
Qu'est-ce qu'un dispositif de terreur ? Entretien avec Jacob Rogozinski
Propos recueillis par Andreas Wilmes[1]
Une religion est un dispositif de croyance qui peut s’employer dans le sens de l’émancipation ou être dévoyé par des dispositifs de domination, de persécution, voire de terreur. Les analyses du djihadisme sous-estiment trop souvent sa dimension religieuse, notamment messianique et apocalyptique.
Votre dernier ouvrage, Djihadisme : le retour du sacrifice, propose une nouvelle analyse philosophique du djihadisme [2]. Derrida, -Baudrillard, Slavoj Žižek et Alain Badiou avaient déjà tenté -d’appréhender ce phénomène. Qu’est-ce qui distingue votre approche de celle de ces philosophes ?
Ce sont les récents attentats en France et en Europe qui m’ont incité à écrire ce livre. Je dois dire que je n’étais pas satisfait des analyses de ces philosophes. Il me semble que la plupart d’entre eux ont abordé le phénomène du djihadisme sans prendre suffisamment en compte sa référence religieuse, c’est-à-dire son ancrage dans l’islam. Lorsqu’Alain Badiou définit le djihadisme comme un « nihilisme fasciste », il se trompe doublement : en assimilant un phénomène nouveau à un phénomène ancien de nature différente (le fascisme) et en prétendant que l’on a affaire à des gens qui ne croient plus en rien[3]. Telle est en effet depuis Nietzsche la définition du « nihilisme ». Peut-on vraiment qualifier ainsi des hommes qui sont prêts à tuer et à mourir au nom de leur croyance ? Dans la dimension religieuse du djihadisme, Alain Badiou ne voit qu’un « habillage » superficiel, c’est-à-dire un masque qui dissimulerait une réalité plus profonde. Quelle réalité ? Celle du « désir d’Occident » et des ravages du capitalisme globalisé. Baudrillard disait la même chose de manière plus sophistiquée en désignant le terrorisme comme « l’ombre portée du système de domination », son « anti-dispositif » interne[4]. Tout ceci revient à effacer complètement la singularité du djihadisme. À la limite, une telle position peut conduire à disculper les djihadistes en n’y voyant que des victimes de la globalisation capitaliste. C’est une tendance présente dans certains milieux d’extrême gauche. Ces gens s’imaginent que les « victimes » ont toujours raison, quoi qu’elles puissent faire. Ils ne voient pas que, lorsque des opprimés se révoltent contre le système qui les opprime, leur révolte peut être dévoyée, captée par ce que j’appelle des dispositifs de terreur.
Depuis le xviiie siècle, les intellectuels occidentaux ont tendance à considérer la religion comme une illusion, une « idéologie », une mystification qu’il importe de dissiper. Ils ne parviennent pas à prendre en compte ce que Freud désigne comme le « noyau de vérité » de la religion. En sous-estimant la dimension religieuse du djihadisme, les philosophes que vous évoquez commettent la même méprise. À l’exception de Derrida, qui a pris au sérieux la question de la religion : son analyse du « retour du religieux » comme « affirmation auto-destructrice » et « auto-immune » de la religion m’a été très utile pour comprendre ce qui est en jeu dans le fondamentalisme musulman[5]. Mais il s’est arrêté au seuil de ce qu’il s’agit de penser aujourd’hui : comment se fait-il que cette réaffirmation du religieux s’effectue dans le monde de l’islam sous une forme (auto-)destructrice bien plus virulente et plus fanatique que dans les autres religions ? Pour comprendre ce phénomène, je me suis tourné vers l’histoire de l’islam et j’ai tenté de repérer ce qui, dans cette religion, a pu donner prise au dispositif de terreur djihadiste. On se trompe lorsqu’on affirme naïvement que le djihadisme n’a « rien à voir » avec l’islam. Mais on se trompe tout autant lorsqu’on prétend que la terreur djihadiste révèlerait l’essence de l’islam – et en fin de compte de toutes les religions : leur caractère essentiellement intolérant et fanatique. C’est ce que soutient un nombre toujours plus grand d’intellectuels et de personnalités médiatiques en France. Cette position risque de diaboliser l’islam en le considérant comme un bloc sans failles, entièrement hostile à l’Occident, à la démocratie, à la modernité. Il s’agit au contraire de chercher ce qui, dans la tradition classique de l’islam comme dans ses textes fondateurs, s’oppose à l’interprétation qu’en donnent les fondamentalistes. Ces points de résistance, je les désigne comme les trésors perdus de l’islam : en les redécouvrant, les musulmans parviendront peut-être à résister à l’attraction mortifère du fondamentalisme et du djihadisme.
Vous entendez en effet dépasser le cadre des débats actuels qui nous incitent à choisir entre la négation du religieux ou sa diabolisation. Vous écrivez que l’islam, au même titre que le judaïsme et le christianisme, porte en lui un « projet émancipateur » qui se donnerait à voir notamment dans la critique coranique de l’idolâtrie politique. Ce projet émancipateur peut faire l’objet de nombreuses trahisons au cours de l’histoire, comme dans le cas du djihadisme qui manifeste une haine de l’ennemi dissociée de tout idéal de justice. Comment éviter les écueils de la négation et de la diabolisation du religieux ? En effet, on pourrait toujours percevoir la trahison djihadiste du projet émancipateur comme un phénomène essentiellement non religieux. Et l’on pourrait aussi penser que c’est la dynamique émancipatrice en elle-même qui pose problème : soit parce qu’elle trahirait un certain ressentiment, soit parce qu’elle échouerait à articuler le temporel et le spirituel…
Ce que vous appelez la « négation du religieux » peut très bien coïncider avec sa « diabolisation ». C’est une position très fréquente chez les intellectuels occidentaux. D’un côté, on affirme que la religion n’est qu’une illusion inconsistante qui va se dissiper bientôt grâce au progrès de la Science et de la Raison. De l’autre, on s’inquiète de la persistance ou du retour de cette illusion et l’on en vient à la dénoncer comme une menace, comme une « régression obscurantiste » et incompréhensible. Dans les deux cas, on refuse de s’interroger sur la signification fondamentale de la religion, ou plutôt des différents phénomènes que l’on rassemble assez arbitrairement sous ce nom. Il vaudrait mieux renoncer au concept trop massif, trop statique, de « religion » et parler plutôt de dispositifs de croyance. Ce sont des réseaux hétérogènes, traversés de fêlures et de lignes de fuite, qui se transforment constamment et s’exposent à des mutations radicales. Parmi ces dispositifs, la plupart sont des « instruments de légitimation de la domination et de domestication des dominés », ainsi que l’écrivait Max Weber[6].
Mais il y en a qui opèrent tout autrement : comme des contre-dispositifs, des dispositifs d’émancipation soutenant la résistance des dominés. C’est le cas des religions abrahamiques, de ces dispositifs de croyance que sont le judaïsme, le christianisme et l’islam. Leur point de départ est le récit légendaire de l’Exode. Il raconte comment un peuple d’esclaves menacés d’extermination réussit à se délivrer de la « maison de servitude » sous la conduite d’un chef charismatique capable de s’affronter au pharaon. L’événement fondateur de l’islam est aussi un exode à travers le désert, sous la conduite d’un prophète qui répète mimétiquement la légende de Moïse. La critique de l’idolâtrie et l’interdiction d’adorer des images ont d’abord une signification politique : comme le rappelle l’égyptologue Jan Assmann, le pouvoir des pharaons était sacralisé et ils étaient vénérés comme des « images des dieux [7] ». C’est à une même sacralisation du pouvoir des empereurs que s’opposera le christianisme naissant et le Coran dénoncera également la prétention des souverains à se faire adorer comme des dieux. Cette critique de l’idolâtrie politique me semble toujours actuelle. Il suffit de penser à la manière dont des dirigeants totalitaires comme Hitler, Staline ou Mao ont été idolâtrés, quasiment divinisés par leurs fidèles. Dans les dispositifs de croyance abrahamiques, le refus de sacraliser le pouvoir politique se fonde sur une condition d’égalité entre les hommes, tous enfants d’Adam et tous égaux devant Dieu. On dit très souvent que la Grèce a été le lieu de naissance de la démocratie ; mais on oublie cette autre source de la démocratie moderne, l’héritage de l’Exode et de cette première « République des Hébreux » dont Spinoza faisait l’éloge, cette utopie politico-religieuse qui se maintient aussi dans les traditions chrétienne et musulmane. Derrida l’avait bien vu, puisqu’il écrit que « la figure moderne de l’État démocratique » est « plus abrahamique que grecque en son essence ». Certes, nous savons que le projet émancipateur des religions abrahamiques a été trahi et abandonné, qu’il a échoué à chaque fois, comme échoueront les mouvements révolutionnaires des temps modernes. À chaque fois, un appareil de domination s’est reconstitué et a utilisé le dispositif de croyance pour se légitimer. Ce n’est pas une raison suffisante pour renoncer à la perspective de l’émancipation humaine. Ce sont les dominants, à qui une telle perspective est insupportable, qui accusent ces mouvements d’être portés uniquement par le ressentiment. La colère, la révolte, l’espérance sont au contraire des affects positifs, créateurs, tant qu’ils s’orientent sur une condition d’égalité, c’est-à-dire une idée de justice. Ce n’est évidemment pas le cas de dispositifs de terreur comme le djihadisme, qui sont animés par la pire des passions tristes : la haine.
Vous me posez une question redoutable, celle de l’articulation entre le « temporel » et le « spirituel » – je dirais plutôt : entre les dispositifs de pouvoir et les dispositifs de croyance. L’expérience historique montre qu’aucun mouvement d’émancipation n’a pu se passer totalement d’imaginaire, d’identification à des héros ou à des figures sacrées. Ces contre-dispositifs politiques ont toujours eu besoin de s’adosser à des contre-dispositifs de croyance. Ceux-ci ont parfois pris la forme de religions séculières, comme le culte de l’Être suprême pendant la Révolution française. Est-ce la cause de leurs échecs ? Je n’en suis pas certain. On pourrait penser au contraire que ces deux dimensions sont indissociables, qu’il ne peut y avoir de combat pour l’émancipation sans une part d’espérance messianique. Si c’est le cas, il faudrait en conclure que le « désenchantement du monde », c’est-à-dire la décroyance à laquelle nous sommes exposés, fait obstacle à tout projet d’émancipation. Mais peut-on concevoir une société humaine entièrement dépourvue de croyances ? Une communauté peut-elle se maintenir sans des marques symboliques d’appartenance, sans des pôles d’identification collective, et ceux-ci peuvent-ils prendre une forme qui ne soit pas religieuse ? À ces questions, j’avoue que je n’ai pas de réponse.
La notion de « dispositif » occupait déjà une place essentielle dans votre précédent ouvrage consacré à la chasse aux sorcières[8]. Vous empruntez cette notion à Foucault tout en précisant que les dispositifs de pouvoir (qu’il ne faut pas confondre avec les dispositifs de croyance que vous venez de mentionner) ne se limitent pas à l’exclusion ou à la normalisation. Il faut reconnaître l’existence de dispositifs de terreur et de persécution. Quelles sont vos méthodes de travail pour la description de ces dispositifs ?
Je pense que la philosophie ne doit pas s’enfermer dans le commentaire des textes de sa tradition, mais s’ouvrir à la vie des hommes, et notamment de ces « hommes infâmes » dont parlait Foucault : ces « vies infimes devenues cendre », dépourvues de fama – de réputation – et dont l’existence obscure a simplement laissé une trace dans les archives « au point de leur contact instantané avec le pouvoir [9] ». Je voulais comprendre la logique de la haine, cet affect que j’avais déjà analysé d’un point de vue phénoménologique dans Le Moi et la chair [10]. Une analyse purement conceptuelle ne me semblait pas suffisante et j’ai décidé de me tourner vers l’histoire. Il s’agissait de comprendre comment la haine intervenait concrètement dans un phénomène historique de persécution, comme la Grande Chasse aux sorcières qui a fait des centaines de milliers de victimes du xve au xviiie siècle. J’ai donc utilisé les matériaux des historiens qui nous ont fait connaître cette persécution – avant tout les admirables travaux de Michelet et de Carlo Ginzburg. Grâce à eux, j’ai pu entendre les voix étouffées de ces hommes et de ces femmes qui avaient été réduits au silence, torturés, assassinés. J’ai dû élaborer de nouveaux concepts, notamment celui de dispositif de persécution ou de dispositif de terreur. Il s’agit bien de dispositifs au sens de Foucault, mais ils sont différents des dispositifs d’exclusion et de normalisation qu’il a analysés dans Histoire de la folie et dans Surveiller et punir. Ce sont des dispositifs dont l’objectif ne consiste pas à enfermer, à expulser ou à « discipliner » les hommes qu’ils ont désignés comme leur cible, mais à les anéantir. Je voulais comprendre comment des dispositifs de persécution peuvent capter les affects des multitudes pour les mettre au service de leurs propres stratégies. Ce qui fait charnière et rend possible cette capture, ce sont certaines représentations intermédiaires que j’ai choisi de désigner comme des schèmes. C’est un concept que j’ai emprunté à Kant en lui donnant une signification un peu différente, « pratique » et non plus seulement théorique. Cela m’a permis de comprendre un autre phénomène que Foucault n’avait pas examiné de manière approfondie. Il n’a pas vu que les dispositifs pouvaient parfois muter, se transformer en dispositifs d’un autre type. C’est ainsi que, au Moyen Âge, le dispositif d’exclusion et d’enfermement des lépreux s’est changé en dispositif de persécution. Soudain, en 1320, dans le sud-ouest de la France, on accuse les lépreux de « conspirer » avec les Juifs contre la chrétienté. Aussitôt, des foules en furie envahissent les léproseries, puis les ghettos, en massacrant leurs habitants, et la persécution s’étend rapidement à tout le royaume. Comment rendre compte de ce passage de l’exclusion à la persécution ? Parmi les schèmes qui sont à l’œuvre dans la chasse aux sorcières, et déjà dans la persécution des lépreux et des Juifs au Moyen Âge, le schème du complot joue un rôle décisif. À chaque fois, on accuse ces différentes cibles d’être les membres d’une « conspiration » qui tente de ruiner l’autorité de l’Église et de l’État afin de s’emparer du pouvoir. Mais alors, il ne suffit plus de les exclure en les confinant dans un ghetto ou une léproserie : leur simple existence devient une menace et ils doivent être exterminés. Ce schème de persécution est à la fois persistant et plastique. Il traverse les siècles en changeant de cible pour s’adapter à de nouvelles situations historiques ; et s’il semble parfois disparaître, il se réactive à chaque fois et resurgit sous des formes nouvelles. Qui aurait cru, il y a quelques années, que le vieux mythe de la « conspiration » maléfique réapparaîtrait au début du xxie siècle et se répandrait si massivement sur Internet ? Il est d’ailleurs au cœur de l’idéologie djihadiste, dont les porte-paroles ne cessent de dénoncer un prétendu « complot contre l’islam » ourdi par les « Croisés » et les « sionistes », c’est-à-dire l’Occident et les Juifs. Et pourtant, aussi persistants soient-ils, de tels schèmes ne sont pas des archétypes intemporels : ils sont nés au cours de l’histoire et nous pouvons espérer qu’ils finiront un jour par disparaître, à la suite de transformations sociales et d’un long et patient travail de critique et d’éducation.
Je dois dire que je n’aurais jamais entrepris cette recherche sur la chasse aux sorcières si je n’avais pas cherché depuis des années à comprendre une autre persécution, encore plus meurtrière : la Shoah. Je n’y étais jamais arrivé, sans doute parce que cet événement touche de trop près mon histoire familiale. En prenant pour objet une persécution plus lointaine, je suis parvenu à comprendre la logique de la haine et comment elle peut, grâce à certains schèmes, s’investir dans des dispositifs de persécution et de terreur.
Revenons, si vous le voulez bien, au concept de schème que vous définissez comme une « représentation imaginaire investie d’affects ». Cette approche vous permet de critiquer la psychiatrisation du djihadisme et sa fréquente assimilation au nihilisme qui méconnaissent la dimension politico-religieuse de ces schèmes. Le djihadisme est non seulement animé par l’espérance de « mourir pour renaître », mais aussi par des préoccupations d’ordre apocalyptique et messianique : la bataille de Dabiq, l’affrontement avec le Dajjal et la venue du « sauveur », du Mahdi. Pourriez-vous préciser ces aspects en expliquant ce qui fait leur force d’attraction aujourd’hui ?
Les schèmes apparaissent dans l’histoire et, bien qu’ils persistent à travers les siècles, ils ne sont pas statiques : ils se modifient en se dissociant en plusieurs schèmes distincts ou même opposés, ou au contraire en s’associant à d’autres schèmes, en fusionnant parfois avec eux. Comme ils sont plastiques, ils peuvent s’insérer dans des dispositifs de pouvoir ou de croyance très différents. Le nom de « Messie » désigne dans la Thora l’Oint du Seigneur, celui qui a reçu l’onction sacrée et se trouve ainsi investi d’une mission divine. Au départ, ce schème est complètement distinct de la représentation d’une fin des temps. C’est par la suite qu’il tend à fusionner avec le schème de l’Apocalypse. Il intègre alors toute une série de représentations qui deviendront indissociables de lui : l’annonce d’une bataille finale entre le Bien et le Mal, celle d’une destruction du monde et de la naissance d’un monde nouveau, d’un royaume de justice où le mal aura disparu. À peu près à la même époque, au début de l’ère chrétienne, ce schème se dissocie en deux figures antagoniques, et l’on opposera désormais le Messie et un anti-Messie satanique que les chrétiens nomment l’Antéchrist et les musulmans le Dajjal, c’est-à-dire l’Imposteur. Sous cette forme, le schème messianique traversera toute l’histoire de l’Occident. Il sous-tend les soulèvements millénaristes du Moyen Âge et de la Renaissance ; puis il va perdre sa dimension religieuse initiale et on le retrouvera dans les mouvements d’émancipation des temps modernes et les « religions séculières » qu’ils génèrent. La classe révolutionnaire que Marx appelle le prolétariat a une dimension messianique et la révolution communiste se présente dans cette nouvelle croyance comme une transposition de l’Apocalypse chrétienne. À chaque fois, ce schème capte un affect qui anime les révoltes et qui est l’espérance. Il peut aussi l’associer à d’autres affects, apparemment très différents. C’est ainsi que l’espoir en la venue du Messie peut se joindre à une haine intense envers l’anti-Messie et ses suppôts, et soutenir activement des dispositifs de persécution et de terreur. Ce schème se retrouve dans la tradition de l’islam. Aujourd’hui encore, de nombreux musulmans continuent d’attendre la venue du Mahdi, du Sauveur messianique, et son combat victorieux contre le Dajjal. Selon la tradition, cette bataille doit avoir lieu à Dabiq, en Syrie, et sera le prélude du Jugement dernier. Il me semble impossible de comprendre le djihadisme et l’attraction qu’il exerce sur certains musulmans sans prendre en compte sa dimension messianique et apocalyptique. Ce n’est pas un hasard si l’une des revues de Daech s’intitule Dabiq, et si ce mouvement a privilégié la technique de l’attentat-suicide. Lorsqu’un combattant djihadiste se fait exploser pour tuer des hommes que le dispositif désigne comme des ennemis, il espère « mourir en martyr » et accéder à la vie éternelle. Sur le plan individuel comme sur le plan collectif, il s’agit bien de mourir pour renaître ; et ce schème est si présent dans la stratégie de Daech qu’il lui donne un aspect étrangement suicidaire, auto-destructeur. Je pense que la croyance en la résurrection n’est pas une simple illusion. Elle s’enracine dans un phantasme primordial qui trouve sa source dans la vie de notre moi[11].
Vous faites le constat d’un retour de la violence archaïque au sein de l’islam et vous interprétez les attentats-suicides des djihadistes comme un « retour du sacrifice ». Comme vous, René Girard affirmait que « le phénomène terroriste » est « à la fois lié à l’islam et différent de lui[12] ». Quel rapport y a-t-il entre votre analyse et son anthropologie ? Pourrait-on dire que vos deux approches parviennent à des constats similaires, tout en s’appuyant sur des conceptions sensiblement différentes du sacrifice ? La manière dont vous traitez de la question du sacrifice rappelle davantage Freud que la théorie mimétique de Girard.
J’ai beaucoup d’admiration pour la théorie de Girard, même si elle demande à mon avis d’être rectifiée et complétée sur plusieurs points. Ainsi, son concept de « violence » me semble trop abstrait et indifférencié. Car il y a plusieurs types de violence mis en œuvre par différents dispositifs, et Girard a tort de prendre seulement en compte la violence la plus extrême, celle du meurtre, en méconnaissant les violences plus subtiles, plus insidieuses, de l’exclusion ou de la discipline normalisatrice. Il me semble également qu’il ne s’est pas suffisamment intéressé aux processus de sublimation et de symbolisation qui sont à l’œuvre dans les dispositifs de croyance. C’est pour cette raison qu’il tend à rejeter la plupart des religions – à l’exception du christianisme et, en partie, du judaïsme – du côté du sacré archaïque et de la violence sacrificielle. Mais la principale limite de sa théorie, c’est qu’elle s’en tient au seul plan des phénomènes collectifs. La « rivalité mimétique » qui est à la base de son anthropologie suppose déjà deux ou plutôt trois individus. Je pense au contraire que les phénomènes qui se manifestent sur ce plan s’enracinent dans une dimension plus originaire, dans la relation de chaque moi singulier à sa propre chair – ou, plus exactement, à une part de sa chair, à un restant qu’il lui faut soit intégrer, soit rejeter au dehors. Cette expulsion du restant se rejoue sur le plan collectif, dans des pratiques, des rites et des symboles. C’est le retranchement et la transfiguration de cet élément hétérogène qui sont mis en scène dans les rituels sacrificiels. La « cuisine du sacrifice » consiste en effet à extraire du corps démembré de la victime une part réservée aux dieux ou à Dieu. Il s’agit d’une victime humaine ou animale distincte du sacrifiant, mais à laquelle il s’identifie. Les rites sacrificiels ont ainsi pour origine un auto-sacrifice : c’est une part de notre chair, de notre moi, qu’il va s’agir d’expulser, de détruire, et en même temps de purifier, de sacraliser pour l’offrir à une divinité. Comme le montre le mythe fondateur des trois religions abrahamiques – le sacrifice d’Isaac interrompu par une intervention de Dieu –, ces dispositifs de croyance ont tenté de neutraliser et d’apaiser la violence (auto-)sacrificielle. De différentes façons : le judaïsme en substituant au sacrifice sanglant la prière et l’étude de la Loi ; le christianisme en le rejouant symboliquement dans l’offrande de l’Eucharistie ; l’islam en se limitant à prescrire le sacrifice d’un mouton une seule fois par an. Dans un autre contexte, le bouddhisme s’est efforcé lui aussi de surmonter la violence sacrificielle de l’antique religion védique. C’est à ces tentatives pour limiter et sublimer la violence du sacrifice que s’opposent frontalement les djihadistes. En pratiquant des suicides sacrificiels, c’est-à-dire des sacrifices humains, ils en reviennent à une pratique que leur religion avait depuis toujours interdite.
Votre livre parle assez peu des campagnes de propagande sur Internet et des réseaux finançant le djihadisme. Est-ce parce que vous souhaitez étudier ces aspects dans de futurs travaux ou parce qu’une approche philosophique de ces questions vous paraît moins nécessaire ?
En effet, ces questions me semblent moins pertinentes. On se focalise trop souvent sur le médium, en oubliant d’analyser le message qu’il transmet. La diffusion massive sur Internet des exécutions et des tortures est une « marque de fabrique » de Daech, mais, mis à part ce médium, il n’y a là rien de bien nouveau. L’exhibition spectaculaire de la cruauté a toujours été l’apanage de la souveraineté politique ou religieuse, comme le montrent les bûchers de l’Inquisition ou ce que Foucault appelait « l’éclat des supplices » sous les monarchies de l’âge classique. C’est ce qui permet à ces dispositifs d’exhiber leur puissance souveraine et de terroriser leurs sujets.
Contrairement à de nombreux intellectuels, vous ne tournez pas en dérision les formules telles que « Je suis Charlie » ou « Vous n’aurez pas ma haine ». La première a parfois été perçue comme un cri de ralliement manifestant (consciemment ou non) du mépris ou de la haine à l’égard des musulmans.
L’énoncé « Je suis Charlie » n’exprimait pas forcément une adhésion au style de ce journal et à son orientation à la fois libertaire et anticléricale. On aurait tort en tout cas d’y voir du mépris ou de la haine envers les musulmans. Cette formule exprimait avant tout notre solidarité avec toutes les victimes de la terreur djihadiste, quelles qu’elles soient. Lors de la grande manifestation de janvier 2015, on pouvait lire des pancartes où il était écrit : « Je suis Charlie, je suis juif, je suis policier, je suis musulman… » Je suis très attaché à l’autre énoncé : « Vous n’aurez pas ma haine. » C’est le titre d’un beau livre d’Antoine Leiris, dont la femme a été assassinée par les djihadistes au Bataclan en novembre 2015[13]. Cet énoncé nous enjoint de ne pas répondre à la haine par la haine, de ne pas imiter ceux qui nous considèrent comme des « ennemis absolus » à exterminer. Je pense qu’il n’y a pas de « bon usage » de la haine – car la haine appelle la haine : lorsqu’on répond à la terreur par une contre-terreur mimétique, on risque de s’engager dans un conflit sans fin. Je précise que renoncer à la haine ne signifie pas renoncer à résister. Il doit être possible de combattre sans haine ceux qui nous haïssent et désirent nous anéantir. Dans ce combat contre le djihadisme, nos meilleurs alliés sont les musulmans eux-mêmes, tous les musulmans qui refusent ce fanatisme mortifère qui défigure leur religion.
[1] - Une version en anglais de cet entretien est parue en 2017 dans The Philosophical Journal of Conflict and Violence, vol. 1, n° 2, dans le cadre d’un dossier thématique, « Enquêtes philosophiques sur le djihadisme moderne ». En ligne : trivent.publishing.eu/pjcvl.
[2] - Jacob Rogozinski, Djihadisme : le retour du sacrifice, Paris, Desclée de Brouwer, 2017.
[3] - Alain Badiou, Notre mal vient de plus loin. Penser les tueries du 13 novembre, Paris, Fayard, coll. « Ouvertures », 2016.
[4] - Jean Baudrillard, L’Esprit du terrorisme, Paris, Galilée, coll. « L’espace critique », 2002.
[5] - Jacques Derrida, Foi et savoir [1994], Paris, Seuil, coll. « Points », 2001.
[6] - Max Weber, La Domination, introduction de Yves Sintomer, trad. par Isabelle Kalinowski, Paris, La Découverte, coll. « Politique et sociétés », 2014.
[7] - Jan Assmann, Le Prix du monothéisme [2003], trad. par Laure Bernardi, Paris, Aubier, 2007.
[8] - Jacob Rogozinski, Ils m’ont haï sans raison. De la chasse aux sorcières à la Terreur, Paris, Cerf, coll. « Passages », 2015.
[9] - Michel Foucault, « La vie des hommes infâmes » [1977], Dits et écrits, t. III, Paris, Gallimard, 1994, texte n° 198.
[10] - Jacob Rogozinski, Le Moi et la chair. Introduction à l’ego-analyse, Paris, Cerf, coll. « Passages », 2006 (à paraître en édition de poche en 2018).
[11] - J’ai essayé de décrire la genèse de ce phantasme dans Le Moi et la chair, op. cit.
[12] - René Girard, Achever Clausewitz, Paris, Carnets Nord, 2007.
[13] - Antoine Leiris, Vous n’aurez pas ma haine, Paris, Fayard, 2016.