiques, no 215, juin 2003).
- 4.
Voir le communiqué de presse 2005 de Proxinvest, accessible en ligne sur le site www.blogbilger.com/blogbilger/2005/11/index.html
- 5.
Montant du smic mensuel brut en 2003 pour 169 heures de travail (39 heures par semaine) : 1 215 euros. Montant annuel : 14 580 euros. Montant du Rmi mensuel en 2003 pour une personne seule : 411, 7 euros.
- 6.
Voir note 3.
- 7.
Adrien de Tricornot, « Les patrons des sociétés du Cac 40 ont gagné, en moyenne, 7, 5 millions d’euros en 2001, soit 554 smic », Le Monde, 29 novembre 2002.
- 8.
National Bureau of Economic Research, WP 8467.
- 9.
Olivier Godechot et Céline Fleury, « Les nouvelles inégalités dans la banque », Connaissance de l’emploi, no 17, Centre d’étude de l’emploi, juin 2005.
- 10.
Voir note 3.
- 11.
Frédéric Lemaître, « La modération salariale ne s’applique pas aux dirigeants », Le Monde, 7 octobre 2003.
- 12.
Ibid.
- 13.
Frédéric Lemaître, « Vinci, symbole du capitalisme français ? », Le Monde, 15 juin 2006.