Les origines conflictuelles du néo-libéralisme
Repère
Les origines conflictuelles du néo-libéralisme
Dans des cercles militants comme dans des travaux plus académiques, le néo-libéralisme est à la mode, qui autorise la désignation commode et rapide de l’adversaire ou du responsable de l’état présent du monde. Du traité constitutionnel européen à l’autonomie des universités, en passant par les nouveaux cadres des politiques judiciaires, rares sont les réformes qui n’ont pas été directement rapportées à cette idée d’une offensive néo-libérale. Mais de quoi parle-t-on exactement ?
C’est à cette question que tente de répondre Serge Audier, dans un livre imposant et impressionnant d’érudition, qui revendique explicitement une rupture avec les modes d’analyse et les usages militants du procès en « néo-libéralisme ». Nul doute qu’au départ de cette réflexion, entamée avec la réédition des actes du colloque Lippmann de 1938, figure l’agacement de l’auteur quant aux formes mêmes d’écriture de l’histoire intellectuelle, qui le conduit à désigner explicitement la lecture dont il entend prendre l’exact contre-pied, à savoir celle de Michel Foucault. La publication posthume, en 2004, du cours prononcé au Collège de France en 1978 n’est en effet pas sans lien avec la fortune récente du néo-libéralisme dans sa version accusatoire. Reprenant à dessein à Foucault le terme d’archéologie, c’est en fait pour mieux s’en distinguer et s’agacer des insuffisances, des facilités, des rapidités de l’hypothèse foucaldienne, abondamment relayée par une postérité aveuglément fidèle à l’enseignement de celui dont on a dès lors trop souvent pris l’habitude de louer la lucidité prophétique.
La lecture de Foucault, selon Audier, repose sur trois postulats indissociables : d’abord, le rôle fondateur, initiateur du colloque Lippmann de 1938 comme moment d’émergence et de formulation du « néo-libéralisme » ; ensuite, l’affirmation, à compter de ce moment refondateur, d’une homogénéité et d’une continuité intellectuelle, géographique et historique de ce courant ; enfin, le constat critique d’une victoire progressive de ces idées sous la forme d’une contamination de la gouvernementalité néo-libérale, qu’attesteraient les ralliements plus ou moins honteux des social-démocraties, dépourvues de toute proposition de gouvernementalité alternative (« Il n’y a pas de gouvernementalité socialiste », selon la fameuse formule sans cesse répétée).
À propos de…
Serge Audier, Néo-libéralisme(s). Une archéologie intellectuelle, Paris, Grasset, 2012, 631 p., 27 €
—, Le Colloque Lippmann. Aux origines du « néo-libéralisme », nouvelle édition augmentée, texte intégral précédé de « Penser le néo-libéralisme », Lormont, Le Bord de l’eau, coll. « Poch’bdl », 2012, 496 p., 12 €
Suggérons ici en passant qu’une critique interne de la démarche de Foucault manque encore, qui discuterait l’interprétation que Foucault propose du ralliement social-démocrate allemand à l’économie sociale de marché, et contesterait la rapidité avec laquelle Foucault évacue la question problématique de la translation du néo-libéralisme de l’Allemagne vers les États-Unis… Ce n’est pas toutefois ce chemin que Serge Audier a choisi. De manière beaucoup plus ambitieuse, il entend reprendre le dossier de fond en comble pour nous proposer une nouvelle histoire du « néo-libéralisme », saisi à travers ses débats, ses divergences et ses conflits internes.
Dès lors, ce n’est pas seulement de la lecture foucaldienne, trop homogénéisante et insensible aux décalages, aux contextes, dont il convient de se libérer, mais aussi, note-t-il à plusieurs reprises dans des termes très forts, des relectures fournies par certains acteurs eux-mêmes de la nébuleuse néo-libérale. Car de ce côté-là aussi, on aura eu tendance à élaborer des récits rétrospectifs du point de vue des seuls vainqueurs, dont l’effet aura été d’effacer
certains acteurs majeurs de la photographie, avec une violence silencieuse dont on peut dire, au risque de choquer, qu’elle n’est pas sans évoquer les méthodes staliniennes, les cadavres en moins.
Ces clivages, ces débats, parfois euphémisés, parfois oubliés, parfois niés, Audier avait déjà eu l’occasion d’en noter la force et l’ampleur dans le déroulé du colloque Lippmann dont il reprend ici l’analyse, non plus tant pour lui-même, que comme moment préfigurateur de la fameuse Société du Mont-Pèlerin, objet central de tant de lectures complotistes ou homogénéisantes. D’un moment à l’autre, il souligne les continuités mais aussi et surtout les ruptures, les décalages.
Ces clivages, Audier y accède par une connaissance intime des textes, en prenant au sérieux le contenu de textes aux statuts très différents, du bulletin interne au livre académique, en passant par l’article de revue, mais aussi par l’accès aux « arrière-cuisines », parfois intimes, du « néo-libéralisme » et par l’exploitation de nombreuses correspondances, où se lisent parfois plus clairement les désaccords publiquement euphémisés. Audier n’hésite pas non plus à solliciter la part personnelle qu’engagent parfois ces conflits, tout en ne cédant rien sur la part irréductible de désaccords de fond, qui engagent des questions de pouvoir dans l’organisation.
Comment s’organisent dès lors ces divergences et ces conflits ? La Société du Mont-Pèlerin n’est pas un parti politique mais une société savante où le recrutement s’opère par cooptation. Audier recourt à un vocabulaire souple – « pôles », « écoles », « traditions », « courants », « figures » – et insiste sur la réelle diversité qui caractérise d’emblée la Société du Mont-Pèlerin, dès son origine, même si les clivages entrevus lors du colloque Lippmann se sont inversés. Hayek et von Mises, marginalisés en 1938, sont désormais à la manœuvre, en position de force. L’objectif d’une refondation du libéralisme, articulé à une relecture critique de son histoire, qui figurait au cœur des intentions des organisateurs du colloque Lippmann, devient secondaire face à l’objectif d’une réaffirmation du libéralisme en prise avec les classiques des xviiie et xixe siècles : Hayek est un grand lecteur de Mandeville et de Smith, alors que von Mises se définit lui-même comme « paléo-libéral ». L’un comme l’autre ne se revendiquent d’ailleurs qu’avec réticence, et le plus souvent pour des raisons purement stratégiques, du « néo-libéralisme ». L’un des apports essentiels de l’ouvrage de Serge Audier réside toutefois dans le rappel du rôle essentiel du pôle allemand, autour de Röpke, Rüstow, Eucken, etc. Regroupés, au-delà de quelques différences, sous l’appellation d’ordo-libéralisme, partisans d’une économie sociale de marché, ils sont alors les seuls à disposer d’une influence politique réelle. Cette diversité interne est d’autant plus importante qu’elle se révèle très fortement conflictuelle, tout au long des années 1950 et jusqu’au début des années 1960, allant jusqu’à provoquer une grave crise interne en 1962, dont Hayek sort comme le grand vainqueur. Nouant une relation stratégique avec Milton Friedmann, nouvelle figure de l’École de Chicago, il contribue à la réorientation et à la radicalisation du projet néo-libéral.
Hayek constitue à n’en pas douter le fil directeur, le personnage central de cette histoire et Audier ne manque pas de suggérer son rôle ambigu. Plusieurs fois décrit comme un stratège politique, il peut apparaître tantôt comme un conciliateur magnanime, prêt à minimiser des divergences pour maintenir l’unité des libéraux, mais aussi parfois comme un véritable idéologue, prêt à couper les branches mortes ou à trancher le conflit des interprétations, comme à se prêter en permanence à ce jeu des relectures et des récits rétrospectifs.
Les années 1970 où Hayek et Friedmann sont couronnés tour à tour par le prix Nobel d’économie signent la réussite de la stratégie gramsciste adoptée en 1947. Une relative diversité, toujours susceptible de dégénérer en conflit ouvert, reste toutefois observable entre le pôle libertaire anarcho-capitaliste, les néo-conservateurs influencés par Leo Strauss, les héritiers de l’école autrichienne de von Mises et les porte-parole de l’École de Chicago. Dans la dernière partie de son ouvrage, portant sur les débats intellectuels américains les plus récents, Audier livre un riche tableau de l’effervescence et des désaccords qui continuent à traverser une nébuleuse dont la riche diversité est trop souvent ignorée ou niée de ce côté-ci de l’Atlantique.
L’histoire de la Société du Mont-Pèlerin est donc loin d’être la simple histoire d’un projet homogène et d’emblée clairement formulé, dont il suffirait de suivre le déroulé, sur un mode quasi complotiste. Obnubilé par sa volonté de mettre à jour ces conflits, ces divergences et ces décalages, on peut certes regretter qu’Audier manque parfois à identifier les convergences qui, si fragiles soient-elles, n’en ont pas moins autorisé une certaine coopération entre ces acteurs. Il n’en demeure pas moins que dans l’historiographie de ce courant, trop souvent analysé avec partialité par des observateurs militants, l’étude de Serge Audier fera date. Le Congrès pour la liberté de la culture avait eu son Pierre Grémion. La Société du Mont-Pèlerin et les néo-libéralismes ont désormais leur Serge Audier.
Goulven Boudic
Librairie
Jean-François Kervégan, Que faire de Carl Schmitt ?, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2011, 328 p., 11 €
Carl Schmitt est un éternel revenant de la philosophie politique contemporaine. Alors que l’engagement de l’homme en faveur du régime nazi (dont il espérait devenir le juriste officiel) sonne comme une condamnation de l’œuvre, les concepts schmittiens ne cessent de faire retour : état d’exception, pouvoir constituant, décision souveraine sont devenus des incontournables de la pensée politique, même de gauche. D’où l’intérêt de la question posée tout au long de ce livre : maintenant que nous savons quoi « penser » de Schmitt, demandons-nous s’il est encore possible d’en « faire » quelque chose.
Spécialiste du droit et de la philosophie allemande, Jean-François Kervégan s’interroge depuis longtemps sur l’actualité des concepts forgés par l’auteur de la Théologie politique. Bien avant que, suivant la pente de l’époque, Schmitt ne devienne un « cas » propice aux règlements de compte médiatico-universitaires français, il a fait le choix de s’en tenir aux thèses, sans rien ignorer de leur contexte, mais en se gardant de céder aux facilités de la guerre de bureau1. Les adversaires les plus résolus de Schmitt lui rendent un hommage paradoxal en interprétant toute prise de position théorique à l’aide du critère de l’ami et de l’ennemi. Ce livre est aussi une manière de désacraliser le juriste allemand qui ne mérite d’être lu ni comme un héros persécuté, ni comme un repoussoir commode.
Un leitmotiv en forme de bilan personnel traverse l’ouvrage : le temps est venu de « partir de Schmitt ». Cela signifie, à la fois, se déprendre de la fascination exercée par son œuvre et se confronter à ce qui, en elle, résiste à la critique la mieux intentionnée. Schmitt, c’est bien connu, est un adversaire intransigeant du libéralisme auquel il reproche son indécision et, par voie de conséquence, l’ignorance du politique dans laquelle il se tiendrait par principe. Kervégan aborde Schmitt comme un juriste plutôt que comme un théologien, ce qui lui permet de rendre compte d’un même geste de la cohérence de sa doctrine et de la pente fatale de ses engagements politiques.
Du début à la fin, l’adversaire est le même : le positivisme juridique et sa tentative de graver dans le marbre constitutionnel les attributs de l’État de droit. L’auteur restitue avec précision le différend entre Schmitt et Kelsen sur la question de savoir si l’ordre du droit se suffit à lui-même. D’un côté (Kelsen), un système juridique est un tout qui dessine un espace normatif sans dehors : les normes renvoient à d’autres normes, jamais à des faits. De l’autre (Schmitt), le geste d’institution du droit n’est pas juridique, mais il relève d’une décision souveraine dont il n’est pas possible de rendre compte formellement. Pour Schmitt, la validité d’une norme est indissociable de son efficacité : elle réclame une institution par le peuple ou par un chef.
Ces explications de Kervégan permettent de mieux comprendre les raisons du retour régulier de Schmitt dans les débats contemporains. Avec lui, il y va du destin de la politique dans la modernité et à l’époque de ce que Weber appelait le « polythéisme des valeurs ». En privilégiant le décisionnisme puis la « pensée concrète de l’ordre », Schmitt s’est évertué à penser une politique de la décision existentielle contre les visions procédurales du droit. Jusqu’à sacrifier la norme à la situation exceptionnelle, comme dans ses écrits qui plaident pour la légitimité de Hitler dans le rôle de fondateur du droit.
Fort de ces mises au point sur les débats juridiques qui traversent la République de Weimar, le livre présente sous une forme thématique les raisons qui justifient que l’on « parte » de Schmitt. Le problème de l’exception (réinvesti, non sans ambiguïtés selon l’auteur, par Agamben), le lien de la politique avec la théologie, le rapport entre légitimité et légalité : autant de questions qui continuent à irriguer le présent.
Deux passages méritent d’être particulièrement soulignés. D’une part, les pages où Kervégan analyse avec finesse les thèses de Schmitt sur l’affaiblissement contemporain de l’État comme unité de base de la politique (p. 195-207). Si les guerres mondiales marquent l’entrée dans l’ère postétatique, elles expliquent aussi l’apparition, pressentie par Schmitt, de nouvelles formes de violence déterritorialisées. Le terrorisme
est un produit non pas du totalitarisme, mais de la totalisation de la politique dont le totalitarisme n’est lui-même qu’une expression monstrueuse.
Le terroriste globalisé ne mène pas une guerre contre un État, mais « contre ce monde […] pour l’anéantir », une logique d’anéantissement qui se retrouve souvent dans les mesures antiterroristes. « Partir de Schmitt », ce serait ici prendre acte de cette radicalisation des inimitiés, mais sans abandonner pour autant le dissensus aux forces antidémocratiques. Cela suppose d’imaginer des formes de conflictualité conformes avec l’État de droit.
D’autre part, le livre consacre un excellent chapitre à la question du « monde » (p. 208-245). Schmitt est un adversaire constant du cosmopolitisme et de l’érection de l’humanité au rang de sujet de droit. Les dérives récentes des actions transnationales de police humanitaire sont souvent critiquées à partir de la défense intransigeante que le juriste fait du pluralisme politique fondé sur l’opposition entre des grandes puissances impériales. Kervégan montre bien que Schmitt cherche à « mettre politiquement hors circuit l’idée de monde », mais n’y parvient qu’en confondant les droits de l’humanité et la morale humanitaire. Là encore, il s’agit de penser des formes de conflictualités qui ne seraient pas exclusives de l’exigence cosmopolitique. Selon l’auteur, cela passe par une redéfinition du rôle des États dans un contexte démocratique hostile aux frontières.
Sur ces points et quelques autres, ce livre nous convainc que Schmitt est
plus efficace pour penser des ruptures et des instaurations que pour décrire le bon fonctionnement de l’ordre juridique établi.
Tant que ce fonctionnement demeurera sujet à caution, l’œuvre du juriste allemand s’imposera comme une référence difficilement contournable. Mais pour penser au-delà des ruptures et donner corps à une démocratie adaptée au présent, il faudra inventer.
Michaël Fœssel
Marcel Hénaff, Le Don des philosophes. Repenser la réciprocité, Paris, le Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2012, 347 p., 24 €
Dans un premier livre, le Prix de la vérité. Le don, l’argent, la philosophie2, Marcel Hénaff était parti, en compagnie de Socrate et d’Aristote, du caractère non vénal du savoir, de la vérité et de la philosophie pour s’élever jusqu’à la question de la reconnaissance. Puis de celle-ci jusqu’à celle de l’altérité : qui est l’absolument autre comme manifestation éthique de l’infini ? Il y engageait une histoire de la monnaie et de l’économie de marché dans ses liens avec la philosophie, celle-ci s’étant inauguralement conçue comme incompatible avec toute forme d’activité profitable. Y était affirmé le hors-de-prix de la dignité de vivre.
Dans le sillage de cette première enquête, mais en l’infléchissant pour la recentrer davantage sur la réciprocité et le respect partagé, Marcel Hénaff déploie dans ce nouveau livre les enjeux multiples des pratiques du don cérémoniel (enjeux éthiques, religieux – la grâce –, politiques, juridiques, anthropologiques). Celui-ci relève d’un dispositif complexe de symboles et de rites.
Les huit chapitres composant ce livre font apparaître que, derrière l’opposition entre ce qui se vend et ce qui se donne, entre la vérité et la marchandise, la question du don doit encore être explorée aujourd’hui, au-delà de la problématique initiée par Marcel Mauss.
Les premiers chapitres distinguent le don réciproque, cérémoniel, public, et deux autres formes de don : le don gracieux unilatéral et le don d’entraide. Ils forment trois catégories majeures du don. Le premier est caractérisé par l’obligation rigoureuse de donner en retour pour les présents reçus ; la réciprocité qui est à son fondement est un rapport de réplique. Le deuxième cas révèle une générosité spontanée et heureuse envers des êtres chers. Le troisième cas, le don solidaire, fait apparaître une dimension plus sociale de la générosité. Dans ce dernier cas, les biens offerts ne sont pas d’abord des biens précieux ou de prestige – symboles d’un pacte – mais des biens utiles à la vie ordinaire. Il peut s’agir aussi de paroles et de gestes de soutien. Le contexte n’est plus celui des rituels ni de la fête, mais de l’action efficace liée à l’urgence.
Mais le livre ne se limite pas à une classification, si rigoureuse fût-elle. En dénonçant notre tendance à nous référer au don oblatif unilatéral comme à un modèle pour les autres, il procède à un examen de quelques philosophes sur cette question. Presque tous les penseurs du don, en effet, confondraient constamment les trois ordres, hétérogènes, du don : réciproque ; gracieux ; solidaire.
Tout d’abord, Jacques Derrida. Le commentaire que celui-ci fait du don cérémoniel chez Marcel Mauss apparaît à Marcel Hénaff comme un contresens. L’aporie qu’il présente, en la formulant comme une objection radicale au don rituel, est liée à un soupçon constant à l’endroit de l’idée de réciprocité. Or, l’exigence de gratuité ne destitue nullement celle de réciprocité. Mauss décrit ce qu’il voit : la réciprocité y est fondamentale. Le don cérémoniel doit être réciproque parce qu’il s’agit d’un symbole d’alliance. Ce qui est en jeu, c’est de solenniser le geste de reconnaissance mutuelle. Or, Derrida parle d’autre chose en dramatisant l’antinomie de la norme et du droit positif. La gratuité n’est pas l’étalon auquel doit se mesurer la réciprocité. Celle-ci définit des exigences différentes dans des ordres distincts (au sens de Pascal).
Deuxième philosophe : Emmanuel Levinas. Il ne commettrait pas la même erreur de déclarer le don impossible en raison d’une aporie s’installant entre la phénoménalité du don et son concept. Mais il remet en cause la réciprocité au profit de l’impératif d’oblation inconditionnelle que requiert de moi le visage de l’autre. Troisième philosophe examiné : Jean-Luc Marion. Celui-ci, en partant de la phénoménologie husserlienne, dépasse le don vers la donation, qui est souveraine et s’étend à tout. Mais le donné de la donation n’est pas celui du don. Le passage du geste du don à la donation au sens de Husserl, écartant l’échange, et réduisant le concept de réciprocité à un retour avantageux vers soi, n’est pas justifiable. La donation pure émergeant de l’épreuve de la réduction (épochè) aura la beauté irréelle de l’idée projetée comme « l’absente de tout bouquet », selon une expression de Mallarmé.
Enfin Paul Ricœur. L’avantage de Ricœur aux yeux de Marcel Hénaff est qu’il n’oppose pas d’emblée don oblatif et don réciproque. Le devoir de réciprocité s’impose de plein droit comme corollaire de l’impératif catégorique kantien. Ce geste libre répondant à un autre qui engage la reconnaissance de partenaires s’obligeant mutuellement par cette reconnaissance fait la grandeur de la règle d’or. Mais dans son dernier livre, Parcours de la reconnaissance, Ricœur, en différenciant réciprocité et mutualité, privilégie l’oblativité et l’agapè. Donner sans espoir de retour comme font les dieux, exposait Sénèque dans le traité Des bienfaits. Mais réciprocité et agapè semblent s’exclure. Que devient la mutualité devant la hauteur de l’agapè ? Qu’en est-il de la règle d’or ? On peut donc se demander si Ricœur fait bien de définir les dons cérémoniels en les plaçant dans la catégorie des « états de paix », et de les appeler mutuels plutôt que réciproques. Ce choix pour la paix est un geste de reconnaissance réciproque dans un espace agonal ouvert au conflit possible. L’état de paix ne fait que suspendre le risque de conflits. Or, les échanges cérémoniels dans les sociétés traditionnelles ne sont pas de simples parenthèses, des intervalles festifs de suspension des conflits ; ce sont des procédures fondatrices de reconnaissance publique. Celle-ci est assurée par les institutions politiques, juridiques et économiques dans des sociétés dotées d’une instance centrale d’autorité. Les acteurs des échanges dans les sociétés traditionnelles et dans les nôtres ne sont pas les mêmes. C’est confondre les genres.
Ce parcours, qui passe aussi par Claude Lefort et par Vincent Descombes, est émaillé d’un certain nombre de « Propositions ». La dernière concerne le tiers. Jamais deux sans trois, dit un vieil adage. Le lien de réciprocité engage toujours un témoin, fût-il invisible. impersonnel (la loi) ou personnel (l’ami, le juge). Il se noue autour de quelque chose, fût-ce une idée. Le tiers est l’entre-deux. Il témoigne pour chacun des deux de ce qui sépare et unit l’un et l’autre, rendant possibles aussi bien le face-à-face de reconnaissance ou de rivalité que le geste de réciprocité.
La pensée de la reconnaissance est l’enjeu même des pratiques du don cérémoniel, où la réciprocité n’est plus une condition préalable mais un respect partagé. Cette reconnaissance d’autrui fait récit comme débat. Elle ouvre la scène du politique.
Guy Samama
Diana Pinto, Israël a déménagé, Paris, Stock, 2012, 232 p., 19 €
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, Israël a présenté plusieurs visages. Celui des fondateurs d’un État dans la conflictualité, en 1948, après l’horreur du nazisme ; celui des vainqueurs conquérants après la guerre des Six Jours et l’occupation de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est ; celui de l’héritier de la Shoah, à partir de la fin des années 1980 ; celui qui semblait vouloir faire la paix et poursuivait la colonisation avec et après les accords d’Oslo… Énumération bien trop sommaire pour dire la complexité de chaque temps, de chaque situation, mais dans ce que ces « définitions » ou « portraits » avaient d’insuffisant et de limité, il semblait que nous savions encore où était Israël.
Ce n’est plus le cas, explique ce livre au titre éloquent. Israël n’est plus là où nous croyons qu’il est, il ne se pense plus comme nous le pensons. À lire l’historienne Diana Pinto, il semble bien que pour Israël aujourd’hui, l’Europe n’ait plus de place dans sa définition.
Sous les apparences d’un carnet de voyage, cet essai vif, par une suite d’observations paradoxales – le titre de l’introduction, « Un pays qui avance en se fuyant », en est une parfaite illustration – et acérées, dessine le portrait cubiste d’un pays qui est plus qu’un pays : un peuple, une histoire, une mémoire, une zone de conflit… La plume qui rédige est « de la famille », avec ce que cela implique de tendresse, de fascination aussi, pour ceux que l’on aime, mais elle est acide, caustique, et parfois presque en colère. Diana Pinto, précisément parce qu’elle est de la famille, met, sans complaisance, le doigt là où cela fait mal, parce que l’évolution d’Israël l’inquiète.
D’entrée de jeu, l’auteur indique sa perspective : de ses voyages en Israël (dont les premiers ne datent pas d’hier), où elle compte de nombreux amis dans des cercles variés (politiques, religieux, universitaires, journalistes, etc.), mais aussi dans les différentes planètes de la diaspora, elle revient avec une interrogation : « Et si Israël était autiste ? » Il y a quelques années, David Grossman parlait, lui, de « paranoïa », mais il se référait aux conséquences de la Shoah et à la peur générée par la menace terroriste. Certains autistes, on le sait, peuvent être prodigieusement intelligents et performants mais prodigieusement indifférents au monde qui les entoure. Tel est le portrait que brosse Diana Pinto d’un Israël postmoderne, qui vit dans son cyberespace, s’organise non seulement pour se passer de ses voisins mais pour les ignorer, qui s’est détaché de l’Europe qu’il voit comme un continent vieillissant et rassis, et qui semble se tourner toujours plus vers l’Asie.
Voilà donc la nature d’un déménagement sans doute plus mental que physique, mais qui nous rend Israël insaisissable, si tant est qu’Israël se saisisse lui-même… Le problème, on le comprend aisément, c’est que si Diana Pinto a raison – et sa démonstration est convaincante – il y a peu d’espoir de « guérison », avec tous les dangers de la situation géopolitique présente, qui demeure celle d’une poudrière à ciel ouvert. Les métaphores que l’historienne utilise pour décrire ce pays et ce peuple sont parlantes : l’aquarium, modèle de coexistence entre des « poissons » différents qui ne se parlent pas… tant qu’un plus gros ne mange pas les autres ; la bulle, modèle protecteur qui isole des dangers de l’extérieur, mur à l’appui ; la tente, outil nomade qui couvre de sa toile le monde juif bien au-delà des frontières d’Israël, entre ouverture et annexion, mêlant le religieux et le politique…
Le plus impressionnant, c’est l’articulation de l’archaïque et de l’hypermoderne, qui revient au fil des pages. Israël fait coexister l’éternel biblique avec le virtuel. Dans ces conditions, l’ultrareligieux peut aussi se tenir à la pointe du progrès technologique, pour le mettre au service de son projet de déclinaison et de transmission d’une identité juive qui transcende le temps. Ce faisant, explique Diana Pinto, Israël bascule de l’histoire à la mémoire. Son temps n’est plus celui des Européens. L’auteur semble penser qu’il serait davantage celui des Chinois… Diana Pinto ne s’en réjouit pas, car en européenne, elle n’oublie pas que l’histoire ne se dissout ni dans le virtuel ni dans le mystique : ce « déménagement » d’Israël est-il politiquement et historiquement vivable ? On sent, au fil des pages, une grande angoisse : il y a des autistes qui tout en étant géniaux sont difficiles à supporter… même quand on est « de la famille ». Alors jusqu’où ira ce déménagement ?
Jean-François Bouthors
Le Fil de l’esprit. Augustin Girard, un parcours entre recherche et action, Paris, Comité d’histoire du ministère de la Culture et de la Communication, coll. « Travaux et documents », n° 29, 2011, 336 p. + un compact-disque, 18 € (diffusion La Documentation française)
C’est un ouvrage un peu déroutant que celui que le Comité d’histoire du ministère de la Culture et de la Communication consacre à Augustin Girard. Augustin Girard a durant cinquante ans dirigé les recherches et études conduites au sein du ministère de la Culture. Il en fut même l’initiateur. Fort d’un esprit combatif, marqué par la Résistance, indépendant et adepte d’une « gestion militante », toujours à l’affût des idées nouvelles, participant régulièrement à des colloques et rencontres en France et dans le monde, il a marqué le ministère par sa personnalité et son aura auprès des chercheurs.
Pourtant, l’ouvrage est hybride, hésitant entre une approche hagiographique d’Augustin Girard, dont la hauteur de vue mais aussi la simplicité ne l’auraient pas nécessairement conduit à apprécier l’exercice, et une histoire du ministère vue à travers celle des études qu’il a conduites. Les contributions et les entretiens sont nombreux et alternent avec des textes de Girard ; un disque compact complète le livre et permet d’écouter un certain nombre de ses interventions.
L’ouvrage offre des éclairages précieux sur des questions qui furent au cœur des politiques culturelles, à commencer par celle de la décentralisation. Jean-Pierre Saez rappelle que Girard a toujours préconisé une approche « globale » de la culture en considérant que « le premier objet de culture est la ville elle-même ».
Girard liait en effet l’objectif de démocratisation et celui de la décentralisation : « Le premier objectif est l’appropriation de sa ville par le nouvel habitant. » Cette approche reste d’actualité. Avec l’extension des villes et le rejet des classes moyennes cultivées vers des périphéries de plus en plus éloignées des centres, les pratiques culturelles de ces catégories sociales sont pour partie menacées. Les difficultés à faire évoluer les inégalités d’usage compte tenu des bouleversements de l’offre et la tentation de ne faire qu’une interprétation rapide des statistiques conduisent à mettre l’accent sur les barrières à la démocratisation de la culture. Celles-ci sont évoquées à plusieurs reprises.
S’il est un échec des politiques culturelles, il réside notamment dans la faible capacité à les définir au niveau européen. Conscient de l’enjeu européen, le service des études du ministère y travailla à travers sa tentative de proposer ce que l’on désigne aujourd’hui par l’expression de « bonnes pratiques » en ce domaine, et d’harmoniser la statistique culturelle en Europe.
Le livre accorde une place importante à la question de l’instrumentalisation dont les statistiques sont parfois l’objet. Jacques Toubon relève le principe parfois fragile du « bon usage de l’expertise ». Girard évoquait d’ailleurs le décalage entre étude et décision, prenant comme exemple le cas du régime des intermittents, soulevé à travers des études mais dont le ministère, plus qu’embarrassé, ne souhaitait guère qu’il revînt au-devant de la scène. « L’exigence de l’honneur » impose néanmoins au chercheur, comme à celui qui impulse les thématiques des études et leurs orientations, de dépasser ces réticences et d’agir en « capteur d’idées ».
On peut s’interroger sur la faible place de l’économie dans ce livre, alors même que Girard avait très intelligemment saisi le changement de paradigme que constitua l’intrusion de l’économie, pour le meilleur et parfois pour le pire, au sein de la politique culturelle ; un chapitre – et singulièrement un papier du sociologue Pierre-Michel Menger – en fait brièvement état, du moins dans son titre, mais insiste avant tout sur le transfert de fait d’une part de la tâche de démocratiser depuis les politiques publiques vers les industries culturelles (et tout particulièrement la télévision). Si la montée des industries culturelles ainsi que le poids des best-sellers sont vus, l’importance prise non seulement par les données économiques et les contraintes qu’elles font peser sur les choix privés et publics, mais aussi par la méthodologie économique dans son influence sur les autres sciences sociales n’est pas analysée. Dans un texte écrit en 1986, Girard notait :
Il peut paraître surprenant – mais il est significatif – que, parmi les enjeux de la fin du siècle, on ait songé à inclure la culture du côté de l’économie, de la biologie ou du tiers monde. Il y a trente ans, nul ne l’aurait fait.
On peut aussi regretter que ne soient pas mentionnées, ne serait-ce qu’en conclusion, les politiques conduites par le département des Études après le départ de Girard. Girard se voyait comme un passeur entre le monde administratif et le monde académique, entre les acteurs de la culture et ceux qui tentent d’analyser la politique culturelle et de l’accompagner à travers la production d’analyses ; il était aussi un passeur entre le passé de la politique culturelle et son avenir, tentant d’appréhender les tendances longues et d’en tirer les conclusions qui pourraient éclairer le décideur public. Le travail sur ce point a continué, bon an mal an, et continue de produire de belles avancées, mais l’ouvrage n’en rend pas vraiment compte, même si Olivier Donnat souligne les difficultés à mesurer les évolutions des pratiques culturelles et à les comparer dans le temps, quand les contours et formes de l’offre changent entièrement.
Bref, si ce livre doit entrer dans les bibliothèques de tous ceux qui s’intéressent à l’histoire du ministère et à la politique culturelle, sa lecture mérite d’être prolongée par exemple par la contribution toute récente et très stimulante intitulée « Culture et Médias 2020 : un ministère nouvelle génér@tion », que le secrétariat général du ministère (Mission stratégie-prospective) a publié en mars 2011 sous forme numérique3, et qui identifie, à partir de quelques scénarios possibles, les principaux défis et les réponses possibles de la politique culturelle à venir.
Françoise Benhamou
Chan Koonchung, Les Années fastes, Paris, Grasset, 2012, 415 p., 20 €
Pékin 2013, une semaine après la fin du nouvel an chinois. Alors qu’il sort de chez lui, Lao Chen, écrivain taïwanais installé à Pékin depuis quelques années, est abordé par Fang Caodi, un ami perdu de vue depuis longtemps. La rencontre ne doit rien au hasard : Fang Caodi veut avertir son interlocuteur que, deux ans plus tôt exactement, un mois a « disparu »… Quelques jours plus tard, à l’occasion d’une soirée littéraire organisée dans une librairie, Lao Chen tombe sur une femme dont il a été autrefois amoureux, et qu’il n’a en fait jamais cessé d’aimer : Xiao Xi. Celle-ci finit par lui confier avoir l’impression d’être surveillée en permanence. Après un très bref passage dans la magistrature, dont elle a démissionné, elle a ouvert avec sa mère un petit restaurant et a soutenu le mouvement de 1989. Farouchement opposée au régime, elle mène une activité militante via l’internet, ce qui l’oblige à changer fréquemment d’adresse électronique. Elle est désespérée par son fils, étudiant en droit à l’université de Beida, dont l’ambition est d’entrer au département de la Propagande du Parti communiste ! Idéologue convaincu, il a changé son prénom lorsqu’il a atteint sa majorité, préférant Guo (la nation) à Min (le peuple). Sa mère est persuadée qu’il l’a dénoncée auprès des autorités. Xiao Xi est également angoissée par l’amnésie qui semble frapper tous ceux qui l’entourent :
Personne ne se souvient, mais moi je me rappelle. Personne ne dit rien, mais moi si. Suis-je folle ? Il n’y a plus de traces, plus de preuves et tout le monde s’en moque.
Cette double rencontre va faire sortir Lao Chen de son insouciance. Une insouciance qu’il partage avec les Chinois qu’il fréquente et qui sont tout heureux de vivre dans un pays entré depuis deux ans dans son « âge d’or ».
Mais que s’est-il passé au juste en 2011 ? Selon la version officielle véhiculée par le Quotidien du peuple, le jour même où le dollar perdait 30 % de sa valeur en une seule séance, entraînant les économies occidentales dans une crise d’une profondeur sans commune mesure avec celle de 2008, le gouvernement de Pékin annonçait la mise en œuvre de sa nouvelle politique de prospérité (Npp). Cependant, quelques très rares personnes, parmi lesquelles Fang Caodi ou Xiao Xi, se souviennent, elles, d’un mois de chaos et de répression entre l’effondrement de la devise américaine et l’entrée dans l’« âge d’or ». Mais bizarrement, presque tout le monde semble avoir oublié ces événements et la population semble baigner dans un étrange état euphorique.
Alors ? Délires d’opposants asociaux et mythomanes ou témoignages fiables de la férocité d’un système qui parvient – mais par quels moyens ? – à contrôler jusqu’aux mémoires mêmes des citoyens ? C’est le point de départ d’une enquête palpitante où le lecteur croise notamment le chemin de Jian Lin, cinéphile averti qui organise chez lui des projections auxquelles assiste son cousin, He Dongsheng, membre du Bureau politique mais aussi celui de Gao Shengchan, fondateur d’une église protestante souterraine.
Au fur et à mesure que l’intrigue se déploie et que le mystère s’épaissit, Chan Koonchung brosse le portrait incisif d’une Chine où la plupart des citoyens sont politiquement anesthésiés par la formidable réussite économique de leur pays. Séquestré par des opposants au régime qui veulent le contraindre à dire la vérité sur ce qui s’est réellement passé en 2011, He Dongsheng se livre à un brillant plaidoyer sur la stratégie suivie par le pouvoir. Selon lui, le choix qui a été fait durant le mois occulté est « la meilleure option possible [pour la Chine] dans le monde concret » (p. 385). Il évoque notamment les mesures économiques qui ont été adoptées (convertir un quart de l’épargne des ménages en bons de consommation, autoriser les paysans à conserver la propriété de leurs terres, réguler les prix…). Il est également question d’une « doctrine Monroe chinoise » et du fait que la République populaire ne doit pas se lancer dans une course aux armements avec les États-Unis… Est également évoquée une bien étrange usine chimique…
Chan Koonchung nous livre une réflexion sur la manipulation de la mémoire4 mais aussi sur l’arbitrage entre la lucidité et le confort. Les Chinois, songe Lao Chen, sont libres à 90 %. Songeant à l’alternative proposée par l’écrivain Lu Xun entre un « paradis contrefait » et un « bel enfer », il avance que ses concitoyens se sont persuadés qu’ils avaient atteint le paradis. Les possibilités de changement sont alors minces, car seuls ceux qui ont conscience de vivre en enfer cherchent à changer les choses.
Si l’on fait semblant trop longtemps [dit Lao Chen], on devient vite incapable de discerner le vrai du faux.
C’est évidemment la crise de 2008 qui a donné à Chan Koonchung l’idée de son roman. Le poids de la Chine s’en est trouvé renforcé. La crise qu’il anticipe pour 2011 (le roman est sorti à Hong Kong en 2009) constitue, explique-t-il dans un entretien avec sa traductrice, une formidable occasion pour le gouvernement de renforcer son contrôle. On oublie en effet un peu trop souvent en Occident comment le massacre de la place Tian’anmen a permis au pouvoir tout à la fois d’accroître son emprise mais également d’accélérer les réformes économiques. D’où l’expression de « consensus de Pékin ».
Reste qu’il ne faudrait pas conclure de la lecture de ce roman à une passivité généralisée du peuple chinois, ce que son histoire proche comme lointaine dément formellement. Entre 1993 et 2005, le nombre d’« incidents de masse », pour reprendre la terminologie officielle, est passé de 10 000 à 87 000. Ce dernier chiffre signifie que plus de trois millions de personnes ont fait preuve d’un grand courage en exprimant publiquement leur mécontentement. Cette même année 2005, les antennes locales du Bureau public de sécurité ont recueilli 200 000 pétitions et visites de protestation5. La Chine n’est donc pas encore une « société d’harmonie »… et les Chinois loin d’être tous euphoriques.
Jean-Paul Maréchal
Edgar Lawrence Doctorow, Homer & Langley, Paris, Actes Sud, 2012, 229 p., 22 €
Ce onzième titre traduit en français depuis 1982 devrait permettre à Edgar Lawrence Doctorow d’être enfin reconnu en France, aux côtés de Philip Roth ou de Saul Bellow, comme un des artisans du roman historique de l’Amérique du xxe siècle. À la fois drôle et tragique, Homer & Langley s’inspire de l’histoire vraie des frères Collyer, découverts morts en 1947 dans les ruines de leur maison new-yorkaise de la Cinquième avenue, ensevelis sous les détritus accumulés au cours de leurs longues années de réclusion volontaire. Une réflexion politique se dessine en pointillés à travers l’amalgame entre l’agrégat insolite d’objets en tous genres à l’intérieur et la précipitation des événements hors des murs : l’espace des héros se rétrécit tout comme un certain rêve américain semble s’éloigner.
E.L. Doctorow est né en 1931 dans le Bronx, troisième génération américaine d’une famille juive d’origine russe. Formé au Kenyon College de l’Ohio par le poète et critique John Crowe Ransom, il travaille à New York dans le monde de l’édition qu’il quitte en 1969 pour enseigner et se consacrer à la littérature. Traduite dans une trentaine de langues, son œuvre est honorée par de nombreux prix littéraires et adaptée au cinéma comme au théâtre6.
Dès le début du livre – la première phrase, « Je suis Homer, le frère aveugle », rappelle celle des Aventures d’Augie March7 de Saul Bellow, “I am an American” –, Doctorow rend sensible son ambition. En privilégiant une approche factuelle, il raconte d’abord un huis clos familial entre deux frères, Homer, un homme cultivé, sensuel, épris de musique classique, pianiste talentueux, et Langley, un esprit brillant, inventif, obsessionnel, insoumis et totalement marginal.
En phrases incisives et ramassées, Doctorow note l’enfermement maladif inévitable qui les conduit à une mort atroce, tant le monde extérieur qui réussit à pénétrer leur forteresse les conforte dans leur solitude. Il fait alterner le ton du récit, parfois jubilatoire, souvent pathétique et empreint de tristesse, toujours marqué par une certaine distance face aux événements. Il joue sur le mystère (comment Homer peut-il écrire, où se trouve Langley ?), se méfie des discours psychologiques sur les handicaps (la non-voyance puis la surdité de Homer) ou sur la perception de la folie (l’enfermement croissant de Langley, revenu gazé de la Première Guerre mondiale), n’évoque que subrepticement les drames qui ont ponctué leurs jeunes années. Cette économie de mots n’enlève rien au portrait intime des deux frères, mais fait résonner plus fortement les époques qu’ils traversent.
Car l’épopée tragique de Homer et Langley permet surtout à Doctorow de suivre près d’un siècle de l’histoire des États-Unis et de renouer avec les repères familiers de ses romans historiques. Il s’accorde quelque liberté avec les faits comme dans le Livre de Daniel8, fiction autour de Julius et Ethel Rosenberg, effectue un travail de documentation précis comme dans la Marche9, qui revient sur les déplacements de l’armée du général Sherman pendant la guerre de Sécession ou encore élargit la frontière entre réalité et fiction comme dans Ragtime10 où JP Morgan, Henry Ford, Emma Goldman croisent trois familles emblématiques, noire, juive et wasp.
Toutefois son angle d’approche est ici autre. Doctorow ne privilégie plus la manière dont les événements affectent les héros et les font évoluer tant les frères Collyer s’obstinent à poursuivre leur dérive obsessionnelle nonobstant le cours de l’histoire. La Grande Guerre, la dépression, la prohibition, le maccartisme, la guerre froide, le Vietnam, le mouvement hippie, les assassinats de John et Robert Kennedy, de Martin Luther King ou des nonnes en Amérique centrale habitent le récit. Ils sont incarnés par les personnages qui croisent par hasard la vie des deux frères, Mary, la jeune fille devenue religieuse qui accompagnait Homer quand il jouait du piano dans un cinéma, un membre de la mafia, des employés de maison japonais, une jeune femme déportée pour ses activités politiques, un joueur de jazz noir neveu de leur cuisinière, de jeunes manifestants rencontrés à Central Park.
Les événements politiques ne sont pas présentés comme des moments charnières dans l’histoire récente des États-Unis. Subtilement saisis grâce au portrait magnifique de ceux qui les vivent au quotidien et en subissent les incidences souvent dramatiques et injustifiées, ils ne construisent aucun discours politique élaboré. Doctorow les perçoit comme autant de déclinaisons vaines de la contestation. En induisant que rien ne change fondamentalement, en dépit des mouvements qui affectent la vie politique, Doctorow s’inscrit dans la théorie du remplacement développée par Langley. Persuadé que le temps
avance à travers nous au fur et à mesure que nous nous remplaçons pour occuper les cases11
Langley amasse compulsivement la presse afin de préparer la rédaction du Collyer’s Journal, une édition unique, non datée, éternellement actuelle car représentation définitive de la vie américaine.
La construction circulaire du roman, les retours en arrière interrompus par l’incursion de souvenirs plus exigeants, l’irruption soudaine des mêmes personnages dans la vie s deux frères à des moments souvent saugrenus (le mafieux Vincent, croisé autrefois dans un bar, vient avec ses sbires se réfugier chez eux après avoir été blessé dans une rixe), la conjonction d’événements (les hippies quittent définitivement la maison et disparaissent dans la nuit de Central Park au moment même où la grande panne d’électricité de 1977 plonge New York dans le noir), tous ces éléments contribuent aussi à une certaine vision de l’Amérique.
C’est paradoxalement parce qu’il ne prend pas position et ne commente en rien l’évolution des États-Unis telle qu’elle effleure la vie des deux frères, que Doctorow introduit souterrainement ses doutes quant à la survie du rêve américain. La thésaurisation incohérente d’objets par Langley symbolise les excès d’un matérialisme exacerbé ; l’amoncellement de journaux, que l’internet rendrait obsolète, témoigne de l’impossible traitement d’informations arrivant en continu ; les efforts des deux reclus pour se suffire à eux-mêmes et assurer leur autonomie en eau, en électricité, en chauffage questionnent à la fois un individualisme excessif et des chaînes de solidarité défaillantes ; les destins pour la plupart tragiques des personnages annexes tout comme la fin de Homer et de Langley pointent la pérennité de la violence et une solitude existentielle à laquelle il est illusoire d’échapper.
Que pouvait-il y avoir de plus terrible, en effet, que d’être devenu une blague mythique12 ?
Ce roman n’est peut-être qu’une invitation à répondre à ce dernier cri de désespoir d’Homer.
Sylvie Bressler
Brèves
Roberto Calasso, La Folie Baudelaire, Paris, Gallimard, coll. « Nrf », 2012, 485 p., 28, 50 €. Gérard Genette, Apostille, Paris, Le Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2012, 336 p., 21 €
Un jour, il faudra s’interroger sur l’originalité des essayistes italiens comme Italo Calvino, Leonardo Sciascia, Massimo Cacciari, Giovanni Macchia, Pietro Cittati ou Pier Paolo Pasolini qui, depuis les années d’après-guerre, réfléchissent en écrivain ou écrivent sur d’autres écrivains. Les uns et les autres prouvent que la pensée, hybride et légère, doit aider à voir le monde autrement. Ce « style » italien est une denrée rare en France. Le premier Roland Barthes participait de cet état de plume (voir ses textes republiés récemment sur la tour Eiffel ou sur New York) et l’immense sérieux poétique de Gérard Genette propose maintenant un opus incertum (dont trois volumes ont été publiés : Bardadrac, Codicille et Apostille) composé de plongées aventureuses et amusées dans des mots qui sont autant de surprises. Roberto Calasso fait, lui, bel et bien partie de ces essayistes à l’italienne : cet éditeur (Adelphi) est un homme de plume aux œuvres nombreuses qui ne cessent justement de s’interroger sur la place de la « pensée littéraire » dans le monde dit moderne. Faut-il alors s’étonner qu’après avoir écrit sur des essais de nature philosophique et spirituelle (la Ruine de Kasch entre autres) et des romans, il se penche sur le cas Baudelaire ? Non pas sur le cas au sens pathologique du terme mais sur ce que Baudelaire symbolise de son époque, d’une époque qui fait entrer dans le nihilisme et ne manque pas de folie. « Je demande à tout homme qui pense de me montrer ce qui subsiste de la vie » : pour répondre à ces mots de Baudelaire placés en exergue de son livre, Calasso traverse les salons de peinture et les textes, cette nébuleuse « Baudelaire » où Ingres et Manet rencontrent Rimbaud, Mallarmé, Lautréamont et Valéry.
O. M.
Albert Camus, Michel Vinaver, S’engager ? Correspondance (1946-1957) assortie d’autres documents, Paris, L’Arche, 2021, 168 p., 16, 25 €
Ces trente-six lettres échangées entre 1946 et 1957 sont la conséquence d’une rencontre à New York en 1946 : le jeune Michel Vinaver a alors dix-neuf ans, il est exilé aux États-Unis avec sa famille juive et prend contact avec Albert Camus après la conférence qu’il a prononcée sur « La crise de l’homme ». Comme Vinaver et Camus abordent dans ces lettres le thème sartrien de l’engagement des écrivains, le premier prend fermement ses distances avec l’idée qu’il faut faire passer des messages et manifeste son refus du théâtre d’idées à la Camus (il dit nettement qu’il n’aime pas les Justes). C’est l’occasion de réflexions sur l’écriture « indistincte », celle que Vinaver a toujours pratiquée dans ses romans et son théâtre. L’éditeur de ces lettres, qui prépare une thèse sur Vinaver, pense que ce dernier a écrit le théâtre que Camus aurait aimé écrire. Quoi qu’il en soit du théâtre de Camus auquel Vinaver préfère les récits et les romans (particulièrement la Chute), le théâtre de Vinaver occupe les scènes depuis les années 1970 et connaît un regain d’actualité fort mérité avec la crise du capitalisme en 2008. Sans vouloir passer de messages, il a bien vu venir celle-ci depuis des lustres et n’a pas raté les combats du moment (les Coréens vise la guerre de Corée, les Huissiers la guerre d’Algérie, et Par-dessus bord le capitalisme). En cela réside la conception paradoxale de l’engagement qu’il préconise dans son théâtre : s’engager en embrassant le réel à la Tchekhov, en faisant passer une ambiance et non pas en allumant les feux aveuglants d’une idéologie.
O. M.
Émile Magne, L’Esthétique des villes, Paris, Infolio, 2012, 258 p., 10 €. Nicolas Soulier, Reconquérir les rues, Paris, Ulmer, 2012, 256 p., 26 €
Émile Magne décrit le décor de la rue pour en saisir le mouvement qui ne se limite pas à celui des piétons, d’où deux séquences sur les cortèges, les marchés, les bazars, les foires mais aussi sur les affiches et les cimetières. L’ouvrage s’achève sur une architectonique de la cité future après deux chapitres consacrés à l’esthétique de l’eau et à celle du feu et à leur usage dans les fêtes urbaines (fêtes d’eau ou feux d’artifice). Cet homme de lettres (1877-1953), présenté ici par Thierry Paquot qui nous apprend qu’il a parallèlement écrit sur des châteaux et sur Nicolas Poussin, souligne le double rôle de la rue comme espace festif et théâtral et comme lieu de rencontre improvisée. En cela, la rue est un espace public à part entière (un « mélangeur ») et non pas un établissement public comme l’est un hôpital ou une mairie. Espace ouvert à tous les vents, qui met en relation du privé et du public, la rue est aujourd’hui en voie d’être privatisée au double sens des usages privés (la marche avec le portable évacue la proximité proche), et de l’extension des commerces sur la voie publique et leur occupation croissante des rues piétonnes. C’est ce que montre bien le livre récent de Nicolas Soulier qui en appelle à une reconquête des rues. Alors que celles-ci étaient assimilées à des « pollutions » à bannir pour les modernistes des congrès internationaux d’architecture moderne (Ciam), elles sont aujourd’hui le plus souvent inexistantes dans le nouveau monde urbain des pays émergents, ou bien en voie de privatisation. Reste à s’interroger sur ce double mouvement de publicisation du privé et de privatisation du public. Il n’est pas sûr que l’opposition tranchée entre privé et public (à la Hannah Arendt) tienne bien la route.
O. M.
Jeanne Laffitte et Olivier Pastré, Les 100 mots de Marseille, Paris, Puf, coll. « Que sais-je ? », 2012, 128 p., 9, 20 €
Marseille est une ville où l’on aime écrire et sur laquelle on écrit beaucoup. Avant les romans policiers contemporains très prisés mais aujourd’hui en mal de french connection et de cabanes à la Le Corbusier dans les calanques, Alexandre Dumas, Joseph Conrad, Jean Giono, Simone de Beauvoir, Le Clezio et Anna Seghers ont fait de Marseille une fiction souvent très personnelle. Les livres politiques n’ont pas manqué dans la période récente : ceux de Michel Samson et Michel Peraldi, soucieux des pratiques des habitants et des petits et grands trafics (de tous ordres), de Jean Viard, qui ausculte en médecin politique cette ville impossible ou encore de l’historien de l’immigration Émile Temine. Marseille est une ville de mots et de textes autant que d’eau et de mer : il était donc naturel qu’on lui consacre un « dictionnaire des mots » qui montre qu’elle résiste fort bien à l’éclatement linguistique. Si les entrées politiques sont quasiment inexistantes à l’exception de Gaston Defferre (pas de Gaudin, de Menucci, de Pezet, de Guérini…), les deux auteurs, une éditrice/libraire/restauratrice fort connue dans la ville et un économiste qui a créé une banque en Tunisie, proposent une double approche culturelle et économique éclairante et plaisante. Sont mis en avant des quartiers, des événements, la cuisine, la danse (Béjart et Roland Petit) et une comparaison économique récurrente avec Lyon permet de mieux comprendre ce qui grippe cette ville biface : à la fois très assistée et très autonome. Mais cette ville habitée, cette ville cosmopolite et populaire, ne va-t-elle pas éclater du fait de la restructuration urbaine (liée à Marseille 2013) un peu branchée qu’on est train de lui imposer de très haut ?
O. M.
Serge Moscovici, Raison et cultures, Paris, Ehess, coll. « Audiographie », 2012, 96 p., 8 €. Jean-François Bert, Marcel Mauss, Henri Hubert et la sociologie des religions, Paris, La cause des livres, 2012, 176 p., 16 €
Beau calibre intellectuel, figure majeure de l’Ehess des années 1970-1980, penseur de l’écologie politique à l’époque avec Robert Jaulin et Edgar Morin, l’auteur de la Société contre nature s’interroge dans une conférence prononcée à l’université de Séville en septembre 1993 sur les ressorts de la psychologie sociale, une discipline qu’il a contribué à créer et à instituer. Invitant à remplacer la formule : « une culture, une rationalité », par une autre de nature plus radicale : « une culture, deux rationalités », il précise que la rationalité instrumentale (technique et scientifique) doit coexister avec une rationalité fiduciaire. À quoi correspond celle-ci ? « Les valeurs fiduciaires sont cimentées par la confiance que leur accordent ceux qui les partagent. Mes travaux sur la psychologie sociale sont nés de l’intention explicite de prouver que la science ne peut supplanter le sens commun, ni le mettre au rebut comme s’il s’agissait d’un concept tendancieux et truffé d’erreurs. » L’hypothèse de deux rationalités qui coexistent au sein d’une même culture suggère que celle-ci a un rôle différent de celui de la société ou de la nature, sa spécificité étant d’offrir aux individus comme aux groupes un « espace de réflexivité entre le sentir et l’agir ». Un système social n’existe donc pas par lui-même, il n’est pas autosuffisant et il a besoin d’ouvrir des voies de traverse et de communication avec des systèmes sociaux différents du sien. « Le langage existe, l’art existe, les institutions existent, uniquement parce que la relation à l’autre existe. Art, mythes et parfois religion se donnent les moyens de prévenir le risque de cloisonnement et d’incommunicabilité grâce à cette double rationalité qui maintient en tension sa rationalité interne. » Parallèlement à cette interrogation sur la constitution d’une discipline, les liens entre Marcel Mauss, un auteur dont le rôle est de mieux en mieux compris en raison de la multitude de travaux qui lui sont consacrés, et le sociologue des religions qu’était alors Henri Hubert : le savoir ne s’invente jamais dans la haute solitude d’une discipline bouclée sur elle-même.
O. M.
Gazmend Kapllani, Petit Journal de bord des frontières, Paris, Éditions Intervalles, 2012, 170 p., 19 €
Journaliste et écrivain travaillant en Grèce, originaire d’Albanie qu’il a quittée clandestinement, fuyant la dictature d’Enver Hodja, l’auteur nous livre un récit savoureux de la vie sous le régime communiste et des péripéties qui ont entouré son arrivée en Grèce, en 1991. Kapllani choisit d’entremêler deux voix : un récit à la première personne, nourri de détails autobiographiques, entrecoupé de pages réflexives plus brèves, incisives et souvent graves, où il analyse ce qu’est le statut d’immigré, les humiliations et la lutte permanente pour croire en l’humain, quel que soit le pays, mais tout particulièrement en Grèce où la xénophobie affleure et s’affirme à l’occasion de la crise. Le livre aborde ces réalités avec une distance et un humour conférant sa force à la réflexion sur l’émigré/immigré, un être de nulle part dont la seule chance est de se créer de nouvelles racines sans renier son passé. Il part des frontières claquemurant l’Albanie d’Hodja pour évoquer celles que l’Europe a érigées, celles que nous avons intériorisées, celles qui ont forgé une unité territoriale, celles de l’identité qui découle du fait d’être né quelque part et qui participe à la construction de notre identité personnelle. Il nous tend un miroir, sans complaisance ni apitoiement, où se réfléchissent ces interrogations pour que nous sachions décentrer notre regard et reconnaître que « quel que soit le côté de la frontière où nous nous trouvons, nous sommes tous des émigrés en ce monde… avec un permis de séjour temporaire sur cette terre ».
M. R.
En écho
ALBERTO MAGNAGHI DANS URBANISME – On évoque souvent la figure d’Alberto Magnaghi, le principal animateur du courant « territorialiste » qui se préoccupe (dans le Piémont et à Milan) de recréer des lieux susceptibles de freiner les effets néfastes de la prolifération des flux de tous ordres. Ce qui renvoie à l’idée de « reterritorialiser » et de répondre à « la mondialisation par le bas. » La revue Urbanisme (mai-juin 2012, n° 384, un numéro dans lequel on peut également lire un dossier sur « la ville financiarisée » où l’on retrouve les signatures d’Ingrid Nappi-Choulet et Isabelle Baraud-Serfaty, récemment publiées dans Esprit) donne l’occasion de mieux le connaître grâce à l’entretien qu’il a accordé à Thierry Paquot. En voici quelques extraits qui mettent en avant la nécessité de récréer des métiers, proposent une critique de l’agriculture industrielle et précisent la notion de développement local. Sur les métiers : « La ville médiévale et ses quartiers s’édifiaient autour des corporations des arts et des métiers. Le processus social construisait la connaissance et la conception de la ville. De même, l’agriculture traditionnelle est une agriculture savante et écologique car elle maîtrise les cycles de la nature et sa complexité. Ce sont des “savoirs” qui répondent à une connaissance profonde du lieu pour pouvoir le gérer, le construire, le maintenir et le transformer. L’habitant contemporain qui réside dans un appartement et est un consommateur n’a plus conscience du lieu car il ne le produit plus, il est l’hôte d’un environnement abstrait. Toutes ses activités ont été transférées dans des machineries et dans de grandes organisations. Cela est déjà arrivé en Europe et touche la Chine actuellement. » Sur l’agriculture industrielle : « Lorsqu’on parle de développement local, de souveraineté régionale sur la capacité d’un système territorial de reproduire son environnement de vie, on parle de la nécessité de reconquérir ce savoir-faire ancestral. […] L’agriculture industrielle ne nous fournit aucun savoir pour reconstruire des relations multisectorielles entre la ville et la campagne. Elle a détruit cette relation, a construit une “fabrique verte” en limitant le territoire agricole à une machine à polluer, en séparant notamment l’élevage de la production de fourrage, etc. La reconstruction d’une agriculture écologique liée à la reproduction de la ville demande une nouvelle conscience des savoirs de l’agriculture traditionnelle. En ce sens la conscience du lieu est aussi récupération. » Sur le développement local : « Il faudrait décomposer les mégalopoles en petites villes en réseau en utilisant des relations de proximité, informatiques et télématiques, et reconstruire entre ville et campagne des noyaux sociaux fermés, mais connectés au monde. Cela prendra différentes formes liées à la culture des lieux dans chaque pays. La culture universelle n’existant pas, c’est la capacité de coexistence des différentes cultures qui doit faire sens. La reconstruction d’un rapport “local/global” peut advenir seulement si le local existe. En effet, si le local n’existe pas, on ne peut pas parler de rapport entre local et global, mais seulement d’une rencontre fortuite au carrefour des réseaux globaux. Ce n’est pas un local, mais un croisement hasardeux d’intérêts globaux de la finance globale. Le rapport “local/global” est aujourd’hui déséquilibré en faveur du global, il est indispensable de retrouver les lieux particuliers avec leurs identités. »
DANEY ET TRAFIC – Serge Daney avait fondé la revue Trafic avant de nous quitter il y a maintenant vingt ans : ce n’est pas un fantôme que l’on redécouvre mais des textes d’une rare acuité qu’il faut lire et relire. Toujours la même intrigue de départ : la mondialisation ne fait pas « monde » et les images donnent de moins en moins « à voir ». Que sont devenus le monde et la vision, et donc la vision du monde ? La revue Trafic (revue de cinéma, Pol, été 2012, n° 82) qui consacre un dossier à Serge Daney republie l’un de « ses » classiques : « Marche de l’individu et disparition de l’expérience ». Les éditions Pol, un éditeur d’une fidélité exemplaire comme ses amis Patrice Rollet, Jean-Claude Biette, Raymond Bellour et Sylvie Pierre, publient parallèlement le troisième tome des œuvres complètes de Daney : la Maison cinéma et le monde. 3. Les années Libé, 1986-1991 ; 880 p., 35 €. En ouverture de ce livre, les éditeurs ont repris son entretien avec Oliver Mongin, « Que nous reste-t-il à voir ? » (Esprit, janvier 1985). Un autre texte de Daney (un long entretien sur son parcours) est disponible sur le site de la revue Esprit qui était pour lui la revue de Bazin avant que celui-ci ne fonde les Cahiers du cinéma !
COMMENTAIRE ET LA PRÉSIDENTIELLE – Comme à l’accoutumée, la revue de J.-C. Casanova (été 2012, n° 138) publie les commentaires de Pierre Martin sur la dernière élection présidentielle : « Le rejet du bilan de Nicolas Sarkozy, écrit celui-ci, l’a emporté sur les réticences d’une grande partie de l’électorat face au programme et aux valeurs de la gauche sur les questions d’identité ainsi que sur son programme économique. » Bref, une élection quelque peu paradoxale : une adhésion réticente !
Avis
« Le moment du vivant », colloque organisé à Cerisy-la-Salle du 16 au 23 août 2012 par Arnaud François et Frédéric Worms. Parler de « moment du vivant » suppose l’extension, aujourd’hui, du problème du vivant, d’un enjeu local à une dimension globale : c’est ce qu’il s’agit d’explorer, de la métaphysique et la science à l’éthique et la politique, en passant par l’anthropologie ou l’esthétique. Pour l’argument et le programme du colloque : http://www.cciccerisy.asso.fr/vivant12.html
Notre prochain numéro sera consacré à la philosophe Simone Weil, un auteur à relire, non seulement sous l’angle de l’histoire intellectuelle et de la manière dont ses réflexions se confrontaient à son époque, mais surtout pour éclairer des questions politiques contemporaines. La confrontation avec ses contemporains, Albert Camus ou George Orwell, aidera à mieux comprendre les résonances multiples de son œuvre dans la philosophie actuelle. À la rentrée, c’est la question de la pauvreté qui retiendra notre attention : avec l’augmentation du chômage, le recul des dispositifs d’aide, l’échec du revenu d’activité (Rsa), il est temps de faire le point sur la manière de mieux prendre en compte l’expérience de la pauvreté, qui n’est pas réductible à une situation de non-travail. Ensuite, nous marquerons l’anniversaire de la revue, qui aura 80 ans à l’automne, en nous demandant quel rôle notre revue doit continuer à jouer dans l’espace public.
- 1.
Voir le livre important de J.-F. Kervégan, Hegel, Carl Schmitt. Le politique entre spéculation et positivité, Paris, Puf, coll. « Léviathan », 1992, rééd. Puf, coll. « Quadrige », 2005.
- 2.
Marcel Hénaff, le Prix de la vérité. Le don, l’argent, la philosophie, Paris, Le Seuil, 2002.
- 3.
http://www.culturecommunication.gouv.fr/Actualites/A-la-une/Quelle-politique-culturelle-d-ici-2020
- 4.
Sur cette question on lira deux numéros de la revue Perspectives chinoises : « La Chine et son passé. Retour, réinvention, oubli », Perspectives chinoises, 2007, n° 4, et « 1989, une rupture dans l’histoire chinoise ? », Perspectives chinoises, 2009, n° 2.
- 5.
Voir George J. Gilboy et Eric Heginbotham, “China’s Dilemma. Social Change and Political Reform”, Foreign Affairs, 14 octobre 2010 (article disponible sur le site internet de Foreign Affairs) et Li Ma et François Schmitt, « Développement et conflits environnementaux en Chine », Perspectives chinoises, 2008, n° 2, p. 102.
- 6.
La comédie musicale Ragtime, adaptée du roman éponyme, se joue à Londres du 18 mai au 8 septembre au Regents Park Open Air Theatre.
- 7.
Saul Bellow, les Aventures d’Augie March, Paris, Flammarion, 1992.
- 8.
Edgar Lawrence Doctorow, le Livre de Daniel, Paris, Robert Laffont, 1980.
- 9.
Id., la Marche, Paris, Éditions de l’Olivier, 2007.
- 10.
Id., Ragtime, Paris, Robert Laffont, 1997.
- 11.
E.L. Doctorow, Homer & Langley, p. 23.
- 12.
Ibid., p. 221.