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Prendre la représentation politique au sérieux

Cette comparaison avec les émeutes de Los Angeles, en 1965 et en 1992, et surtout leur traitement politique, font ressortir le rôle capital d’une représentation politique faisant émerger des responsables issus des quartiers mêmes où s’exprimait la violence. La demande de reconnaissance doit avoir des effets politiques.

L’analyse ne se propose pas ici de faire l’« anatomie » ou l’« étiologie » des violences urbaines de novembre 2005 pas plus qu’elle n’ambitionne de faire l’« inventaire » des différences et des ressemblances avec les riots américaines en mettant bien entendu l’accent sur le fait que nos violences n’ont pas entraîné de morts. Mais à partir d’une réflexion ancrée sur la dynamique urbaine d’une ville comme Los Angeles1 – qui a connu les émeutes de Watts en 1965 et celles de South Central en 1992 – d’imaginer quelques éléments de réponse à la crise urbaine en mettant l’accent sur la dimension symbolique de la vie politique et de l’impératif de retravailler sérieusement à une meilleure représentativité politique de certains groupes sociaux sans forcément prendre pour référence le « modèle » américain mais en faisant preuve d’invention. L’objectif poursuivi revient à souligner les conditions conduisant à une plus large diversité (sociale et culturelle) des acteurs politiques dans notre contexte national.

Quelques éléments du contexte de Los Angeles à l’heure de Watts (1965) et de South Central (1992)

Le recensement de 1960 – dont les résultats ont paru en 1961 – indiquait que la population noire avait atteint un demi-million d’habitants, ce qui représentait 13, 7 % de la population totale de la ville contre 8, 9 % en 1950 et 4, 2 % en 19402. Ce demi-million d’habitants ne s’identifiait à aucun représentant politique du conseil municipal jusqu’au moment où l’un d’entre eux, Thomas Bradley, réussit à se faire élire dans le district 10. Ce changement s’est produit en 1963 suite à une mobilisation de la communauté noire s’inscrivant dans le cadre du civil rights movement (mobilisation nationale pour les droits civiques). À la suite des émeutes de 1965, des Blancs (essentiellement démocrates) ont pris position en faveur de l’émergence de Noirs sur la scène politique3. Il s’est progressivement construit une « coalition biraciale » (pour reprendre l’expression de Raphael Sonenshein4) entre une classe moyenne noire et des réformateurs blancs. Le politologue note qu’un sondage effectué par le quotidien LA Times (après Watts) indiquait un certain optimiste parmi les Noirs qui pensaient que les Blancs seraient désormais plus attentifs à leur sort (logements, écoles et emplois) et à leur souhait d’être présents sur la scène politique. En 1969, le conseiller municipal africain-américain Bradley est candidat pour le poste de maire (pendant que Ronald Reagan mène sa campagne pour le poste de gouverneur de la Californie après avoir réussi à rendre responsable le gouverneur sortant Edmund G. Brown des émeutes de Watts). Il échoue mais il réussit à devenir maire au printemps 1973 et le sera pendant cinq mandats successifs, soit jusqu’en 19935. Le conseil municipal de Los Angeles compte 15 élus (représentant chacun un district dont les poids démographiques sont équivalents) alors que le maire est élu par l’ensemble de la population. Los Angeles, qui avait été l’une des premières villes américaines à connaître de violentes émeutes dans les années 19606, fut, quelques années plus tard, considérée comme la ville de l’avant-garde politique. En effet, il aura fallu attendre l’année 1983 pour voir émerger un maire noir dans une grande ville (non majoritairement noire7) avec Harold Washington à Chicago et l’année 1989 avec David Dinkins à New York.

À l’image des émeutes de Watts – qui avaient débuté suite à l’arrestation d’un conducteur africain-américain jugé en état d’ivresse par un policier blanc –, les émeutes de South Central se sont déroulées quelques heures après l’acquittement de quatre policiers blancs dans le cadre d’un verdict rendu par un jury (siégeant à Simi Valley, banlieue au nord-ouest de Los Angeles, dans le comté de Ventura). South Central (le ghetto noir soumis aux pressions de flux migratoires latino-américains) devient le théâtre de la colère et de la révolte. La population noire, pour une large part au chômage et vivant dans des conditions de précarité (voire de pauvreté), manifeste et désapprouve le jugement (rendu par un jury composé de quatre Blancs et d’un Asiatique) qui ne faisait pas justice à un jeune noir qui avait été battu férocement par quatre policiers, à la suite d’une poursuite sur l’autoroute, en mars 19918. Les émeutes de South Central, à l’image de celles de Watts, ont témoigné de la colère des Noirs à l’égard du système judiciaire et de la police (comme pouvaient l’illustrer les paroles du chanteur de rap Ice-T qui faisait les éloges du cop killer – tueur de police9). La brutalité de la police à l’égard de la population noire est dénoncée une fois de plus10. South Central ne peut pour autant se définir comme « Watts II » dans la mesure où la ville a accueilli au cours des années d’importants flux migratoires hispaniques11. À ce fameux « dilemme américain » ancré sur l’existence d’une population noire opprimée s’est substituée une réalité plus complexe où il est désormais question de groupes pluriculturels (incluant des gangs) et de relations interethniques. Les émeutes de South Central mettent également en scène la question de l’emploi dans une économie globalisée propice à l’émergence de l’underclass, une population déconnectée du marché du travail.

Les émeutes ont concerné différents groupes ethniques et elles furent qualifiées de multiraciales dans la mesure où elles s’étaient déroulées sur un territoire dont la population (autrefois principalement habitée par des Noirs) comprenait des Noirs et des Hispaniques (ceux-ci représentaient 39 % de la population de la ville), dans la mesure aussi où elles avaient mobilisé des gangs relevant de communautés noires et hispaniques. Les principaux commerces pillés et incendiés appartenaient aux Coréens. Les émeutes ont débordé le ghetto de South Central touchant aussi Koreatown (enclave ethnique comprenant des Coréens, Chinois et Hispaniques) située à la limite septentrionale de South Central, ainsi que des bâtiments du centre-ville et d’Hollywood.

Treize ans après les émeutes de South Central, la ville de Los Angeles élit un maire latino au printemps 2005 et comprend cinq conseillers municipaux latinos. Antonio Villaraigosa, conseiller municipal du 14e arrondissement, a obtenu 58, 4 % des voix des électeurs et la majorité des votes de jeunes Noirs.

À Los Angeles, les habitants ont établi un lien de causalité entre les riots de Watts en 1965 et l’élection d’un maire africain-américain en 1973, de même qu’ils font le rapprochement entre les émeutes de 1992 et l’élection d’un maire latino en 2005. Ils précisent d’ailleurs dans les deux cas : « Notre maire ne s’identifie pas à la communauté noire ou latino, mais à la ville dans son ensemble. » La mémoire de Bradley est toujours présente à Los Angeles non seulement parce qu’il a permis à la communauté noire de se rapprocher de la sphère politique et d’y figurer mais aussi parce qu’il a manifestement bien réussi à intégrer la ville dans le club fermé des villes-mondes. Cette politique fut prolongée par ses successeurs notamment le maire actuel qui, lors d’une conférence de presse le mois dernier, saluait les relations culturelles entre les grandes villes de la planète – à l’occasion du lancement de l’exposition sur l’art et l’architecture contemporaine de Los Angeles au Centre Pompidou à Paris – et l’intérêt pour les Français de ne plus limiter leur vision de la vie artistique américaine à la seule production d’une ville comme New York12.

Expliquer l’élection d’un maire noir puis d’un maire hispanique

La victoire d’un maire noir puis d’un maire hispanique résulte de la volonté et d’un consensus construit entre les différents groupes sociaux, raciaux et ethniques (incluant les acteurs économiques) pour faciliter l’accès d’un élu appartenant à une minorité ethnique sur la scène politique. Il s’agit bien de la volonté d’une majorité puisque le maire est élu directement par l’ensemble des habitants de la ville. L’élection d’un maire repose sur la construction sociale et politique d’un objectif commun mais elle s’appuie aussi sur un outil présentant un volet universel et un volet spécifiquement américain. Il s’agit du redistricting ou de la redéfinition des limites des arrondissements de la ville. Le redécoupage des circonscriptions électorales inclut le principe de la dimension raciale et ethnique de la représentation13.

Le premier volet repose sur le principe de base d’une représentativité optimale des citoyens dans le cadre du jeu démocratique : “one person, one vote”. Aussi, après tout recensement démographique, les limites des arrondissements et des circonscriptions électorales (à l’échelle de la ville ou de l’État) sont redéfinies pour assurer l’« équivalence démographique » des circonscriptions électorales afin de permettre le jeu de la démocratie de représentation. Le redistricting se distingue du reapportionment qui consiste à redistribuer les 435 sièges de la Chambre des représentants (du Congrès) à la suite de la publication des résultats du recensement concernant le poids démographique de chacun des 50 États14. Le reapportionment – qui se traduit par des gains de sièges pour certains États en pleine croissance démographique (comme la Californie et certains États de l’Ouest et du Sud) ou par des pertes de sièges pour les États dont la croissance démographique n’est pas supérieure à la moyenne nationale (comme l’État de New York par exemple) – s’inscrit dans le cadre des responsabilités de l’administration fédérale, en dehors de toute politique partisane dans la mesure où il repose sur des critères objectifs. Mais il n’en est pas de même pour le redistricting qui exige une certaine mobilisation politique pour redessiner les frontières des districts dans le but d’assurer le principe d’une équivalence démographique dans le jeu politique. La procédure s’est par ailleurs complexifiée à la suite de l’amendement porté en 1982 par le Congrès au Voting Rights Act de 1965.

Le second volet spécifiquement américain s’inscrit dans une loi fédérale exigeant une meilleure représentativité des minorités ethniques parallèlement à leur taux de croissance démographique. Aussi le redécoupage des districts (arrondissements) est-il fait de manière à faire émerger des territoires majoritairement peuplés de minorités ethniques afin que des élus issus des minorités puissent les représenter et défendre leurs intérêts. On se souvient que le Civil Rights Act de 1965 avait été voté pour garantir le droit de vote des Noirs (qui, jusqu’ici, devaient passer un test de lecture) à la suite de la marche pour les droits civiques de Selma à Montgomery (Alabama). Selma était alors une petite ville majoritairement peuplée de Noirs (53 %) où seulement 3 % de la population noire était enregistrée sur les listes électorales.

Ce volet singulièrement américain s’explique en grande partie par le choix délibéré de la gauche américaine de valoriser la ségrégation sociale et raciale (constat objectif) dans le champ politique – plutôt que de se limiter à la condamner sur la base d’un discours idéologique sans aucun effet sur la vie sociale et la vie politique – et ainsi de faciliter l’émergence de minorités ethniques et raciales sur la scène politique. L’introduction de ce second volet à la procédure du redistricting a été à l’origine de sérieuses controverses et s’est souvent traduite par des interventions des cours de justice et par celles des cours suprêmes des différents États. Pour un État comme la Caroline du Nord, la Cour suprême fédérale a dû intervenir.

Dans les années 1980 et, de manière plus limitée, dans les années 1990, la procédure du redistricting à Los Angeles ne s’est pas faite facilement. Elle a suscité de sérieux conflits et a exigé l’intervention du ministère fédéral de la Justice pour que le conseil municipal accepte en 1986 de se doter d’un deuxième conseiller municipal latino15. Mais elle a ainsi permis aux Latinos de détenir cinq sièges (sur quinze) en 2005 alors qu’ils n’en possédaient aucun en 1980 et à Villaraigosa de devenir le maire de la ville16. Comme pour Bradley, les habitants de Los Angeles estiment qu’ils ont voté pour un maire issu de la communauté latino mais un maire qui ne s’identifie pas uniquement à la communauté latino. D’après le Los Angeles Times, le maire a mené une remarquable campagne en vue des élections en associant des équipes représentant les différents quartiers et les différents groupes sociaux et culturels. Les médias ont également mis l’accent sur la capacité de Villaraigosa à gérer la deuxième ville des États-Unis (après New York). Le maire est en effet issu d’une famille pauvre immigrée du quartier City Terrace à East Los Angeles (le barrio chicano de la ville) mais il a également réussi à avoir accès à l’enseignement supérieur et à intégrer l’université de Californie, Los Angeles (Ucla) – une des prestigieuses universités publiques de Californie après Berkeley (dans la région de San Francisco) qui accueille également de nombreux étudiants étrangers – où il a également obtenu son diplôme en 1977.

Dans un récent entretien du maire pour la revue Ucla Magazine, Villaraigosa – également qualifié de « 21st century Tom Bradley » – déclare qu’il considère ses années passées à Ucla comme son introduction à la diversité sociale, raciale et culturelle de Los Angeles et du monde17. Il estime aussi que Ucla a forgé sa conscience civique (shaped his civic consciousness) et que c’est grâce aux échanges avec les professeurs et les étudiants qu’il a mesuré la nécessité pour des jeunes comme lui issus de l’immigration de s’inscrire dans la vie politique américaine.

Que retenir de l’expérience des Losangelinos ?

Les violences de novembre 2005 ont fait l’objet d’un nombre impressionnant d’articles et de reportages dans les médias ainsi que de nombreuses déclarations des politiques et des intellectuels qui n’ont pas hésité à souligner l’absence totale de revendications de la part des jeunes de banlieues. Certains se sont penchés à nouveau sur la dimension sécuritaire tout en constatant les limites de la « politique de la ville18 » – défendue par la droite et par la gauche au cours des vingt dernières années – pendant que d’autres encore estiment nécessaire de reconsidérer la question locale comme la référence à partir de laquelle la scène politique pourrait se reconfigurer19. Plus rares sont les voix qui ont revendiqué une meilleure représentativité des populations issues de l’immigration sur la scène politique et notamment dans le cadre d’élections municipales ou encore législatives. Les riots de Los Angeles démontrent que les violences ou émeutes urbaines sont rarement accompagnées par des revendications claires susceptibles de se traduire automatiquement par des politiques publiques bien ciblées. Elles traduisent, en revanche, certainement la quête d’une certaine forme de reconnaissance sur le plan symbolique en vue de venir conforter une identité souvent meurtrie ou stigmatisée. Mais réaffirmer l’exigence d’une dimension symbolique dans la vie politique et l’émergence de nouveaux profils dans la vie politique nationale et locale ne signifie pas du tout importer à n’importe quel prix (par exemple en niant notre propre histoire et notre spécificité) le modèle américain. Il s’agit plus simplement de formuler un certain nombre de priorités susceptibles d’être mises en œuvre dans le cadre d’actions publiques en vue d’apporter une plus grande diversité de profils (hommes et femmes) dans la vie politique. Or il semble que, pour le moment, les partis politiques sont loin d’en avoir pris pleinement conscience et qu’il revient à la société civile de se mobiliser sur des sujets considérés comme des enjeux politiques.

Aussi, à partir de l’expérience de Los Angeles, cinq chantiers peuvent être proposés en vue d’une mobilisation de la société civile.

Encourager les potentiels électeurs et notamment les jeunes à s’inscrire sur les listes électorales. Cette initiative a en partie été prise par nos jeunes stars de la sphère artistique mais devrait être poursuivie dans les années à venir.

Se mobiliser pour mettre fin aux « disparités de représentation » dans la vie démocratique dans la mesure où elles remettent en cause le principe du suffrage universel et l’esprit de justice. L’opinion publique connaît bien la traditionnelle rhétorique des inégalités sociales et générationnelles et des disparités spatiales mais peu d’entre nous sont sensibles à la disparité de représentation qui empêche les acteurs politiques de refléter notre diversité culturelle. Un article paru dans Le Monde du 11 juin 2005 signalait ainsi qu’un élu de la deuxième circonscription de Lozère ne représentant que 34 374 habitants se retrouvait dans le même hémicycle et avait le même poids politique qu’un élu de la deuxième circonscription du Val-d’Oise (territoire suburbain de la région parisienne) représentant 188 200 habitants (soit six fois plus). Certaines populations sont ainsi mieux représentées que d’autres, un constat que le Conseil constitutionnel avait fait, après les élections législatives de 2002, en rappelant que le découpage électoral remontait à 1986, qu’il avait été effectué sur la base du recensement de 1982 et qu’il fallait le mettre à jour. Mais ce point de vue n’avait jamais vraiment entraîné une quelconque mobilisation de la part des partis. Aussi, une semaine plus tard, le même quotidien déclarait que le gouvernement avait pris la décision de renoncer à tout redécoupage de la carte électorale. Les propositions du groupe des experts se sont retrouvées dans les tiroirs des ministères et une fois de plus la question des mutations sociales et spatiales du corps électoral ne sont pas reflétées dans la carte électorale (datant d’il y a plus de 24 ans) sans que cela ne dérange nos responsables politiques qui semblent après tout se contenter du statu quo20. Inscrire les mutations sociales et culturelles dans l’agenda politique est présenté comme une suggestion de « peu d’intérêt » face aux enjeux de la stabilité politique associée à l’idée de l’« intérêt général », au profit de ceux qui ont le pouvoir. L’idée de remettre à plus tard ou encore de négliger la question de la carte électorale signifie tout simplement que l’on ne veut plus prêter attention au principe du suffrage universel pourtant garant de notre démocratie de représentation.

Prendre en compte la dimension symbolique de la représentativité politique (en mesure d’entraîner une « meilleure estime de soi » pour les individus ayant, d’une certaine manière, intériorisé l’exclusion) tout en imaginant ou peut-être en renforçant un certain nombre de dispositifs pour faciliter l’accès à une éducation de qualité et l’accès à l’enseignement supérieur des populations (notamment, mais pas uniquement, issues de l’immigration) vivant dans des territoires relégués. Cette mesure revient à plébisciter l’action menée par certaines institutions, comme Sciences-Po, et à lui donner une nouvelle ampleur21. Il s’agit de s’assurer que des candidats (appartenant à des quartiers sensibles) aient la chance de mener des études supérieures leur permettant d’être en rivalité avec les élus actuels, à l’image du maire de Los Angeles.

Faire pression auprès des partis politiques pour qu’ils prennent en compte les mutations sociales et culturelles. À Los Angeles, le parti démocrate (pour prendre un exemple) a clairement œuvré pour endosser la candidature des minorités alors que le pourcentage des minorités ethniques ne cessait d’augmenter. Mettre l’accent sur les mutations sociales et culturelles devrait permettre, par ailleurs, d’éviter de tomber dans le piège qui consiste à assimiler (comme on l’a vu au cours des événements de l’automne 2005) « population issue de l’immigration » (élément moteur de notre diversité culturelle) et « religion musulmane » en donnant la parole aux membres du Conseil français du culte musulman (Cfcm) alors qu’on ne cesse de se revendiquer comme une nation laïque par ailleurs.

Se rappeler que pour assurer la paix sociale au sein d’une société, il convient de faire en sorte que le cercle qui détient le pouvoir politique ne soit pas identique au cercle qui détient le pouvoir économique qui lui-même doit être différent du cercle qui détient la reconnaissance médiatique.

Deux priorités : disparités de représentation et accès à l’enseignement supérieur

Ce rapide parallèle entre les « violences » de chez nous et les « émeutes » de chez eux (pour faire référence aux habitants de Los Angeles et aux habitants des villes américaines) n’avait pas pour objectif de nous rassurer en constatant que chez nous « il n’y avait pas eu de victimes » mais de se doter d’une perspective susceptible d’entraîner une réflexion autour d’un projet collectif22. Aussi la comparaison avec les villes américaines ne se limite-t-elle pas à saluer les performances du maire de New York, Rudoph W. Giuliani, qui fut un temps le maire le plus médiatisé de la planète parce qu’il avait réussi à faire baisser, avec l’aide du commissaire William Bratton (aujourd’hui en charge de la police de Los Angeles), la criminalité violente lors de ses deux mandats successifs, à revendiquer et à légitimer l’importation d’un modèle made in Usa, mais à mettre en évidence le potentiel et les outils dont nous disposons pour répondre aux défis actuels de la société. Toute ambition d’analyse comparative n’a ni pour objet de copier « l’autre » ni pour ambition de faire du contexte autre une critique acerbe mais tout simplement de s’inspirer d’une dynamique outre-Atlantique pour faire preuve dans notre contexte d’invention et ainsi faciliter la traduction dans le champ politique des mutations sociales, spatiales et culturelles et de faciliter l’accès à l’enseignement supérieur des populations vivant dans des territoires relégués. Le moment est peut-être venu de prendre conscience des conséquences néfastes pour la vie sociale des sérieuses « disparités de représentation » dans une démocratie de représentation fondée sur le principe du suffrage universel.

  • *.

    Cynthia Ghorra-Gobin, directeur de recherche au Cnrs, enseigne à l’université de Paris IV-Sorbonne et à l’Institut d’études politiques (Paris). Ce texte reprend quelques-unes des idées exprimées lors de la journée d’études sur les violences urbaines organisée par le Cso et le Cevipof (deux centres de recherche de Sciences-Po).

  • 1.

    La ville de Los Angeles compte 3, 9 millions d’habitants aujourd’hui. Les Blancs (non-hispaniques) représentent 29 % de la population, les Hispaniques 46 %, les Africains-Américains 11 % et les Asiatiques 11 %. Plus de 22 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté (contre 13, 5 % au niveau national).

  • 2.

    Les Noirs ont commencé à quitter le sud du pays vers les villes du Nord-Est à partir de la Première Guerre mondiale mais ils se sont dirigés vers les villes de la côte ouest comme Los Angeles à partir de la Seconde Guerre mondiale.

  • 3.

    Dans les années 1960, le recensement américain incluait les deux catégories raciales (noir et blanc) et ce n’est que dans les années 1980 que la catégorie ethnique hispanic est prise en compte à la suite de la mobilisation des Latino-Américains et notamment des Mexicains-Américains.

  • 4.

    R. J. Sonenshein, Politics in Black and White, Princeton University Press, 1993.

  • 5.

    La charte municipale actuelle ne permet plus à un(e) élu(e) d’être maire au-delà de deux mandats.

  • 6.

    La bibliographie sur les émeutes de 1965 est importante, comme l’indique les nombreuses références de Sonenshein. Voir également l’ouvrage de R. Fogelson, The LA Riots, New York, Arno, 1969.

  • 7.

    À l’époque les Noirs représentaient 14 % de la population qui comptait environ 3 millions d’habitants.

  • 8.

    L’incident avait été filmé par une caméra « amateur » et largement diffusé.

  • 9.

    Un mois après les émeutes de South Central, le conseil municipal de Los Angeles ainsi que le conseil du comté ont interdit la vente de l’album d’Ice-T sur leur territoire. Cette décision avait été approuvée par Willie Williams, le chef noir de la police de Los Angeles (nommé juste après les événements en juillet 1992).

  • 10.

    C. Ghorra-Gobin, « Los Angeles 1992 : la première émeute multi-ethnique des États-Unis », Hérodote, no 65-66, 2e et 3e trimestre, 1992, p. 326-337. Consulter également la bibliographie de M. Baldassare (ed.), The Los Angeles Riots: Lessons for the Urban Future, New York, Westview press, 1994.

  • 11.

    C. Ghorra-Gobin, « South Central = Watts II ? De la rivalité entre anciennes minorités et nouveaux immigrés », Hérodote, no 85, p. 143-160.

  • 12.

    Suzanne Muchnic, “LA-Paris museums love fest”, Los Angeles Times, 25 février 2006.

  • 13.

    La question du redistricting à l’échelle locale ou à l’échelle de l’État est peu travaillée par les sciences sociales en dehors de l’ouvrage de référence d’Abigail Thernstrom, Whose Votes Count? Affirmative Action & Minority Voting Rights Act, Harvard University press, 1987 ainsi que les travaux de Lani Guinier (première femme noire ayant accédé au titre de professeur à l’École de droit de Harvard) comme Fundamental Fairness in Representative Democracy, New York, Free press, 1994. Elle est en revanche étudiée dans les revues de droit, comme Harvard Law Review, Columbia Law Review, National Law Review, Yale Law Review ou Harvard Civil Rights-Civil Liberties Law Review.

  • 14.

    Consulter le site www.legislative.state.al.us/reapportionement/

  • 15.

    Pour plus de détails sur la procédure à Los Angeles dans les années 1980, voir Ghorra-Gobin, « La légitimité d’une redéfinition du territoire : citoyenneté et culture civique. Analyse critique du contexte urbain américain », Revue de géographie de Lyon, vol. 72, no 3, 1997.

  • 16.

    Consulter le site du bureau du maire pour en savoir plus : www.cityofla.org

  • 17.

    A. Singh “The education of a mayor”, Ucla Magazine, janvier 2006, p. 22-27.

  • 18.

    Les travaux de L. Mucchielli et V. Le Goaziou, Quand les banlieues brûlent. Les leçons des émeutes de l’automne 2005, Paris, La Découverte, 2006 et S. Roché, Police de proximité. Nos politiques de sécurité ?, Paris, Le Seuil, 2005.

  • 19.

    Voir notamment Olivier Mongin, la Condition urbaine : la ville à l’heure de la mondialisation, Paris, Le Seuil, 2005 et Jacques Donzelot, Quand la ville se défait : quelle politique face à la crise des banlieues, Paris, Le Seuil, 2006.

  • 20.

    P. Roger, « Le ministre de l’Intérieur va devoir trancher sur le redécoupage de la carte électorale », Le Monde, 11 juin 2005 et « Le gouvernement renonce au redécoupage de la carte électorale », Le Monde, 18 juin 2005.

  • 21.

    R. Descoings et R. Rémond, « Sciences-Po : égalité des chances, pluralité des chances », Le Monde, 11 mars 2001.

  • 22.

    On utilise le terme « violence » chez nous et « émeute » chez eux parce que, là-bas, il y a eu des morts. Les émeutes de Watts ont entraîné la mort de 35 personnes et celles de South Central 55 morts et, dans les deux cas, de nombreux blessés.

GHORRA-GOBIN Cynthia

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