Que faire dans un monde liquide ? Introduction
Le 4 juin 2013, François Hollande a inauguré le plus grand porte-conteneurs du monde, le Jules Verne, à Marseille. Ce mastodonte des mers mesure 396 mètres de long et pourra transporter 16 000 boîtes de taille standard, participant ainsi aux échanges par mer, qui représentent près de 90 % de la circulation de marchandises dans le monde. Quelques jours plus tôt, le 15 mai, l’expédition « 7e continent » a pris le large depuis la Guyane ; lancée par l’association Osl (Ocean Scientific Logistic), elle a pour destination une immense plaque de déchets concentrée au nord de l’océan Pacifique, composée notamment de détritus plastiques1. Ceux-ci dérivent sur les eaux et sont amenés par les courants dans cette zone qui serait grande comme six fois la France, et dont la pollution pourrait atteindre jusqu’à trente mètres de profondeur.
La mer est-elle une ressource ou un patrimoine à préserver ? Longtemps considérée comme un milieu hostile, elle fait aujourd’hui l’objet de toutes les convoitises et de tous les espoirs, comme l’espace il y a quarante ou cinquante ans. Striés par les moteurs d’immenses cargos et par les câbles enfouis dans leurs profondeurs, les océans recèlent encore une grande part de mystère, et l’on rêve d’y trouver les solutions aux pénuries (d’énergie, de ressources alimentaires) et aux insuffisances (médicales, technologiques) d’aujourd’hui. L’« économie bleue » a un très fort potentiel, comme l’explique Emmanuel Desclèves dans son article, mais la mer est soumise aux mêmes risques que la terre, ceux de la surexploitation, de l’appropriation, et ce d’autant plus que ses frontières sont bien mal déterminées, et que nombre de nations cherchent à s’affirmer dans l’espace maritime pour des raisons économiques et géopolitiques (le « conflit territorial » entre la Chine et le Japon autour des îles Diaoyu-Senkaku, par exemple, est un conflit maritime, les deux nations voulant asseoir leur suprématie en mer de Chine orientale).
Mais le contrôle des mers ne saurait se comprendre uniquement en termes de découpage stratégique ; il passe avant tout par la maîtrise des flux, par la capacité à se faire une place dans les grandes voies de circulation maritime, notamment dans le domaine du commerce. Pour ce faire, il est vital d’avoir des infrastructures à la hauteur des enjeux : navires, ports, connexions entre le littoral et l’hinterland2. Partout dans le monde, les nouveaux ports se multiplient ; il faut pouvoir accueillir les porte-conteneurs, charger et décharger aisément les boîtes, pour devenir un nœud (hub) incontournable dans les échanges mondiaux (ce qu’a réussi à faire Singapour). Comment les ports français peuvent-ils s’intégrer dans cette évolution, dans un monde de plus en plus tourné vers le Pacifique ? Le Havre, qui a pris du retard par rapport aux ports de la « rangée Nord » (comme Anvers ou Rotterdam), tente de se transformer, à travers le renforcement de l’axe Seine et la réforme de son système industrialo-portuaire (voir l’article d’Antoine Frémont). Marseille, ville longtemps marquée par les échanges avec les colonies qui ont freiné son développement, notamment industriel, veut diversifier ses activités (voir l’entretien avec Jean Viard), et là aussi la connexion avec l’hinterland, notamment la région d’Aix-en-Provence, est vitale. Mais, en Méditerranée, il lui faut compter avec la concurrence d’autres ports, mieux placés géographiquement, comme Algésiras ou Tanger Med, le nouveau port de Tanger qui veut redonner son importance au détroit de Gibraltar (voir l’article de Zakya Daoud).
Si les ports ouvrent sur le large et sur les flux de marchandises, ils sont en revanche, aussi paradoxal que cela puisse paraître, coupés du littoral, de la culture portuaire traditionnelle. Car ces nouveaux ports, zones « multimodales » composées de terminaux spécialisés dont l’accès est souvent restreint, voire interdit au public, sont en dehors des villes et des « vieux ports », devenus des lieux de tourisme et de patrimoine (voir l’article d’Olivier Mongin). Les populations viennent habiter le littoral, manifestant ce « désir de rivage » dont Alain Corbin3 a si bien décrit la genèse (rappelons qu’en Chine, par exemple, près de la moitié de la population vit dans des zones littorales, qui ne représentent pourtant que 14 % de la superficie du pays), mais les ports se décontextualisent, devenant de plus en plus semblables aux plates-formes qui ponctuent le grand large océanique, et en extraient pétrole, gaz et autres ressources.
Notre modernité « liquide », pour reprendre la terminologie de Zygmunt Bauman4, serait donc faite à la fois de circulation et de déconnexion : circulation des flux de données et d’objets dans des tuyaux (les câbles du fond des mers) ou des boîtes, déconnexion des lieux de transport et de transfert par rapport à une certaine culture de la mer et du rivage. La tentation perpétuelle de prédation des ressources est associée à un désir de réglementation de l’espace maritime, le contraste entre liberté des mers et bunkérisation de la terre, théorisé par Bauman, devenant ainsi une tension inhérente à la mer elle-même.
Dans cette culture de la liquidité – métaphore que nous prenons ici « à sa source », mais qui s’applique également à la circulation des capitaux dans la sphère financière par exemple – certains sont-ils mieux armés que d’autres pour fendre les eaux de leur sillon ? La France, pays catholique, centralisé, depuis longtemps devenu terrien, n’est-elle pas désavantagée face aux protestants anglophones, plus en phase avec un monde éclaté, individualisé, « sans roi ni pape5 », et qui se sont davantage construits, peut-être, autour d’une identité maritime (voir mon article sur les États-Unis) ? En mer comme ailleurs, il n’y a pas de fatalité, qu’elle soit économique ou culturelle. La mer est intrinsèquement liée à la mondialisation, que celle-ci se place sous la bannière de la conquête ou de l’échange ; elle représente une opportunité, sur le plan économique, mais pas uniquement, la culture de la mer pouvant favoriser une internationalisation des mentalités et une fluidification des processus politiques. Pour autant, on ne saurait se laisser emporter par une liquéfaction à tout va qui peut mener à la création d’un « monde en archipels », dans lequel chacun chasserait sur ses mers, contractant des alliances au gré de ses besoins, adoptant une vision pirate des échanges mondiaux et de l’exploitation des ressources. S’il faut apprendre à se voir depuis l’océan, nécessaire décentrement pour contrer le repli dans les frontières terrestres, il faut aussi savoir jeter l’ancre, sortir du « flux tendu », pour penser un avenir maritime qui ne se résume pas à la circulation des marchandises, mais prenne en compte les enjeux politiques, écologiques, symboliques, de cet espace devenu aujourd’hui une métaphore de notre vie commune.
Petit glossaire portuaire et du transport maritime
Armateur, armement : société qui arme le navire et l’utilise pour la navigation commerciale et, dans certains cas, propriétaire du navire.
Chargeur : personne (propriétaire ou non de la marchandise) qui conclut le contrat de transport et, le plus souvent, remet la marchandise au transporteur.
Conteneur : boîte métallique aux dimensions standardisées destinée au transport des marchandises les plus diverses. Elle s’empile sur plusieurs hauteurs sur les navires porte-conteneurs. Elle est conçue pour être manutentionnée très facilement à l’aide de portiques à conteneurs afin de permettre en quelques minutes son passage du quai au navire ou inversement.
Docker : ouvrier qui charge et décharge le navire.
Evp : équivalent vingt pieds, unité de mesure des conteneurs, fondée sur une taille « standard ».
Hinterland : arrière-pays commercial d’un port. Partie de l’espace terrestre dans laquelle le port vend ses services et, par conséquent, recrute sa clientèle.
Landlord port : l’administration publique portuaire détient les pouvoirs régaliens et la maîtrise foncière. Les terminaux portuaires font l’objet de concessions à long terme à des opérateurs spécialisés de manutention qui assurent l’exploitation, la gestion du personnel et les investissements.
Logistique : méthodes qui permettent la gestion des flux de marchandises, du fournisseur au client.
Manutentionnaire : opérateur spécialisé dans la manutention qui couvre l’ensemble des opérations de chargement et de déchargement des navires marchands dans les ports de commerce.
Marchandises diverses : marchandises composées de colis divers par opposition au vrac liquide et solide.
Marchandises en vrac : marchandises transportées à même la cale du navire. Elles se décomposent en vracs liquides comme le pétrole et solides comme le charbon ou les grains.
Massification : concentration des flux de transport sur certains axes et lieux par l’augmentation des capacités de transport et/ou de manutention afin de réaliser des économies d’échelle.
Portiqueur : agent portuaire spécialisé dans la conduite du portique à conteneurs, grue spécialisée dans le chargement et le déchargement des conteneurs.
Pré- et post-acheminement : transport terrestre pour acheminer une marchandise de son lieu d’origine jusqu’au port maritime et du port maritime à son lieu de destination.
Rangée maritime : suite de ports rapprochés qui ont souvent une partie de leur hinterland en commun.
Terminal : espace constitué d’un quai et d’un terre-plein d’où partent et où aboutissent les voyageurs et les marchandises. Le terminal est spécialisé en fonction de la marchandise et du navire : terminal pétrolier, terminal vraquier, terminal à conteneurs, terminal passager…
Terminal dédié : terminal dont l’activité est dédiée à un seul armateur.
Transitaire : mandataire effectuant pour le compte d’un tiers, chargeur ou réceptionnaire, les formalités douanières et les opérations nécessaires à l’exportation et à l’importation de la marchandise.
Antoine Frémont
- 1.
Pour suivre l’expédition et en savoir plus sur ses objectifs, voir le site www.septiemecontinent.com
- 2.
Pour plus de précisions sur certains termes liés au commerce maritime, voir le glossaire à la fin de cette introduction.
- 3.
Alain Corbin, le Territoire du vide. L’Occident et le désir du rivage (1750-1840), Paris, Flammarion, coll. « Champs histoire », 2010 (1re éd. 1988). Vous trouverez une synthèse de ce livre sur notre site, www.esprit.presse.fr, rubrique « Actualités ».
- 4.
Zygmunt Bauman, la Vie liquide, Paris, Pluriel, 2013 (1re éd. 2006). Voir aussi le livre que Pierre-Antoine Chardel a consacré à Bauman, Zygmunt Bauman. Les illusions perdues de la modernité, Paris, Cnrs Éditions, 2013, dont Thierry Paquot a rendu compte dans notre numéro de mai 2013.
- 5.
Voir Esprit, juillet 2009, « De la piraterie aux piratages », en particulier l’introduction d’Olivier Abel, « L’océan, le puritain, le pirate ».