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Le gouvernement des « espaces métropolisés ». Refonder la relation entre l’État et le territoire national

février 2008

#Divers

Refonder la relation entre l’État et le territoire national

Les effets contradictoires des inégalités économiques se traduisent à l’échelle locale par des mobilisations politiques visant à redéfinir les périmètres des villes. Quelles demandes sociales ces mobilisations exprimentelles ? À partir de l’exemple de Los Angeles, l’auteur examine comment penser le lien entre territoire et représentation politique, à l’échelon de la métropole comme à l’échelon national.

La thématique du gouvernement des villes est à l’ordre du jour en France – en raison notamment des prochaines élections municipales – comme elle l’est dans d’autres contextes nationaux. Elle concerne principalement les espaces métropolisés qui, plus que les autres espaces territoriaux de l’échelle nationale, ont été sérieusement reconfigurés par la dynamique de la mondialisation économique. Les espaces métropolisés – définis comme la traduction spatiale et infranationale de l’avènement de l’économie globale – apparaissent « en quête de régulation ». L’invention des expressions « ville-région globale » ou encore « espaces métropolisés » découle des analyses économiques ayant mis en évidence, d’une part, le besoin d’ancrage de l’économie globale dans un réseau de villes-régions et, d’autre part, le fait que la dynamique économique de l’espace métropolisé exige d’être régulée, les « avantages comparatifs » se jouant désormais tout autant à l’échelle des espaces métropolisés qu’à l’échelle nationale. Dans ce contexte, il est difficile pour les sciences sociales d’esquisser l’interrogation sur la pertinence de la construction d’une autorité légitime à l’échelle métropolitaine. Il s’agit en effet d’une part de maintenir et d’optimiser en permanence un avantage comparatif à l’échelle métropolitaine et d’autre part de réguler de manière efficiente les coûts sociaux (chômage, disparités sociospatiales, distance croissante entre niveaux d’éducation) et les coûts environnementaux (perte de la qualité paysagère, destruction des écosystèmes, pollution de l’air) engendrés par la dynamique capitaliste. Certes, l’État prend en charge une partie des coûts liés à cette nouvelle étape du capitalisme mais l’opinion publique a le sentiment que ses interventions ne sont pas aussi pertinentes que lors de la phase du capitalisme industriel solidement encadré par l’État. L’exemple des emplois perdus dans le secteur industriel illustre tous les jours ce sentiment.

La nouvelle étape du capitalisme souvent associée chez nous à la désindustrialisation s’avère un processus bien plus complexe. Elle ne correspond pas du tout à l’avènement d’une ère postindustrielle mais elle inscrit tout simplement l’industrie au sein d’une chaîne de valeurs où les pays riches s’accaparent la production de l’immatériel et délaissent la production matérielle aux pays émergents. Le couple centre-périphérie ayant permis de légitimer un temps les clivages entre le Nord et le Sud se décline désormais également à l’échelle du territoire national1. Les effets sociaux tragiques liés à la concentration spatiale du chômage au sein des espaces métropolisés représentent un sujet de préoccupation majeure. L’adjectif « tragique » est ici utilisé non simplement pour caractériser la violence qui sévit dans ces quartiers mais aussi pour souligner combien la concentration spatiale du chômage et celle des effets sociaux induits sont en mesure de produire un processus plus difficilement réversible que la simple violence : le décalage croissant entre les niveaux d’éducation des jeunes au sein d’un même espace métropolisé.

Toute discussion au sujet de la quête de régulation des espaces métropolisés signifie admettre le principe de leur reconnaissance au sein d’un système démocratique.

L’idée de cette reconnaissance politique est animée par deux principes : 1) le principe de la gouvernance qui se définit comme « l’art de gouverner sans gouvernement » en créant un consensus articulant de manière diffuse et flexible démocratie de participation et démocratie de représentation et 2) le principe d’une réorganisation de l’État prenant en compte de manière explicite la question d’un espace métropolitain en quête de régulation et, de ce fait, sensible à l’idée d’un État se déclinant à diverses échelles2. Après avoir rappelé la spécificité du contexte actuel, l’analyse est ici centrée sur l’impact de la nouvelle donne économique dans les configurations territoriales au sein des espaces métropolisés. Ces reconfigurations territoriales liées à des processus de territorialisation-déterritorialisation sont en mesure d’entraîner à leur tour des capacités de mobilisation politique se donnant pour objectif de modifier les périmètres territoriaux3. Le choix du contexte américain s’explique par simple commodité analytique : en effet, la culture politique américaine exprime plus facilement que d’autres cultures les velléités de désolidarisation au sein des espaces métropolisés. Il n’est pas question de présenter les États-Unis comme un modèle ou comme un contre-modèle mais tout simplement de faire de l’analyse comparative un outil facilitant un certain recul par rapport à la nature du débat chez nous4. La conclusion souligne combien les contraintes liées à cette nouvelle étape du capitalisme exigent en fait de refonder le rapport de l’État au territoire national par rapport à un objectif de solidarité et de développement durable5.

« Espace territorial » et « avantage comparatif » à l’heure globale

Le capitalisme contemporain se caractérise par l’émergence de l’économie globale qui ne se confond pas avec l’économie mondiale6. L’économie mondiale se définit comme la somme des économies nationales alors que l’économie globale correspond à un segment de l’économie mondiale reposant sur la dynamique des échanges commerciaux et des firmes globales. La firme globale se distingue de la multinationale dans la mesure où elle se caractérise par une stratégie unique en dehors de toute référence aux frontières nationales. Le passage de la multinationale à la firme globale s’est produit certes parallèlement à la globalisation des marchés financiers et à l’uniformisation de la demande des consommateurs mais surtout grâce au développement des technologies de l’information et de la communication (Tic) et d’internet qui rendent possible la coordination en temps réel d’opérations menées à partir de différentes localisations géographiques7. Cette nouvelle organisation de la production économique menée par la firme globale qui repose également sur la baisse des coûts de transports (aériens et maritimes) explique la pratique de la sous-traitance, qui se trouve souvent à l’origine de délocalisations. Elle s’avère certes destructrice d’emplois (généralement, mais pas uniquement, peu qualifiés) dans les anciens pays industrialisés mais créatrice d’emplois dans des pays du Sud (à présent qualifiés de pays émergents).

Depuis l’époque d’Adam Smith, les économistes ont pris l’habitude d’associer l’« avantage comparatif » à l’échelle du territoire national. Cela a généralement conduit tout État à élaborer sa stratégie d’inscription dans ce qu’il était convenu d’appeler le processus de spécialisation économique et ainsi de participer activement à la division internationale du travail. Aujourd’hui avec l’émergence de l’économie globale – dont l’une des spécificités majeures est de s’organiser autour de l’espace virtuel offrant des capacités d’interconnexion en dehors de tout principe de localisation –, l’hypothèse d’un avantage comparatif se jouant uniquement à l’échelle nationale est sérieusement remise en cause. Anna Lee Saxenian, professeure à l’université de Berkeley et doyenne de l’École d’information de cette même université, fut parmi les premiers chercheurs à revisiter la théorie économique au début des années 1990 et à mettre en évidence l’« avantage comparatif » que représentait l’échelon ville-région à l’heure de l’économie globale8. L’État demeure certes un acteur majeur pour assurer l’attractivité des différentes régions composant son territoire, au travers de politiques en faveur d’investissements variés dans des programmes de recherches, des infrastructures techniques (voies de communication) et sociales (santé publique) sans oublier l’éducation (de l’enseignement primaire à l’enseignement supérieur). Il a toutefois plus de mal à assurer en tant qu’acteur unique le potentiel d’attractivité d’une ville-région ou d’un espace métropolisé. Ce constat s’explique non en raison de la diffusion d’une idéologie néolibérale mais plus simplement en raison de l’intensification des échanges d’informations et de communications au sein de l’espace transnational. En effet, le principe de la globalisation ne se limite pas au seul marché financier mais inclut aussi ces capacités d’interconnexion entre acteurs économiques (et autres types d’acteurs) indépendamment de toute proximité spatiale.

Tout espace territorial se comprend comme un espace construit socialement au cours de l’histoire et, de ce fait, ayant une visibilité dans la sphère politique9. L’espace territorial est ainsi codifié et normé au cours de différentes étapes historiques en vue de répondre aux exigences du pouvoir central attentif aussi bien à l’organisation de la production économique qu’au principe de l’équité sociale. L’aménagement du territoire est ainsi devenu dans de nombreux pays une pratique indissociable de l’avènement de l’État-providence. La culture politique américaine a toutefois réussi à intégrer la notion d’« espace territorial inachevé ». Un espace territorial inachevé se définit comme un territoire dont le périmètre est susceptible d’évoluer en fonction d’un calendrier politique (incluant aussi bien les décideurs politiques que la société civile10). La reconnaissance au sein de la culture politique américaine d’une certaine flexibilité ou encore plasticité dans les périmètres territoriaux s’explique non en raison de la faible pertinence de l’espace territorial dans la construction de l’identité nationale américaine (ce qui serait une erreur majeure d’interprétation de la civilisation américaine11) mais en raison de ses capacités à ne pas dissocier le territoire des institutions politiques.

« Espace territorial inachevé » et capacités de mobilisation

Tout au long de la construction du territoire américain reposant sur un assemblage d’États fédérés, il revenait à l’État fédéré de se doter d’une capitale et de fixer une fois pour toutes les limites des comtés de son territoire souvent principalement rural, en dehors de quelques villes dotées d’un statut municipal au sein du comté. Mais la constitution de chaque État fédéré autorise la population de ces différents comtés à s’organiser pour se doter d’un statut de municipalité si elle atteint un seuil démographique sur un espace susceptible d’être délimité. Compte tenu de la faible densité de population au moment de la création des États (notamment dans les États du Midwest et de l’Ouest plus récents que les États de la côte est), les espaces du territoire du comté non organisés au sein d’une municipalité sont en fait gérés directement par le comté. Ces espaces du comté qualifiés de « non incorporés » sont donc susceptibles de maintenir leur statut ou encore de le modifier au travers de l’annexion ou encore de l’incorporation12.

L’historiographie urbaine américaine a ainsi mis en évidence le rôle des promoteurs des lotissements résidentiels (situés en dehors de la ville) dans la fabrique des municipalités suburbaines, largement résidentielles à l’heure de la phase industrielle du capitalisme. Les habitants de ces lotissements résidentiels (situés dans un cadre naturel plaisant) optaient pour l’incorporation afin d’éviter de se retrouver annexés par la ville-centre. Ils se mobilisaient pour se doter aussi bien d’une municipalité que d’un plan d’urbanisme, comme l’autorisait le cadre législatif. Le plan d’urbanisme servait à anticiper sur la dynamique de la promotion immobilière en imposant normes et codes afin de prévenir tout changement dans le statut social des premiers habitants. Pas question de s’inscrire dans la ville-centre qui (de la fin du xixe siècle et jusque dans les années 1960) concentre l’essentiel de la production économique et qui, en outre, accueille des immigrés aussitôt métamorphosés en classes ouvrières. Tout est fait pour prendre distance par rapport à la ville polluée (usines et programmes sociaux pour faire face aux problèmes d’acculturation des immigrés) et ainsi d’éviter de participer à tout effort de solidarité13.

Le processus institutionnel américain autour de cette idée de l’« incorporation » se traduit par la création d’une entité municipale aussi bien à partir d’un territoire non incorporé qu’à partir d’un territoire déjà incorporé. Rien n’empêche les habitants d’un territoire déjà incorporé de choisir d’être annexés par un autre territoire incorporé et ainsi de n’être plus qu’un quartier au sein de cette vaste entité municipale. Ce fut par exemple le cas des lotissements La Brea et Los Féliz où les habitants se mobilisent au tournant du xxe siècle pour se constituer en municipalité (Hollywood) avant de négocier avec la municipalité de Los Angeles leur conversion en tant que simple quartier de la ville. Par ailleurs, une partie des habitants d’un territoire incorporé peut également choisir d’acquérir son autonomie et ainsi émerger en tant que nouvelle municipalité. Dans ce dernier cas, on parle d’une sécession après incorporation. L’analyse de la mobilisation politique incarnée par la procédure de l’incorporation met en évidence des mobiles relevant souvent d’une optimisation de l’offre de services publics urbains comme l’eau ou les transports en commun mais elle révèle également des postures politiques œuvrant dans le sens de la « désolidarisation », comme l’attestent certains épisodes de la décennie 2000 à Los Angeles.

La ville de Los Angeles s’étend sur 1 200 km2 environ (Paris 100 km2) et compte 3, 7 millions d’habitants en 2000. Son étendue s’explique en raison de la stratégie territoriale menée par la municipalité parallèlement à ses investissements dans la construction d’équipements et d’infrastructures publics tout en s’appuyant sur la procédure de l’annexion telle que définie par le cadre législatif californien. Au début de la décennie 2000, la ville de Los Angeles a été le théâtre d’un sérieux affrontement politique entre le maire de la ville (principalement) et des habitants de la vallée de San Fernando soucieux de proclamer leur autonomie et de se doter ainsi d’une municipalité. La vallée de San Fernando, qui comprend 1, 2 million d’habitants et quatre arrondissements de la ville de Los Angeles, correspond en fait à la dernière entité spatiale annexée par la ville. Des habitants de San Fernando ont milité en faveur de la création d’une municipalité « bien à eux » et ainsi de faire sécession par rapport à la ville de Los Angeles. Ce désir, qui remonte au lendemain des émeutes de 1992, s’est progressivement organisé dans le cadre associatif avant d’émerger de façon explicite dans l’espace politique. Les quatre conseilleurs municipaux représentant les quatre arrondissements de la ville (inclus dans l’espace de la vallée de San Fernando Valley) ont dans un premier temps défendu le dossier auprès de l’élu représentant leur territoire au niveau de la législature californienne en mettant l’accent principalement sur le poids démographique de la ville et la distance qui sépare le maire et son conseil municipal des préoccupations quotidiennes des habitants. L’élu californien a réussi à convaincre son assemblée législative qui a autorisé le lancement de la procédure. Comme la plupart des procédures de ce type, le référendum s’est imposé. Toutefois, comme il s’agissait d’un exercice concernant un territoire déjà incorporé, le référendum devait inclure l’ensemble des électeurs de la ville de Los Angeles.

Suite au lancement de la procédure par l’État californien, la réactivité du maire de l’époque Hahn fut remarquable. Il a commencé par mobiliser des experts de finances locales afin d’évaluer le montant des impôts locaux des uns et des autres et ainsi de clarifier les enjeux du débat. Ces experts ont estimé qu’il était difficile d’évaluer avec précision ce montant mais qu’ils étaient en mesure de démontrer combien les contribuables de San Fernando Valley tout comme les habitants de South Central (quartier où avaient eu lieu les émeutes de 1992) bénéficiaient de services urbains à un coût inférieur à ceux pratiqués dans les municipalités voisines du comté de Los Angeles. Il était notamment fait référence à l’eau, à l’électricité, au ramassage des ordures ménagères et aux transports en communs14. Cet argument reposant sur des données quantifiées a permis au maire de la ville de déclarer que si les habitants de San Fernando se dotaient d’une municipalité, la municipalité de Los Angeles cesserait de leur offrir des services urbains au tarif pratiqué et qu’ils seraient corrigés à la hausse. Il a également insisté sur le principe d’un non-partage du pouvoir sur les deux équipements publics que sont le port (San Pedro) et l’aéroport international (Lax). Par ailleurs, des entretiens menés auprès d’habitants de Los Angeles ont souligné combien les activistes de la vallée de San Fernando avaient en fait sous-estimé le poids croissant de la population et de l’électorat latino. Au cours des dix dernières années, des populations latinos accédant au statut de classes moyennes ont réussi à s’implanter dans le marché immobilier, notamment dans la vallée de San Fernando (en délaissant East Los Angeles ou encore South Central) au travers de dynamiques de gentrification. La mobilisation politique autour de la sécession sous couvert de l’incorporation, qui fut largement évoquée dans les réseaux médiatiques, s’est achevée par un référendum qui n’a pas autorisé la création d’une nouvelle municipalité distincte de Los Angeles15.

L’exemple de la vallée de San Fernando à Los Angeles illustre de manière explicite la motivation de certains habitants des espaces métropolisés (appartenant désormais aussi bien au territoire national qu’au club des villes-régions globales) de s’inscrire dans une procédure leur permettant de nier tout principe de solidarité territoriale et sociale. Le souhait de désolidarisation observée à Los Angeles n’est pas limité au seul contexte américain mais se lit également dans nos espaces métropolisés. Il s’y exprime toutefois de manière plus subtile et, par conséquent, s’avère plus difficile à décrypter, comme l’indique Éric Charmes dont les travaux portent notamment sur la région Île-de-France16.

Des « paradis fiscaux » dans les espaces métropolisés

Relater l’expérience de villes américaines autorise à souligner sans ambiguïté le souhait d’une partie des habitants de se doter d’une autonomie territoriale et ainsi de progressivement apercevoir l’émergence, au sein des espaces métropolisés, de l’équivalent de ce dont l’économie globale a réussi à se doter, des « paradis fiscaux ». Vivre dans des espaces métropolisés ne peut en aucun cas se réduire à la seule dimension monétaire (vecteur central de l’économie globale), mais les capacités de mobilisation observées démontrent certainement le désir de certains de quitter un ensemble urbain mutualisé au profit d’une image renouvelée de la réussite sociale et économique. Cette quête du paradis contribue à faire disparaître le premier maillon de la solidarité sociale, c’est-à-dire la continuité et la cohérence territoriales au sein des espaces métropolisés.

L’expérience des villes américaines n’est pas relatée ici avec l’objectif de nous déculpabiliser face au constat de l’essoufflement de la solidarité chez les autres pas plus qu’elle nous autorise à proclamer que seule l’identité française s’inscrit dans une histoire particulière et sans rupture de son territoire face à ceux qui se donnent les moyens de se le représenter comme « inachevé ». La culture politique américaine prend au sérieux l’espace territorial « inachevé » pour se donner les moyens de jouer en permanence les règles de la démocratie de représentation comme l’expriment certaines procédures (reapportionment et redistricting) qui ont pour objectif premier de maintenir l’équivalence démographique des circonscriptions électorales. Les Américains fondent (tout comme nous) leur identité dans le principe d’une appartenance territoriale mais ils respectent également le jeu des institutions en mesure de faire respecter la dynamique de l’idéal démocratique. Les électeurs et les partis politiques partagent le principe d’une représentation optimale de la répartition spatiale de la population à tous les échelons politiques (de la Chambre des représentants au conseil municipal) sachant que le président des États-Unis et le Sénat (échelle de l’État fédéral et échelle de l’État fédéré) garantissent la représentation des territoires que sont les États dans un système fédéral. Les résultats du recensement font ainsi l’objet d’une sérieuse appropriation et mobilisation politiques dans le cadre de procédures difficiles visant à redéfinir les périmètres des territoires. Ces redéfinitions sont loin de se faire sur la base de consensus béats mais s’articulent autour de conflits (y compris au niveau local) susceptibles d’être arbitrés par l’État fédéral17.

Relater l’expérience de la tornade politique provoquée par la mobilisation des habitants de la vallée de San Fernando à Los Angeles confirme les analyses des chercheurs en sciences sociales mettant en évidence l’acuité des coûts sociaux induits par la nouvelle étape du capitalisme. Les disparités spatiales et sociales entre municipalités composant le territoire des espaces métropolisés ne cessent de s’accroître comme l’indiquent les travaux de Myron Orfield (et de son équipe à l’université de Minnesota à Minneapolis) menés sur les métropoles américaines et ceux de Félix Damette, Pierre Beckouche et Laurent Davezies (et de leurs équipes dans leurs universités respectives) sur les métropoles françaises. Ils soulignent également la distance croissante du niveau d’éducation des enfants au sein d’une même aire métropolitaine, domaine au sein duquel se joue l’avenir de l’équité. La persistance des problèmes dans le champ social en dépit de la multiplicité de programmes sociaux (notamment chez nous) présente l’inconvénient de diffuser au sein de l’opinion publique le sentiment d’une pertinence limitée des programmes et politiques publiques en raison non pas d’un manque de volonté politique mais d’une sérieuse méconnaissance de la nouvelle réalité sociale et économique.

Dépasser ce sentiment diffus de l’impuissance de l’État face à la nouvelle dynamique capitaliste ne peut plus se limiter à une simple et facile critique de l’idéologie néolibérale. Il importe de reconnaître la spécificité de la dynamique capitaliste contemporaine désormais ancrée sur un avantage comparatif pensé principalement à l’échelle des espaces métropolisés. L’analyse centrée sur le « passage » entre le capitalisme industriel s’inscrivant dans une logique territoriale et nationale et le « nouvel esprit » du capitalisme indissociable des capacités offertes par l’espace virtuel et Internet conduit à revoir la figure de l’État afin de l’ancrer, à différentes échelles, dans son territoire. La tâche consiste à inscrire au sein d’un même périmètre territorial dynamique économique et solidarité sociale ou encore à inscrire dans une même unité territoriale les espaces où « convergent les richesses » et les espaces « cumulant les handicaps » pour reprendre les termes de Philippe Martin18.

Refonder le rapport politique entre État et territoire national

Dans un récent article publié de la revue Esprit19, l’économiste Daniel Cohen évoquait des pistes pour « une régulation mondiale à inventer ». Il suggérait l’émergence d’un ordre multilatéral et il revendiquait la création d’un conseil de sécurité économique au sein des Nations unies. Difficile d’être en désaccord avec cet argument partagé par ailleurs par de nombreux experts. S’interroger sur le gouvernement des espaces métropolisés conduit à rejoindre son propos tout en insistant sur le principe de la complémentarité à instaurer entre une régulation à l’échelle mondiale et une régulation à l’initiative d’un État se déclinant à différentes échelles infranationales. Une régulation mondiale aussi proche des aspirations des uns et des autres ne disqualifie en rien l’impératif de penser une régulation de la mondialisation économique à l’échelle infranationale. Prendre acte des inégalités sociales et des disparités spatiales au sein des espaces métropolisés ainsi que de la possible émergence de tornades similaires (même si plus feutrées) à celle dont Los Angeles a récemment fait l’expérience (remise en cause d’un ensemble urbain mutualisé) conduit à insister sur la complémentarité à instaurer entre la régulation mondiale et le principe d’une régulation à inventer à l’échelle de l’espace métropolisé. Ce qui exige, rappelons-le, à réconcilier les populations nationales avec l’idée de mondialisation tout en se forgeant une vision et une identité dans ce nouvel ordre mondial20.

Parallèlement à l’analyse de Serge Paugam qui exprime le « besoin profond de parler de la solidarité » et à celle de Jacques Donzelot qui démontre avec grande clarté le souci d’une refondation de la cohésion sociale « quand la ville se défait », l’hypothèse d’une régulation de la mondialisation (prenant en compte aussi bien avantage comparatif, solidarité sociale et préservation du cadre de vie) s’impose comme une hypothèse de travail21. Il s’agit alors de réfléchir au sens à donner à un État en mesure de se décliner à différentes échelles de son territoire. Toutefois reconceptualiser l’État et ses capacités de régulation de la nouvelle dynamique capitaliste ne peut se faire sans « réinventer » l’articulation entre l’État et le territoire national et ainsi cesser de penser cette relation au travers du prisme de la décentralisation. Ce prisme de la décentralisation traditionnelle présente en effet l’inconvénient de limiter le rôle de l’État à l’annonce des mesures politiques – certes justifiées – mais sans les avoir négociées avec les collectivités territoriales. Or cette posture de l’État – tout comme celle des collectivités territoriales locales – sont susceptibles de s’inscrire dans un climat de confiance et dans une perspective de complicité face à la dynamique des flux globaux. Œuvrer pour une régulation de cette nouvelle étape du capitalisme débridé car dénationalisé (ou encore « glocalisé ») en prenant pour référentiel de l’action collective et du gouvernement des villes la cohésion sociale et le développement durable ne peut se passer d’une refondation du rapport entre l’État et le territoire national.

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    Directeur de recherche au Cnrs, enseigne à l’université de Paris IV-Sorbonne et à l’Institut d’études politiques de Paris, elle a dirigé le Dictionnaire des mondialisations, Paris, Armand Colin, 2006. Elle a notamment publié dans Esprit : « L’étalement de la ville américaine. Quelles réponses politiques ? », mars 2004 et « Refonder la ville : le débat nord-américain », novembre 1999.

  • 1.

    Voir le dossier consacré par Esprit à « La France dans le nouveau monde industriel », juin 2007 ainsi qu’Olivier Mongin, la Condition urbaine : la ville à l’heure de la mondialisation, Paris, Le Seuil, 2005.

  • 2.

    L’idée d’une métropolisation politique se retrouve dans plusieurs articles du dossier de la revue xxe siècle, n° 81, « Révolution urbaine et mondialisation », 2004.

  • 3.

    Pour plus de détails sur les processus de « territorialisation-déterritorialisation », consulter l’entrée « territoire » d’Hervé Théry dans le Dictionnaire des mondialisations, op. cit.

  • 4.

    L’intérêt de la démarche comparative de type France-États a été remarquablement formalisé par Jacques Donzelot (avec la collab. de Catherine Mével et Anne Wyvekens) dans Faire société. La politique de la ville aux États-Unis et en France, Paris, Le Seuil, 2003.

  • 5.

    L’expression « développement durable » signifie ici la prise en compte simultanée du développement économique, de l’équité sociale et de la question environnementale et ne se limite pas à la seule préservation de la nature.

  • 6.

    Sur la question de l’économie globale, voir Albert Bressand et Catherine Distler, la Planète relationnelle, Paris, Le Seuil, 1995, dont l’analyse est centrée sur les capacités d’« interconnexion » en temps réel entre des acteurs économiques, indépendamment de tout critère lié à leur localisation dans l’espace mondial, grâce aux Tic. L’articulation entre économie globale et villes régions globales revient à Sassia Sasken dans son ouvrage de 1991, The Global City, New York, London and Tokyo, Princeton University Press (paru en français chez Descartes et Cie). L’analyse des systèmes et réseaux de villes s’est toujours limitée au territoire national. Avec l’avènement de l’Europe, cette spécificité s’estompe, comme le démontre Nadine Cattan (ed.), Cities and Networks in Europe, Eurotext, 2007.

  • 7.

    Voir les entrées « firme globale » et « firme multinationale » de Catherine Distler et de Martine Azuelos dans le Dictionnaire des mondialisations, op. cit.

  • 8.

    A. L. Saxenian, Regional Advantage: Culture and Competition in Silicon Valley and in Route 128, Harvard University Press, 1994 et plus récemment, Argonauts: Regional Advantage in the Global Economy, Harvard University Press, 2006.

  • 9.

    Consulter R. Brunet, R. Ferras et H. Théry (sous la dir. de), les Mots de la géographie, Paris, La Documentation française, 1991 (rééd. 2005).

  • 10.

    L’expression « espace territorial inachevé » a été forgée dans le cadre de ma thèse d’État : les Régions urbaines de Paris et Los Angeles : étude comparative des modes de gestion de l’espace afin de mettre en évidence une des différences majeures dans les représentations sociales liées à l’espace métropolitain. Elle a été reprise dans l’intitulé d’un ouvrage reprenant les arguments de la thèse mais limité cette fois-ci au seul espace métropolitain de Los Angeles : C. Ghorra-Gobin, Los Angeles. Le mythe américain inachevé, Paris, Éditions du Cnrs, 1997.

  • 11.

    André Kaspi, les Américains, Paris, Le Seuil, 1985.

  • 12.

    C. Ghorra-Gobin « Le processus de l’incorporation aux États-Unis », dans Hervé Théry (sous la dir. de), l’État et les stratégies du territoire, Paris, Éditions du Cnrs, 1991.

  • 13.

    C. Ghorra-Gobin, « Incorporation et planification urbaine aux États-Unis : les fondements de la politique d’exclusion », Les Annales de la recherche urbaine, n° 51, 1991, p. 40-49.

  • 14.

    Les habitants/électeurs de Los Angeles qui, tout au long de l’histoire de la ville, se sont prononcés dans le cadre de référendum ont su maintenir le principe de la municipalisation de l’eau et de l’électricité.

  • 15.

    Le quotidien de Los Angeles facilement consultable sur internet (Los Angeles Times) a non seulement rendu compte des différentes étapes de la procédure mais a également présenté les arguments des différents acteurs en présence. Lire la remarquable analyse du spécialiste renommé de la politique urbaine à Los Angeles, Raphael Sonnensheim, The City at Stake: Secession, Reform and the Battle for Los Angeles, Princeton University Press, 2006.

  • 16.

    Éric Charmes, « Les petites communes périurbaines face aux nouvelles formes de l’entre-soi », rapport Puca (ministère de l’Équipement), novembre 2006.

  • 17.

    C. Ghorra-Gobin, « Prendre la représentation politique au sérieux », Esprit, octobre 2006, p. 146-156.

  • 18.

    Philippe Martin, « Convergences des richesses, cumul des handicaps : les effets de la mondialisation sur les territoires », Esprit, juin 2007, p. 29-45.

  • 19.

    Daniel Cohen, « Le débat sur les choix politiques est esquissé », Esprit, juin 2007, p. 13-19.

  • 20.

    Consulter l’essai de Marc-Olivier Padis sur la France dans le Dictionnaire des mondialisations, op. cit.

  • 21.

    Jacques Donzelot, « Refonder la cohésion sociale », dans Serge Paugam, Repenser la solidarité. L’apport des sciences sociales, Paris, Puf, 2007 ainsi que Quand la ville se défait, Paris, Le Seuil, 2006.