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Le prélèvement d'organe : donner voix au consentement

Une juriste, un médecin et un psychanalyste s’interrogent ici sur les dispositifs visant à encourager les dons d’organe en vue de greffes. Pour surmonter les difficultés éthiques du consentement présumé, il faut d’abord s’interroger sur la nature de ce prélèvement, improprement appelé « don », et sur la tentation d’héroïsation des « donneurs » qui transparaît dans la loi de 2004.

En raison de la pénurie d’organes, la loi dite Caillavet de 19761 a posé une présomption de consentement du défunt aux prélèvements2. Son but explicite était de permettre le développement des greffes mais les dispositions adoptées sont restées largement inutilisées par les médecins qui se sont sentis moralement incapables de les appliquer compte tenu du défaut d’information de la population qui ignorait ces textes et aurait été choquée par leur application systématique. Il fallait aussi tenir compte des éventuels changements d’attitude des donneurs potentiels en situation aiguë, changements qui peuvent intervenir dans le sens du don comme dans celui du refus, dans le nombre comme dans la nature des organes concernés.

En 1994, le législateur, tout en confortant la présomption de consentement, a tenté d’y apporter des aménagements en réintroduisant des dispositions où la volonté s’exprime. Il crée un « Registre national automatisé des refus » que les médecins sont tenus de consulter avant tout prélèvement, et indique qu’à défaut de connaissance directe de la volonté du défunt, le médecin « doit s’efforcer de recueillir le témoignage de sa famille3 ». On parle dès lors de « dons d’éléments et produits du corps humain » et non plus de prélèvement d’organe, renforçant la notion de don et sa connotation généreuse. L’existence de ce registre national reste cependant inconnue du public même s’il en est fait mention dans le livret d’accueil des hôpitaux.

À son tour, la loi du 6 août 20044 énonce des dispositions supplémentaires faisant du prélèvement une « priorité nationale » cette fois, et créant, à cette fin, des obligations d’information de la population. Elle pose la nécessité de témoigner une « reconnaissance à l’égard des donneurs d’éléments de leur corps en vue d’une greffe » avec le souci de « valoriser les donneurs ».

On est ainsi passé d’une loi encadrant l’activité de prélèvement à une multitude de dispositions à destination des « donneurs », soutenues par un appel pressant et peu efficace à la générosité. L’argumentation dite « éthique » apparaît de plus en plus prévalente dans les débats qui tentent, à chaque occasion législative, de concilier présomption de consentement et connaissance de la volonté du défunt. Mais il nous semble que les parlementaires se sont égarés dans la recherche d’ajouts « symboliques » au lieu de mesurer les limites auxquelles nous confronte cette activité médicale si dure à accepter en ce qu’elle dit la mort d’un sujet. C’est justement avec un reportage sur la mort d’un homme que nous voudrions ouvrir notre propos.

L’histoire de Titi

C’est l’histoire d’un homme dont on a prélevé le rein, entendue dans l’émission Interception diffusée sur France Inter le 26 juin 2006. Gérard Magron, dit « Titi », est mort le 4 novembre 2005 d’une attaque cérébrale. Il avait 54 ans. Maurice Magron, son frère, l’a su presque un mois plus tard d’un coup de fil de l’hôpital. Sans logis, Gérard Magron avait noué des liens avec les gens du quartier du 13e arrondissement, quartier dont il occupait tous les jours le même coin de trottoir. Et les habitants du quartier ont organisé une quête après sa mort pour qu’il y ait des fleurs sur sa tombe.

Une habitante raconte :

Là où c’était douloureux c’est quand il est parti tout seul dans l’ambulance. C’est là qu’on a pris conscience quand même qu’il allait peutêtre mourir tout seul. J’ai appelé, je me souviens un mercredi, donc cinq jours après son hospitalisation en me disant qu’on n’allait pas le laisser mourir tout seul. J’appelle la Pitié et j’ai été très étonnée que l’on me reçoive à bras ouverts, que l’on me dise : « Mais oui, monsieur Gérard Magron est hospitalisé chez nous. Je vais vous passer le service. » On m’a dit qu’il était bien hospitalisé sous réanimation … J’ai demandé si ses jours étaient en danger. On m’a dit : « Oui, il n’est pas conscient, il est … tant qu’on peut se battre, on se battra pour le sauver, on fera tout ce qui en notre pouvoir pour le sauver mais … il est dans une situation très critique. » C’était le mercredi. On a pris mes coordonnées. J’ai dit : « Soyez gentil de nous prévenir s’il vient à disparaître, qu’il ne meure pas tout seul, on veut suivre un petit peu son parcours de fin de vie. » C’est à ce moment-là qu’on se rend compte que même si l’on discute comme ça, ça reste très superficiel et très … même si c’est amical cela reste très superficiel quand même. L’hôpital m’a rappelé le vendredi soir, je me souviendrai … Il faut que je raconte [larmes].

On m’a dit : « Monsieur Magron est en mort cérébrale. Est-ce que de son vivant, on lui a posé la question, s’il voulait donner ses organes ? » Je lui ai dit : « Écoutez ce n’est pas un sujet que l’on a abordé … c’est pas un truc que l’on aborde dans un café. Si vous me posez la question c’est qu’il y a un organe qui vous intéresse. » On m’a dit : « Oui, les reins … Il y a des attentes de reins et les reins de monsieur Magron sont en parfait état. Il est mort d’une maladie … les artères … » Là, j’étais confrontée directement à quelque chose qui ne m’avait jamais interpellée et j’ai dit ça donnerait une dimension à sa vie … Si bien qu’on a prélevé les reins et il y a certainement une famille aujourd’hui qui vit grâce à Gérard, il faut le dire.

Puis vient le récit du frère. À la question de la journaliste, « comment se fait-il que l’on vous ait prévenu un mois après son décès ? », le frère répond :

C’est ça, c’est ce truc-là qui est pas normal. Non c’est le temps qu’ils ont mis … Puis moi j’arrive, il faut l’enterrer tout de suite, il faut payer … Le côté commercial, ça me tue et puis quand même prendre les gens à la gorge comme ça, pas le temps de faire le deuil de son frère … Il y a un client qui était receveur d’un rein qui est compatible avec le rein ou je ne sais pas trop quoi et c’est sur ce procédé-là qui est dégueulasse, c’est tout. Pas pour la personne qui a reçu le rein, c’est bien tant mieux, hein …

Et la voix off de la journaliste d’ajouter :

Maurice Magron n’est pas contre le don d’organe mais il est écœuré d’avoir été contacté par l’hôpital un mois après la mort de son frère. Seul chez lui, il imagine des histoires sordides, des histoires fausses selon l’hôpital qui explique que c’est la procédure qui est longue. Gérard Magron ayant été ramassé dans la rue, la police a dû mener une enquête, conclure à une mort naturelle, renvoyer un permis d’inhumer et 20 jours sont passés. C’est après que l’hôpital a pu lancer des recherches. Elle trouvera Maurice Magron dans les pages jaunes. Il doit alors, comme il le dit, « remonter en scène » avec la famille.

Cette histoire dit bien les difficultés qui perdurent encore aujourd’hui pour penser le prélèvement. La question de la commercialisation des organes et celle du consentement des « proches » ont perturbé les témoins et la forte symbolique attachée à la thématique du don ne suffit guère à convaincre ni à rassurer qui que ce soit, pas même la journaliste.

Avec un certain mépris pour ces difficultés, ou bien tout simplement parce qu’elle n’en a pas fait l’analyse, la législation française revêt aujourd’hui un caractère contradictoire : d’un côté, le consentement présumé de chacun au prélèvement est maintenu, sauf refus explicite exprimé du vivant de la personne décédée ; de l’autre, la loi cherche à favoriser le don par des dispositions à la fois informatives et d’expression de la reconnaissance aux donneurs, tout en exigeant davantage que le témoignage des familles ou des proches soit recueilli. Nous mènerons une analyse de cet encadrement législatif à partir d’un article adopté par le législateur en 20045, qui prévoit la création de « lieux de mémoire » destinés à exprimer « la reconnaissance aux donneurs », article qui nous est apparu tout à fait symptomatique des écueils rencontrés. Nous verrons comment les députés ont tenté par là d’« humaniser » le prélèvement d’organe sur personne décédée mais aussi pourquoi cette tentative nous semble être un échec. Probablement parasités par des conceptions psychologisantes du deuil et sociologisantes du don, les parlementaires n’ont pu réexaminer le texte initial ni même y repérer les contradictions.

Le geste de solidarité si humain des habitants du quartier qui ont donné d’eux-mêmes pour accompagner Gérard Magron jusqu’à sa dernière demeure et le désarroi perceptible de son frère obligent au contraire la pensée à reprendre l’ensemble des questions liées à cette activité médicale.

Une conception psychologisante du deuil

Avec la création de « lieux de mémoire » votée à l’unanimité et passée entièrement sous silence depuis, les parlementaires ont imaginé un « symbole fort6 » susceptible, pensaient-ils, d’inciter au don d’organe. Mais voilà qu’il apparaît que ce « symbole fort » ne renvoie à rien.

De quoi ou de qui s’agit-il au juste de « faire mémoire » ? Plusieurs réponses sont possibles entre lesquelles nul n’a tranché. On peut supposer tout d’abord qu’il s’agit de « faire mémoire » de l’acte de prélèvement lui-même et donc du dévouement des équipes médicales, de leurs techniques, de leur engagement. On pourrait alors s’interroger sur le sens d’une telle démarche qui aurait évidemment la signification d’un aveu. L’opération de prélèvement d’organe s’y laisserait entendre en effet comme une transgression majeure non assumée qu’il faudrait, à distance, reconnaître enfin. S’agirait-il plutôt de « faire mémoire » du donneur et donc de sa générosité, ce qui était sans nul doute l’idée du législateur, mais alors, chacun étant présumé avoir consenti au prélèvement, c’est à toute la Nation qu’il s’agirait de rendre mémoire … L’anonymat étant de mise, il s’agirait donc d’une sorte de monument dédié aux prélevés anonymes enfin élevés à la dignité de donneurs autour duquel la Nation viendrait symboliquement s’incliner. Peut-on se représenter un instant la création d’un tel lieu sans être saisi par son inconsistance ? Il pourrait enfin s’agir de « faire mémoire » de l’organe absent. Aussi étrange que cela paraisse, ce serait encore la lecture la plus cohérente : le symbole, le lieu symbolique, venant ainsi remplacer la chose absente. Avouons qu’un tel « lieu » serait néanmoins bien difficile à concevoir et à réaliser mais cette lecture nous met probablement sur la voie de ce qui s’est passé au Parlement : quelque chose comme l’évocation silencieuse de la dimension de l’absence et de la perte … Nous y reviendrons.

Cette création de « lieu de mémoire » appelle aussi une question que les parlementaires ont omis de poser : qui donc viendrait y « faire mémoire » et s’y recueillir ? Les proches de la personne qui a été prélevée, peut-on penser, mais a-t-on songé au caractère assez surréaliste de cette proposition ? Quelle tombe ou stèle pourrait être bâtie autour d’un tel projet ? Aurait-on pensé alors aux « receveurs » pour fréquenter ces lieux mais croit-on vraiment que cela pourrait prendre un quelconque sens pour eux ? Les soignants alors ? On se perd évidemment en conjectures avec ces questions pourtant essentielles au projet de création d’un « symbole fort ». La maladresse du législateur est évidente.

Enfin, les quelques projets de réalisation matérielle de ces « lieux de mémoire » doivent également alerter : telle association, citée en exemple, a souhaité qu’un arbre soit planté dans les hôpitaux pratiquant cette activité, un Ginkgo Biloba, l’arbre qui a résisté à la bombe d’Hiroshima, et ce symbole indique bien l’intensité des enjeux imaginaires contenus dans ce projet. Une autre association aurait souhaité, dans un même mouvement poussant aux extrêmes, que la reconnaissance de la Nation soit accordée aux « donneurs » mais cela a été écarté du fait de l’anonymat qui doit être préservé et les sénateurs ont souri de la proposition des députés d’attribuer individuellement une médaille à chaque donneur7 … Les projets mettant en application l’article de la loi seront sans nul doute tantôt inflationnistes tantôt minimalistes.

L’addition de toutes ces questions démontre bien le caractère abscons de ce projet de création de « lieux de mémoire ». Il ne faut donc probablement pas chercher à le comprendre dans sa lettre sans risquer une interprétation de la volonté de nos députés : les parlementaires et les équipes médicales de transplantation largement sollicités dans la préparation des travaux parlementaires n’ont fait, à notre avis, que réintroduire assez maladroitement les thèmes de la perte et du deuil dans l’abord législatif de cette activité médicale spécifique, thèmes qui en avaient été comme forclos par les textes précédents. C’est très exactement le même mouvement qu’avaient fait les médecins réanimateurs et préleveurs après 1976 lorsqu’ils s’étaient tournés vers les proches des patients, se confrontant à leur douleur, avant de prélever les corps, sans tenir compte de la loi Caillavet qui, justement, leur permettait d’effectuer leur acte sans considération pour les endeuillés. À la technique médicale de prélèvement, à son autorisation, quelque chose résiste, quelque chose insiste pour que la question du deuil soit entendue. Pourquoi l’idée que la mémoire des morts peut être honorée, quand bien même quelque chose aurait été prélevé sur leur corps, est-elle si difficile à accepter ?

C’est ici que nous voudrions prendre quelques distances avec la conception psychologisante du travail de deuil si répandue et dont on peut rappeler brièvement la formule dans sa version classique : il s’agirait d’une opération psychique de désinvestissement progressif de l’objet perdu, dont la présence rémanente dans les rêves ou les hallucinations transitoires ne serait qu’une étape. Au terme du processus dit de « travail de deuil », la libido, la pulsion de vie, détachée pour toujours de l’objet perdu serait à nouveau libre … de se porter sur un nouvel objet. C’est ainsi que l’on insiste, ici ou là, pour que soient respectés le début, le déroulement et la fin du « travail de deuil », en imaginant quelque dispositif susceptible d’en favoriser le bon déroulement. Au fond, le deuil y est conçu comme une opération blanche à l’issue de laquelle la vie pourrait reprendre « comme avant ». Comment ne pas être saisi en écrivant cela par la résonance entre une telle conception du deuil et la pratique de prélèvement et de greffe telle que la loi Caillavet l’avait initialement promue, sorte d’opération blanche également où rien ne se perd, au niveau collectif cette fois … C’est ainsi, nous semble-t-il, que cette étrange création de « lieux de mémoire » est venue dans la loi, comme une manière d’effacer la perte provoquée par le prélèvement. C’est un peu comme si cette activité médicale si spécifique était tenue, comme l’ensemble de la médecine, de rechercher une restitutio ad integrum, ce qui apparaît également dans le souci toujours présent de la meilleure restauration possible du corps après prélèvement8.

Mais l’expérience des gens, des médecins, des familles résiste à ce schéma simplificateur. Dans le deuil, c’est un peu de soi que l’on perd et l’on en sort jamais indemne. C’est même quelque chose de très précieux de soi que l’on perd.

Il y a deuil effectué lorsque l’endeuillé, loin de recevoir l’on ne sait quoi du mort, loin de prélever quoi que ce soit du mort, supplémente sa perte subie d’une autre perte, celle d’un de ses trésors dont il fait le don gracieux,

écrit par exemple le psychanalyste Jean Allouch9 qui a entrepris une lecture critique de cette conception du deuil.

Ne serait-ce pas justement pour cela qu’il est si inhumain de prélever un organe sur le corps d’un mort ? Que personne ne peut s’y résigner sans une certaine honte ni sans le pressentiment confus qu’une atteinte est portée à ce qu’il y a peut-être de plus humain en lui ? Le respect le plus élémentaire que nous devons à nos morts tient au moins à cela : ils ont emporté quelque chose de nous dans leur tombe.

Avec cette activité de prélèvement d’organe, nous sommes dans un registre qui trouble nos représentations, ce qu’il est difficile de reconnaître et d’accepter. On pourrait, pour commencer de s’en convaincre, rappeler qu’à l’autre bout de la chaîne, il faut parfois des années de travail psychique pour qu’un greffé accepte a minima ce qui lui a été greffé comme une simple prothèse lui permettant de vivre.

Il y a un intrus en moi, et je deviens étranger à moi-même. […] Je n’ai plus un intrus en moi : je le suis devenu, c’est en intrus que je fréquente un monde où ma présence pourrait bien être trop artificielle ou trop peu légitime

écrit Jean-Luc Nancy près de quinze années après avoir été greffé du cœur10. L’auteur voit jusqu’à son âge lui échapper :

Mon cœur a vingt ans de moins que moi et le reste de mon corps en a une douzaine (au moins) de plus que moi. Ainsi rajeuni et vieilli à la fois, je n’ai plus d’âge propre et je n’ai plus proprement d’âge.

Sans représentation stable de son corps à l’organe greffé, l’écrivain parle autant de la joie singulière qui l’habite que de son sentiment d’être un fil ténu de douleurs et d’étrangetés. Le film d’Alejandro Gonzalez Inarritu, 21 grammes, met aussi en scène, dans une construction remarquable où la chronologie des événements est troublée, un « greffé du cœur » : là aussi, le temps se désorganise. Paul (Sean Penn) est-il le même homme qu’avant ? Peut-il poursuivre ses projets d’avant la greffe ? A-t-il un avenir avec ce nouveau cœur ? Au cours d’une scène du film, la famille de Cristina (Naomi Watts), sous le choc de la mort accidentelle de son mari, est sollicitée pour accepter le prélèvement d’organe : la caméra, en un plan furtif et pudique, nous laisse juste entrevoir le désarroi absolu des « proches » et ne filme pas le moment – impossible à représenter – où l’accord est donné : il n’y a peut-être pas plus de représentation possible et sereine d’un corps mort à l’organe prélevé que d’un corps vivant à l’organe greffé.

La valorisation des « donneurs » : une impasse

C’est peut-être alors par pudeur que le prélèvement d’organe ne se dit pas comme tel. On le cache plus ou moins derrière le don d’organe, combien plus acceptable ! Les hypothétiques « lieux de mémoire » auraient donc comme but de valoriser le don d’organe en « exprimant la reconnaissance aux donneurs ».

L’insistance à substituer cette idée de don à celle de prélèvement, est à entendre comme une autre tentative d’atténuer le malaise suscité par le geste du chirurgien. Elle traduit sans nul doute également une certaine culpabilité des médecins consultés.

Mais cette fois, c’est vers la sociologie et l’anthropologie que les parlementaires se sont tournés pour penser leur projet. Ainsi pour le professeur Didier Houssin, médecin et ancien directeur de l’Établissement français des greffes :

Le don est le geste qui consiste à donner, à recevoir … et à rendre. Vous connaissez la réflexion conduite par Marcel Mauss sur la question. Je pense qu’il est souhaitable de mener cette logique à son terme et de faire apparaître dans la loi que le « rendre » existe aussi. Cette reconnaissance exprimée par la Nation et la société à ceux qui ont donné, même si elle s’exprime de manière symbolique, serait un complément très utile11.

On reste confondu par cette déclaration. Par quelle nécessité si impérieuse faut-il être tenu pour instrumentaliser ainsi les travaux si humains de Marcel Mauss ? L’autorité de l’anthropologue est ainsi convoquée afin de concevoir une manière de « rendre » … de la reconnaissance aux donneurs.

Une objection pourtant sérieuse existe avec l’avis du Comité consultatif national d’éthique (Ccne) qui s’est prononcé explicitement contre le projet des députés :

Une telle disposition relève d’une rhétorique dépassée et mal accordée avec l’éthique individuelle du don. Le Ccne rappelle que la valorisation excessive du don a, dans un passé récent, été désignée comme l’une des causes du dysfonctionnement du dispositif français de don du sang […]12.

On sait, en effet, depuis la sombre histoire française de la contamination post-transfusionnelle par le Vih de combien de morts s’est soldée la valorisation excessive des donneurs de sang qui a comme supplanté l’attention clinique qui leur était due. Le rapporteur de la loi passe outre cette mise en garde.

Au final, l’argumentation en faveur d’une expression de la reconnaissance aux donneurs tient en une phrase : il s’agit de « valoriser le don [pour] inciter aux dons d’organes [et] soulager les receveurs » !

Comment comprendre que la discussion parlementaire se soit à ce point égarée sans entendre le désarroi qui s’y manifeste13 ? Conscients, comme tout un chacun d’ailleurs, que la greffe d’organe sauve des existences et que le manque de greffons en condamne d’autres que la médecine aurait pu soigner, nos représentants ne veulent rien entendre des hésitations de leurs concitoyens. Ils veulent croire qu’avec un peu plus de valorisation et de reconnaissance, les refus seraient moins nombreux, comme la précédente loi voulait croire que faire de chacun un donneur présumé remédierait à la pénurie d’organes : là où cette dernière réduisait au maximum la liberté individuelle dans l’acceptation du prélèvement d’organe (chacun est présumé donneur), voilà qu’ils portent aux nues et célèbrent l’accès glorieux à une « éthique du don » … Mais la loi en devient contradictoire puisque les différentes dispositions s’ajoutent les unes aux autres ; elle perd en visibilité, plus personne n’en connaît exactement les termes et on peut quand même douter de l’amélioration de la situation de pénurie. Sans compter qu’il est bien réducteur de considérer qu’une valorisation des donneurs augmenterait le nombre de prélèvements : « On ne donne pas pour recevoir, on donne pour que l’autre donne14 », se confirmant ainsi les uns les autres que nous ne sommes pas des choses …

Les exigences médicales du prélèvement

L’activité de prélèvement d’organe sur personne décédée en vue d’une transplantation est une activité médicale récente et probablement transitoire dans l’histoire de la médecine si l’on veut bien considérer les espoirs mis dans les futurs développements thérapeutiques (cellules souches embryonnaires, organes artificiels, etc.). Elle est envisagée dans l’urgence et la décision de transplantation est toujours prise par une équipe distincte de l’équipe soignante en fonction de la compatibilité du donneur avec un éventuel receveur. Il s’agit donc d’une décision médicale qui ne sera jamais du soin courant et qui implique une équipe médicale et chirurgicale hautement spécialisée, rappelée à tout moment aux difficultés en raison des délais très courts dont elle dispose alors qu’elle exige de nombreuses précautions. Elle implique enfin une coordination étroite entre l’équipe soignante, les équipes de prélèvements et l’Agence de la biomédecine.

Les succès de cette médecine ne sont tangibles qu’à la toute fin de sa procédure, à savoir lors de la greffe, si elle réussit et n’est pas rejetée par le receveur. Elle pose en outre la question de la définition par la médecine elle-même de la mort du sujet, de cette « mort encéphalique » moins accessible à tout un chacun que la mort cardiaque. Cette définition est en outre sujette à évolution du fait des progrès techniques, en particulier dans la situation de prélèvement sur cœur arrêté. Ajoutons encore qu’elle découpe le corps en organes, en éléments réutilisables pour un autre, ce qui ne va évidemment pas de soi.

Touchant à la fois à l’intégrité d’un corps et au respect dû à une famille endeuillée, elle heurte l’idée que l’on peut se faire du consentement de la personne, ici impossible à recueillir dans les conditions habituelles du soin. Qui donc est le patient du médecin-préleveur ?

L’exercice de cette médecine d’urgence, transgressive à plus d’un titre, suppose donc de nombreuses conditions qu’un encadrement législatif doit scrupuleusement énoncer. Elle se distingue de la médecine curative puisque le bénéfice qui en est attendu ne profite pas au sujet qui y consent, elle se distingue de la recherche en ce qu’elle a directement une visée curative, mais pour un tiers. Il ne s’agit pas non plus d’une activité particulièrement valorisée, sauf dans certaines situations qui ne vont pas cependant sans soulever, à chaque occasion, de nombreuses questions (prélèvements et greffes du cœur, de la main ou du visage par exemple). Elle heurte enfin la conception que l’on peut se faire de l’acte médical, toujours à la recherche d’une solution pour le patient qui l’a sollicité. C’est ainsi que l’équipe soignante en charge de la personne jusqu’à son décès doit passer le relais à l’équipe coordinatrice chargée du prélèvement, non sans avoir à expliquer son acte à l’entourage du défunt.

Sauf à croire à la médecine au point d’en faire une idéologie, une question se pose : quel encadrement permettra de nouer cette médecine substitutive à la médecine plus traditionnelle d’une manière qui ne tromperait plus quant à sa véritable nature ?

Quand le droit rencontre ses limites

Depuis l’adoption de la loi Caillavet en 1976, les juristes n’ont jamais cessé de débattre des dispositions juridiques adoptées pour les prélèvements d’organes sur personnes décédées15. Qu’il s’agisse de la présomption de consentement dont l’existence même est contestée16 ou de la possibilité d’envisager juridiquement le don d’éléments et de produits issus du corps humain, laquelle conduit à des débats sans fin sur la possible commercialité du corps humain17, il en est ressorti un constat des plus simples : toutes ces créations législatives liées au prélèvement d’organe sont disputées dans leurs qualifications et leur régime juridique au sein même de la communauté des juristes. L’opération de « don » comme la présomption de consentement ne fonctionnent pas dans l’ordre même du droit. Un impossible que l’on peut qualifier de « naturel » est ainsi apparu, impossible qui révèle alors combien le droit peut achopper dans ses visées constructivistes. Le prélèvement d’organes apparaît alors comme un cas limite du droit, une zone d’ombre comme il en existe rarement aujourd’hui pour le juriste positiviste.

On doit à Yan Thomas, dans son étude sur la fiction romaine18, d’avoir attiré l’attention sur les limites auxquelles peut être confronté le juriste lorsqu’il cherche à s’émanciper du réel :

Aux manipulations du réel s’opposent un certain nombre d’interdits intransgressibles au juriste comme au législateur. Est intransgressible, d’abord, la frontière qui sépare le tangible et l’intangible, le visible et l’invisible, le matériel et l’immatériel. L’ordre du vivant et l’ordre générationnel, ensuite.

Et d’ajouter,

en ce sens, et en ce sens seulement, le droit s’aligne sur la nature et ne peut rien contre elle. Il agit, en dernière analyse, dans les limites de ce qui est physiquement possible en dehors du miracle.

Faut-il alors énoncer l’impossibilité de l’acte de prélèvement et poser un interdit législatif ? Nous ne le pensons pas. Permettre à l’individu de prendre la mesure du réel est très certainement aujourd’hui la seule offre que peut faire le droit. La technique juridique ne doit pas viser l’émancipation du réel, mais offrir une solution juridique qui permette à l’individu de l’affronter. Nous pensons tout simplement à la règle de consentement exprès telle que l’avait initialement énoncée la loi Lafay, adoptée en 1949, pour le prélèvement de cornée19.

Pas de consentement sans parole

Comme toute activité médicale orientée par le soin, ici la greffe, le prélèvement d’organe ne nécessite-t-il pas le simple consentement préalable de celui qui s’y prête ? Notre conclusion apparaît simple même si l’on pressent déjà que l’évolution législative et sociétale sera difficile : il s’agit d’opter pour l’abandon de la qualification trompeuse de donneur, ce terme de « donneur » d’organe n’étant qu’un usage de la langue qui n’a pas à être particulièrement valorisé. S’il désigne bien la personne sur laquelle l’organe va être prélevé, il est bien excessif de considérer qu’il qualifie son acte. Bien mauvaise conseillère aura été la culpabilité liée au prélèvement qui a incité au recours excessif aux « bons sentiments ».

Il s’agirait en premier lieu d’abroger la disposition législative adoptée à l’initiative du sénateur Caillavet et d’énoncer, une fois pour toutes, une liberté de consentir dans nos textes. Loin d’atténuer le geste médical de prélèvement, une telle proposition permettrait à chacun d’affronter cette réalité, d’en mesurer les conséquences dans le cadre de la relation qu’il entretient avec son médecin traitant. Nous rejoignons ici les propos récents de Didier Sicard, président du Comité consultatif national d’éthique, qui ont malheureusement encore trop peu d’échos20. La seule difficulté réside en fait dans le mode de recueil de ce consentement qui doit être précédé d’une juste appréhension de ce qu’est exactement le prélèvement d’organe en vue d’une greffe. C’est au sein du colloque singulier qu’il doit être évoqué, et ce consentement, précédé d’un dialogue, permettrait aux personnes de prendre la mesure de ce qu’est exactement un prélèvement d’organe en vue d’une greffe.

À l’heure où l’on proclame solennellement les droits des patients pour remettre en cause le pouvoir médical, l’humanisation du geste de prélèvement d’organe passe très certainement par une confiance renouvelée dans le secret du colloque singulier qui se noue entre le médecin et son patient. L’information sur le prélèvement rejoindrait ici toute la tradition médicale où la parole peut permettre le geste.

  • *.

    Respectivement médecin, maître de conférence en droit à Paris X-Nanterre et psychanalyste. Anne-Sophie Ginon et Thierry de Rochegonde ont déjà publié dans Esprit : « L’encadrement méconnu de la recherche biomédicale en France », juin 2005.

  • 1.

    Loi n° 76-1181 du 22 décembre 1976, JO du 23 décembre 1976, p. 7365.

  • 2.

    L’article 2 de la loi de 1976 dispose que « des prélèvements peuvent être effectués à des fins thérapeutiques ou scientifiques sur le cadavre d’une personne n’ayant pas fait connaître de son vivant le refus d’un tel prélèvement ». Il résulte de ces dispositions, selon le tribunal administratif d’Amiens, que pour le prélèvement d’organe sur le cadavre d’une personne majeure, le refus manifesté de son vivant par cette dernière peut être exprimé par différents moyens, mais qu’à défaut, le consentement de la personne doit être présumé, T. A. d’Amiens, 14 décembre 2000, M. et Mme Tesnières contre Centre hospitalier d’Amiens, conclusions O. Mesmin, Rdss, octobre-décembre 2001, p. 690, spécialement p. 698.

  • 3.

    Loi no 94-654 du 29 juillet 1994 relative au don et utilisation des éléments et produits du corps humain, à l’assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal, JO du 30 juillet 1994.

  • 4.

    Loi n° 2004-800 du 6 août 2004 relative à la bioéthique, JO du 7 août 2004.

  • 5.

    Voir l’article L. 1233-3 du Csp, « Dans les établissements de santé titulaires de l’autorisation mentionnée à l’article L. 1233-1, il est créé un lieu de mémoire destiné à l’expression de la reconnaissance aux donneurs d’éléments de leur corps en vue de greffe ».

  • 6.

    L’expression est empruntée à Francis Giraud, rapporteur du projet de loi relatif à la bioéthique.

  • 7.

    Compte rendu intégral de la séance du Sénat du 29 janvier 2003.

  • 8.

    Article L. 1232-5 du Csp.

  • 9.

    Jean Allouch, Érotique du deuil au temps de la mort sèche, Paris, Epel, 1997, spécialement p. 13.

  • 10.

    Jean-Luc Nancy, l’Intrus, Paris, Galilée, 2002.

  • 11.

    Rapport d’information de la mission commune préparatoire au projet de loi de révision des lois « bioéthiques » de juillet 1994, no 3208, déposé le 27 juin 2001 par A. Claeys.

  • 12.

    Avis no 67 du Ccne, Avis sur l’avant-projet de révision des lois de bioéthique, 18 janvier 2001.

  • 13.

    Depuis la rédaction de cet article, une émission télévisée aux Pays-Bas a mis en scène une patiente atteinte d’une maladie mortelle, ayant à choisir un receveur parmi plusieurs candidats. Même s’il s’agissait d’un canular destiné à promouvoir le don d’organe, son contenu était irréaliste au plan scientifique et contrevenait à toutes les règles éthiques en vigueur. Mais cela illustre surtout le désarroi devant lequel nous place cette médecine de substitution et l’urgence de proposer d’autres solutions pour sensibiliser la population au manque d’organes.

  • 14.

    Claude Lefort cité par Antoine Delzant, Croire quand même, Paris, Bayard, avril 2006, p. 275-276.

  • 15.

    Voir sur l’ensemble des questions soulevées D. Thouvenin, Consentement présumé ou droit d’opposition au prélèvement d’organes sur personne décédée. Un exemple de conflit entre représentations communes et règles juridiques, Rapport remis à l’Établissement français des greffes, mars 2004, p. 79 sq. ; S. Hennette-Vauchez, Consentement présumé du défunt au prélèvement d’organes : un principe exorbitant mais incontesté, Rrj, 2001, p. 183 sq. ; D. Deroussin, « Personnes, choses, corps », dans le Corps et ses représentations, Paris, Litec, 2001, p. 79 sq. ; J. Savatier, les Prélèvements sur le corps humain au profit d’autrui, Lpa, no 149, 14 décembre 1994, p. 8 sq.

  • 16.

    La discussion est vive en particulier sur le point de savoir si l’on peut réellement parler d’une présomption de consentement. Le caractère inapproprié de l’expression est maintes fois relevé car la loi ne pose pas expressément, comme elle le fait généralement pour les autres présomptions légales, l’existence de cette présomption. Surtout, en ne permettant pas à l’individu de rapporter la preuve contraire du refus (celle d’un consentement à l’acte de prélèvement), le législateur n’aurait finalement créé qu’un simple droit d’opposition au prélèvement.

  • 17.

    Le donneur disposerait-il de ses organes comme il dispose de ses biens ? Comment concilier alors cette possibilité avec les dispositions du Code civil qui excluent que les éléments et produits du corps humain puissent avoir un caractère patrimonial ? Doit-on admettre la circulation des éléments et des produits du corps humain, fût-ce à titre gratuit ?

  • 18.

    Y. Thomas, « Fictio legis. L’empire de la fiction romaine et ses limites médiévales », Droits, no 21, 1995, spécialement p. 50-51.

  • 19.

    Loi no 49-890 du 7 juillet 1949, JO du 8 juillet 1949, p. 6702, selon laquelle « les prélèvements anatomiques effectués sur l’homme en vue de la pratique de la kératoplastie peuvent être effectués sans délai et sur les lieux mêmes du décès, chaque fois que le de cujus a, par disposition testamentaire, légué ses yeux à un établissement public ou une œuvre privée pratiquant ou facilitant la pratique de cette opération ».

  • 20.

    « La question du consentement explicite me paraît assez mal posée en France car on en arrive à une situation dans laquelle le consentement explicite repose sur la famille, ce qui conduit à un nombre insuffisant de greffes. Nous avions demandé, lors de la précédente révision de la loi, qu’un effort beaucoup plus important soit apporté sur le caractère explicite du consentement. Une véritable réflexion doit s’engager sur ce point alors qu’il semble que l’Assemblée nationale ait eu très peur d’abandonner en 2004 le principe du consentement présumé au prétexte que la société n’était pas prête. À mon sens la société est prête à cette évolution. » Didier Sicard, Actes des rencontres parlementaires du 7 février 2007, « Quelles révisions de la loi de bioéthique ? ».

GINON Anne-Sophie

ROCHEGONDE Thierry de

BEAUFILS François

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