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Dans le même numéro

L’espace public : entre privatisation et patrimonialisation

novembre 2012

#Divers

Les espaces publics urbains ont longtemps été sacrifiés à la primauté de la voiture et au zonage des villes. Leur revalorisation aujourd’hui, dans le contexte d’une aspiration au développement durable, ne peut se faire simplement par l’idéalisation de la marche et du piéton, elle nécessite une véritable volonté politique associant les échelles et les rythmes.

Les espaces publics urbains (Epu1) participent à présent en France et dans la plupart des villes européennes de l’émergence d’un discours politique en faveur de la réintroduction des modes doux de transport associée à l’idée d’une nécessaire revalorisation de la marche à pied. Les piétons et les Epu font ainsi l’objet d’une certaine attention de la part des municipalités soucieuses de s’inscrire dans la perspective du développement urbain durable (Dud) qui – parce qu’il exige la réduction de la production de gaz à effet de serre (Ges), de la pollution atmosphérique et la recherche de l’efficacité énergétique2 – autorise à prendre en compte la diversité des modes de transport dont la marche à pied. Mais travailler sur les Epu, une catégorie a priori spatiale, physique et matérielle de la ville, est loin d’être aisé, et il importe d’historiciser les conditions de sa production dans le champ de l’aménagement. Les Epu, qui peuvent prendre différentes formes spatiales, comme les rues, avenues, boulevards, places, jardins et parcs ainsi que les marchés, se caractérisent principalement par des interactions entre individus dans l’anonymat. Se donner une vision pertinente des Epu à l’heure du développement durable ne peut se limiter aux questions techniques d’un aménagement de voies spécifiques à chacune des catégories de la mobilité de manière à assurer un partage équitable de la voirie. Il s’agit certes de favoriser la cohabitation de tous de manière à assurer in fine la sécurité des piétons, cyclistes, motards et automobilistes. Toutefois, il convient de dépasser la représentation traditionnelle des Epu centrée sur les potentiels de conflit d’usages pour inclure dans la réflexion le principe d’un sens politique à insuffler. D’où l’intérêt de revisiter l’histoire de l’aménagement des Epu, marquée par une rupture au xxe siècle.

Les espaces publics urbains, qui a priori symbolisent (du moins dans la définition classique de la ville) l’essence même de la ville et du vivre ensemble, se présentent en ce début de xxie siècle comme un objet en quête de politique. Ils ne peuvent en aucun cas se limiter à une question relevant de l’urbanisme traditionnel (délimitation des voies et espaces) ou d’un aménagement pensé en termes de services et d’activités ludiques afin de favoriser la marche à pied. Il importe en effet de réinventer leur dimension politique. Pourquoi les Epu ont-ils perdu leur légitimité politique dans la ville du xxe siècle ? Comment s’est effectuée cette rupture ? Dans quelles conditions le processus de compensation au profit du piéton et de la marche à pied a-t-il opéré ? Doit-on parler d’une fragmentation des Epu orchestrée par la diversité des acteurs sur la scène de l’aménagement ? Comment le politique peut-il se réapproprier les Epu dans un contexte caractérisé par la mondialisation ? Quelle est la marge de manœuvre à l’heure de la métropolisation, nouveau paradigme d’une urbanisation fondée sur la dynamique du couple local/global ? Que devient le piéton, voire le flâneur, dans une perspective de développement durable ? Comment formaliser le positionnement d’un État œuvrant dans la perspective du développement durable à l’heure de la décentralisation ?

Le xxe siècle ou l’oubli du piéton

Le processus ayant entraîné la dépolitisation des espaces publics (du moins dans les villes européennes) participe du statut de « résidu » que ceux-ci ont occupé dans l’architecture et l’aménagement urbain. Il a clairement été énoncé dans deux documents de référence : la Charte d’Athènes et le rapport Buchanan. L’objectif n’est pas ici de se lancer dans une critique acerbe de la modernité mais d’expliciter la rupture du xxe siècle pour mieux cerner les enjeux d’une réinvention politique des Epu en ce début de xxie siècle. Octroyer le simple statut de « résidu » aux Epu dans le cadre de l’aménagement urbain alors qu’ils avaient fait l’objet d’une attention particulière et privilégiée au cours de l’histoire urbaine européenne n’est pas le fruit du hasard mais participe des contraintes spécifiques au capitalisme industriel. Le souci d’une certaine rationalisation de la forme urbaine comme de la mobilité associée à la vitesse relève en fait de la conjugaison de deux idéologies puissantes, l’une relevant de l’architecture moderne et l’autre de la théorie des réseaux. Ces deux idéologies ont été défendues par des personnages charismatiques et ont été incarnées par les deux documents mentionnés plus haut.

Le premier document a fait l’objet d’un débat dans le cadre du IVe Congrès international d’architecture moderne (Ciam) de 1933 centré sur la thématique de la ville fonctionnelle. Rédigé par l’architecte Le Corbusier, il fut publié quelques années plus tard (1941) sous l’intitulé de Charte d’Athènes qui a posé les fondements de la notion de « zonage » et de circulation entre les zones. L’aménagement urbain se limitait ainsi à prendre en considération quatre fonctions appréhendées sous la forme de zones de vie, de travail et de loisirs ainsi que des infrastructures pour les relier entre elles. Le tissu urbain fut perçu comme une simple juxtaposition de fonctions dont les relations devaient s’établir naturellement grâce à la circulation aisée offerte par les réseaux techniques. Le piéton, la marche à pied et les espaces publics étaient désormais jugés désuets, en dehors peut-être du souci de sécurité accordé au piéton dans les trajets lui permettant de rejoindre la voiture. Comme l’indique clairement l’architecte-urbaniste David Mangin, il n’est plus étonnant de faire le constat de l’avènement d’une « ville franchisée3 » dont chacune des quatre fonctions est désormais remplie par des acteurs spécifiques privilégiant, chacun dans leur domaine, une rentabilité immédiate. Toute idée relevant de la complexité du tissu urbain, de la valeur symbolique du cadre bâti et des Epu et de la référence au piéton et à la marche à pied a ainsi été effacée des représentations de la ville.

À la suite de la référence magistrale que représente la Charte d’Athènes, un deuxième rapport rédigé par un ingénieur spécialiste des réseaux conforte et renforce cette représentation de la ville en mettant l’accent cette fois-ci sur les déplacements et les transports. L’impératif d’une rapide adaptation de la ville à la circulation automobile y est presque érigé en dogme. Ce rapport, rédigé en 1963 par le professeur Sir Colin D. Buchanan à la demande du ministre des Transports britanniques et intitulé Traffic in Towns, a convaincu les aménageurs et responsables politiques de reconceptualiser et revoir la ville à partir du prisme de la voiture. Il s’agit de repenser la ville à partir de la notion de fluidité. Le rapport Buchanan, publié vingt-deux ans après la Charte d’Athènes, a d’emblée été considéré comme son volet complémentaire. Sa légitimité provenait de son ancrage dans l’idéologie du « réseau » et de l’« infrastructure ». À la ville pensée en termes de zonage s’ajoute la conviction d’une ville appartenant désormais à l’âge de la voiture (motor-age town). Toutefois, comme le souligne Sir Peter Hall4, Buchanan a pris la précaution d’indiquer que pour les villes européennes – contrairement aux villes américaines –, il fallait assurer la préservation des quartiers susceptibles de s’inscrire dans la catégorie de patrimoine historique.

À ces deux rapports ayant été très rapidement reconnus comme les documents phares de l’aménagement urbain, s’ajoute, l’année de la publication du rapport Buchanan, l’ouvrage d’un éminent philosophe sur la question de l’espace public. En 1963, en effet, Jürgen Habermas retrace dans un brillant essai, l’Espace public : archéologie de la publicité, l’évolution des espaces publics dans les villes européennes, en mettant notamment l’accent sur le déclin progressif de la matérialité des espaces publics dans la sphère des échanges et de la communication au profit de l’avènement de l’espace médiatique. La pensée de Habermas telle qu’elle apparaît dans cet ouvrage s’avère cependant moins nuancée que dans la Théorie de l’agir communicationnel (1981). Habermas, reconnu comme le théoricien de la communication, a mis en évidence la construction historique d’un espace de discussion régi par le principe de la publicité s’opposant progressivement à la logique de la fonctionnalité de l’autorité publique dominée par le secret d’État. Il définit alors l’espace public comme « un ensemble de personnes privées rassemblées pour discuter des questions d’intérêt commun5 ». Il qualifie son avènement comme une spécificité majeure de l’Europe moderne, en mesure de se doter d’espaces publics bourgeois et de faire ainsi contrepoids au pouvoir absolutiste. Chacun reconnaît la contribution majeure du philosophe allemand, qui réussit à concevoir et donner un sens à la notion de sphère publique pour la différencier de l’espace privé ainsi que d’un espace public entièrement régi par l’État central. Habermas a mis l’accent sur l’évolution des mentalités et plus particulièrement sur la dimension éthique de la communication, en raison des capacités sociétales à faire évoluer la démocratie. Toutefois, en faisant le constat du rôle négligeable de la matérialité des Epu parallèlement à l’avènement de la démocratie délibérative, Habermas donne l’impression de négliger la dimension symbolique du piéton comme garant de la pérennité de la ville.

Les documents de référence de l’aménagement urbain au xxe siècle ont gommé toute référence à la valeur symbolique du vivre ensemble incarnée par l’interaction éphémère et dans l’anonymat entre piétons dans les espaces publics, pendant que les philosophes s’inscrivant dans la lignée d’Habermas valorisaient l’espace médiatique comme lieu privilégié de la délibération.

Entre patrimonialisation et privatisation

La convergence des points de vue de Le Corbusier et de Sir Buchanan ainsi que le positionnement ambigu du philosophe Habermas concourent progressivement à l’affaiblissement et à la disparition du piéton et des Epu dans la pensée aménagiste. Le piéton s’efface au profit de la suprématie des réseaux. Seuls les débats concernant l’aménagement des quartiers dits historiques continuent d’intégrer sur le mode explicite la notion des Epu et de leur rôle pour assurer la pérennité de la ville. Le rapport Buchanan a en effet suggéré à la préservation historique de ne pas se limiter aux seuls bâtiments mais de les inclure dans un périmètre de manière à se doter d’un ensemble historique cohérent. Au fil de l’aménagement urbain, les Epu sont alors perçus comme des objets au service de la patrimonialisation du cadre bâti pendant que rues, avenues et boulevards sont instrumentalisés au profit d’une mobilité pensée en termes de vitesse.

L’attention étant focalisée sur le véhicule automobile, les piétons sont désormais principalement perçus sous l’angle du risque d’accidents6, ce qui favorise la séparation entre les cheminements piétons et la circulation des voitures. L’idée d’Epu comme vecteurs de la mise en scène de la société dans sa diversité sociale et son pluralisme culturel s’estompe, y compris dans les quartiers historiques. Il n’est plus question que de riverains (les habitants du quartier historique) et de visiteurs (les touristes en quête de dépaysement dans le temps et dans l’espace). Tout concourt à associer le piéton et les Epu au rang de patrimoine historique. D’où le sérieux contraste entre les Epu d’une ville centre comme Paris (considérée comme une destination touristique de première importance) et des Epu dans les municipalités adjacentes et voisines comme Aubervilliers, Saint-Denis ou Montreuil, se situant a priori dans la continuité du tissu urbain et du cadre bâti.

Le processus ayant conduit à la patrimonialisation des Epu dans les quartiers historiques centraux s’est accompagné – notamment dans les quartiers suburbains (et périurbains) – d’une offre d’espaces publics ludiques mettant en scène la société de consommation. La négligence des autorités publiques en charge de l’aménagement urbain a facilité l’entrée de nouveaux acteurs sur la scène urbaine. Ces derniers, relevant le plus souvent de la promotion immobilière privée, ont rapidement cerné l’intérêt d’une réappropriation des Epu par les piétons tout en les inscrivant dans une logique purement marchande liée à la restructuration du commerce de détail et à la vogue des enseignes. L’espace du piéton, du badaud, du promeneur et du flâneur est alors pensé dans une logique commerciale et dans un cadre dissocié de celui de la voiture et de son aire de stationnement. De nombreux travaux ayant pris pour objet d’études les centres commerciaux et les parcs à thèmes ont mis en évidence l’avènement de ces « espaces privés ouverts au public » (Epop) et leur force d’attraction auprès des consommateurs. Toutefois, il y a beaucoup moins d’études ayant souligné la rupture de sens qui s’établit entre l’image du piéton inscrit dans la logique d’une société de consommation et la valeur symbolique de l’interaction dans l’éphémère et l’anonymat des piétons circulant dans les Epu ordinaires de la ville.

La rupture de sens ne provient pas uniquement du différentiel concernant le statut juridique des Epop et des Epu, les premiers relevant de la propriété foncière privée et les seconds du domaine public. En d’autres termes, il ne s’agit pas de relever du « domaine public » pour accéder au rang Epu, car tout dépend du jeu des interactions qui s’y déroulent. Seules des interactions sociales simulant le jeu de l’égalité de tous sont en mesure de conférer le statut d’Epu à des espaces urbains. N’y accèdent donc que les espaces véhiculant une image certes symbolique, mais hautement significative, de la démocratie ou encore du pacte républicain7.

Les centres commerciaux, les parcs à thème, les malls offrent un cadre agréable, divertissant, ludique, situé à l’écart de la présence menaçante des voitures. Outre l’offre commerciale, ils présentent l’avantage de permettre aux automobilistes de continuer à pratiquer la marche à pied ou encore de flâner durant leurs activités de loisirs. Ces Epop sont par ailleurs souvent plébiscités parce que, contrairement aux Epu, ils ont un usage spécifique entraînant de fait des pratiques sociales relativement conventionnelles où l’inattendu a peu de place. Il est vrai que dans l’ensemble, les Epop sont encadrés par des vigiles et des caméras conférant à ce lieu – outre l’atmosphère festive et enchantée convenant bien à l’attente du consommateur – un cadre sécurisé. Ce qui confirme l’expertise acquise par les acteurs privés dans la conception et la gestion des Epop.

À l’heure où les pratiques de l’aménagement ont valorisé les réseaux techniques et les équipements routiers, les usagers de la ville ont appris à distinguer les Epu des Epop. Ils associent les premiers aux quartiers historiques centraux et les seconds à des lieux de consommation situés aussi bien en ville, en banlieue et dans le périurbain. Ils ont conscience du processus d’émiettement ou encore de fragmentation des espaces publics en fonction de la localisation dans l’aire urbaine et des acteurs en charge de leur aménagement : les Epop sont associés aux acteurs privés et les Epu des quartiers historiques aux autorités publiques en charge du patrimoine.

La perte de sens politique conféré aux Epu s’inscrit également dans le processus de décentralisation. Jusque dans les années 1980, le plan d’urbanisme – intitulé autrefois Plan d’occupation des sols avant de devenir Plan local d’urbanisme – relevait de l’exercice de l’État, qui, pour des raisons déjà évoquées, avait choisi de faire des réseaux techniques les marqueurs de sa puissance. Avec la décentralisation, qui a conféré aux autorités municipales la responsabilité de l’aménagement, les Epu ont été progressivement appropriés par les municipalités pendant que l’État maintenait sa visibilité au travers des réseaux techniques. La situation s’est avérée ambiguë lorsque certains ont posé la question suivante : les Epu ont-ils pour objectif de refléter sur le plan symbolique la relation entre les pouvoirs publics locaux et les usagers ? Entre l’État et les usagers ? À la difficulté de répondre à ce questionnement – indissociable du contexte de la décentralisation – s’ajoute la complexité du processus de métropolisation. La métropolisation ne renvoie pas à l’idée d’un simple étalement urbain, elle fait référence à la restructuration économique et sociale (parallèlement à la globalisation de l’économie) d’un ensemble urbain également dénommé « aire urbaine » où les emplois ne sont plus concentrés dans la ville centre ou sa périphérie mais se retrouvent également en zone suburbaine voire périurbaine. Aussi l’exercice qui consiste à aménager des Epu dans une municipalité donnée ne se limite plus aux seuls habitants de la municipalité mais concerne également ceux qui y travaillent et ceux qui y sont de passage.

Désormais, les Epu accueillent de nombreux visiteurs venus de municipalités voisines qui prennent plaisir à fréquenter des Epu dotés d’une dose de centralité ou encore d’une certaine qualité esthétique. Certains visiteurs peuvent toutefois rencontrer quelques difficultés à se les approprier, dans la mesure où ils relèvent d’une autorité municipale qui n’est pas la leur. Du point de vue de l’usager, on parle d’un émiettement des Epu dans un cadre métropolitain par ailleurs caractérisé par une fragmentation politique en raison de la multiplicité et de la diversité de municipalités qu’il inclut.

L’intérêt d’une vision métropolitaine

À la suite de la diffusion de la Charte d’Athènes et des conclusions du rapport Buchanan qui ont réduit les Epu au statut de « résidu » de l’aménagement urbain et à celui d’outil au service de la préservation du patrimoine historique, la conception architecturale et urbanistique fut principalement centrée sur la configuration de réseaux techniques, la production de logements et l’aménagement de zones pour les emplois. On peut parler de rupture par rapport à la période haussmannienne ou encore de recul dans la mesure où, à la fin du xixe siècle, l’idéologie du réseau n’avait pas encore évincé de la scène urbaine les Epu : les deux étaient intégrés dans la conception de la ville. En ce début de xxie siècle soucieux d’inscrire l’aménagement dans une perspective de développement durable, la marche à pied et le piéton (pour ainsi dire) se retrouvent au centre d’une politique urbaine visant à assurer un partage équitable des différents modes de transport.

Toute politique urbaine qui consiste à élargir l’emprise spatiale des Epu dans la ville afin de faire de la marche à pied un mode de transport au même rang que les autres modes s’avère en réalité difficile et ne peut prendre la forme d’une simple question technique. En effet, promouvoir la marche à pied signifie reconnaître la figure du piéton, du flâneur, du promeneur et du badaud ainsi que la valeur symbolique de l’interaction éphémère, instantanée et anonyme entre les piétons pour partager les Epu, circuler ou encore tout simplement flâner et déambuler. Cette dynamique exige aussi un processus de revalorisation d’ordre politique. Difficile pour l’État d’amorcer seul cette dynamique de revalorisation compte tenu de la survalorisation des réseaux techniques dont il fut l’initiateur ainsi que de la présence d’acteurs divers privés dans la production d’espaces urbains (Epop). Difficile également pour une commune d’initier seule cette dynamique de revalorisation dans la mesure où l’aire urbaine ou encore le territoire métropolitain fréquenté par l’usager ne se limite pas à une seule commune mais en inclut plusieurs. D’où l’idée d’une revalorisation des Epu par le biais d’un binôme jusqu’ici peu connu de l’espace politique, l’État-métropole. On entend par binôme la relation (à instaurer) entre l’État et une structure politique (issue du suffrage universel) à l’échelle du territoire métropolitain. Ce binôme suppose l’invention ou encore la reconnaissance d’une légitimité politique (et non uniquement technique) de l’échelle métropolitaine.

Seul un binôme État-métropole est en mesure de faire face à l’émiettement des Epu ainsi qu’à la fragmentation politique du territoire métropolitain. Il a les moyens d’instaurer une cohérence dans l’aménagement des Epu tout en prenant en compte les spécificités de leur localisation et ainsi à terme de conférer une unité d’ordre esthétique et peut-être fonctionnel aux Epu du territoire métropolitain tout en s’assurant de leur complémentarité avec les Epop. Une revalorisation politique des Epu passe ici par la reconnaissance d’une autorité politique métropolitaine issue du suffrage universel et d’une initiative de l’État soucieux de refonder sa relation avec le territoire. La revendication d’une revalorisation politique s’inscrivant dans la reconnaissance de l’échelle métropolitaine s’appuie sur de nombreux travaux ayant par exemple démontré la pertinence de l’aire urbaine (incluant ville centre, communes suburbaines et espaces périurbains) pour décliner l’avantage comparatif à l’heure de la mondialisation. Division internationale du travail et compétition économique ne s’inscrivent plus dans une rivalité entre pays mais entre territoires métropolitains8. D’où l’intérêt d’une gouvernance à cette échelle pour assurer – comme l’indique la perspective du développement durable – l’attractivité de la métropole dans les réseaux économiques et financiers, la prise en compte explicite de la finitude des écosystèmes naturels dans les décisions d’aménagement ainsi que la cohésion sociale en réduisant l’impact négatif de la ségrégation spatiale et des inégalités sociales.

S’inscrire dans la longue durée pour un territoire métropolitain, projet politique ambitieux, ne peut donc se limiter à un exercice technique visant à assurer l’offre de services urbains et à attirer les investisseurs, pas plus qu’il ne peut être synonyme d’une « coopération spontanée » entre les différentes municipalités (souvent rivales) le composant. Envisager la perspective métropolitaine passe par une refondation de l’État dans sa relation avec le territoire national et en particulier dans sa relation avec les territoires métropolitains. Si l’une des responsabilités de l’État consiste à assurer l’égalité de tous face à l’offre de services urbains, sociaux et économiques sur l’ensemble de son territoire, il revient en ce début de xxie siècle à l’État d’assurer la compétitivité de ses territoires métropolitains sur la scène globale tout en veillant à l’équilibre entre les contraintes économiques sociales et environnementales à cette même échelle. D’où l’idée de l’invention par l’État d’une légitimité politique issue du suffrage universel à l’échelle de la métropole pour assurer la cohérence entre les trois piliers du développement durable. C’est dans cette perspective que se dessine la vision d’un pouvoir métropolitain (subtile alchimie entre le national et le local) valorisant les Epu et se mettant en scène au travers de leur aménagement.

Un nouveau sens politique

Un retour sur l’histoire de la production des espaces publics urbains par l’aménagement ainsi que sur le sens politique qu’ils véhiculent au travers des interactions entre piétons, souligne les enjeux que représentent les Epu pour toute action s’inscrivant dans la perspective du développement durable, ainsi que la difficulté de leur valorisation. Longtemps considérés comme un « résidu », soumis au double impératif de patrimonialisation et de privatisation, ils ont été émiettés, dispersés dans l’espace urbain, dépourvus de « sens commun ». D’où l’idée qu’une valorisation de la marche à pied à l’heure du développement durable ne peut se passer d’une revalorisation des Epu. En d’autres termes, l’aménagement d’Epu répondant aux critères du ludique et du divertissement dans le but de faciliter l’exercice de la marche à pied se présente comme une action insuffisante. La réintroduction des modes doux de transport exige une revalorisation des Epu, et plus précisément de la valeur symbolique des interactions entre les individus, une dimension qui relève de la sphère politique.

Les Epu se présentent en effet comme des objets en quête d’une reconnaissance politique. Face à une dévalorisation des Epu ayant conduit à leur émiettement sur la scène urbaine, à la diversité et la rivalité des acteurs en présence et à une fragmentation politique du territoire métropolitain – car constitué d’une juxtaposition de municipalités –, redonner un sens politique aux espaces publics s’avère indissociable de l’invention d’une légitimité politique à l’échelle du territoire métropolitain. Un pouvoir politique métropolitain ayant pour objectif d’assurer cohérence territoriale, cohésion et protection de l’environnement se mettrait en scène au travers des Epu, un exercice présentant l’intérêt de converger avec l’objectif central d’une politique urbaine allant dans le sens d’une revalorisation de la marche à pied.

  • *.

    Directeur de recherche au Cnrs, enseignante à l’Iheal (Institut des hautes études de l’Amérique latine, université Paris-III) et à l’Institut d’études politiques de Paris, elle a dirigé le Dictionnaire critique de la mondialisation (Paris, Armand Colin, 2012). Elle a notamment publié dans Esprit : « Le gouvernement des ¡°

  • 1.

    L’expression « espaces publics urbains » n’inclut pas les espaces publics de voisinage qui peuvent faire l’objet d’une autre catégorie, dans la mesure où le principe de l’anonymat ne s’applique pas vraiment. L’analyse est centrée sur les Epu dits centraux quelle que soit leur localisation dans l’aire urbaine (centre, péricentre, suburbain ou périurbain).

  • 2.

    Ces deux objectifs se retrouvent dans deux documents établis par les municipalités : l’Agenda 21 et plus particulièrement les Plans Climats.

  • 3.

    David Mangin, la Ville franchisée : formes et structures de la ville contemporaine, Paris, Éditions de la Villette, 2004.

  • 4.

    Peter Hall, “The Buchanan Report: 40 Years on”, Transport Ice, vol. 157, 2004.

  • 5.

    Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, Paris, Fayard, 1987 (rééd. 2001).

  • 6.

    Pour illustrer l’ensemble du propos de cette seconde partie, consulter le dossier dans Le Monde 2, du 8 mars 2008, intitulé « Le Paris auquel on a échappé : 1959-1974 », p. 53-61.

  • 7.

    Voir Michèle de La Pradelle, « Espaces publics, espaces marchands : du marché forain au centre commercial », Réinventer le sens de la ville : les espaces publics à l’heure globale, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 181-191.

  • 8.

    Certains chercheurs anglo-américains parlent de rivalité entre villes régions globales pour bien signifier les contraintes de l’économie globale.