Adhérents, militants et dirigeants : les conflits internes (table ronde)
Ces dernières années, les partis politiques se sont ouverts sur la société, à travers la mise en place de primaires ouvertes et le recours à des structures externes, par exemple pour la production d’idées (think tanks). Quel est alors le rôle des militants ? Les partis ne risquent-ils pas de devenir des coquilles vides ayant pour seule fonction la désignation du candidat à l’élection présidentielle et la réélection d’élus installés ?
À l’Ump, nous apprenons la démocratie, c’est assez nouveau.
Esprit – Le développement des primaires comme processus de désignation des dirigeants ou des candidats aux élections, adopté par le PS, les Verts et l’Ump, est considéré comme un tournant majeur pour ces partis. S’agit-il d’une évolution irréversible ? Que change-t-elle en termes de démocratie interne aux partis dans le rapport entre militants et sympathisants ?
Erwan Lecœur – Les écologistes ont quasiment toujours fait voter leurs militants pour désigner leur candidat à la présidentielle, et le résultat de ces votes les a souvent piégés. La seule fois où la désignation s’est faite de manière « naturelle », lors de la candidature de René Dumont en 1974, est aussi celle où la campagne présidentielle s’est bien passée. Ce qui pose d’ailleurs la question de l’intérêt pour les écologistes de présenter un candidat à la présidentielle. À chaque fois que ce candidat a été désigné par un vote (Brice Lalonde, Dominique Voynet, Eva Joly), les résultats ont été décevants. Et la seule fois où le score a été bon (5, 2 %, le 21 avril 2002 !), c’était après une désignation très difficile et controversée pour Noël Mamère.
À l’autre bout du spectre politique, le FN n’a pas l’habitude de voter en interne ; Marine Le Pen a inauguré le genre et a conquis le parti à l’issue d’une campagne et d’un scrutin, ce qui lui a permis de commencer sa campagne présidentielle en se donnant de l’élan. Sa victoire face à Bruno Gollnisch (avec près de 70 % des voix) l’a légitimée. Il ne s’agissait pas à proprement parler d’une primaire, mais cette élection a fonctionné de manière analogue en la mettant sous les feux médiatiques de façon inédite. Les primaires, en effet, ont comme objectif premier de rassembler un peuple militant et sympathisant autour d’un impératif : conquérir le pouvoir. C’est ce que le PS a voulu faire en 2006 et en 2011. Et c’est ce qui explique qu’il n’y aura sans doute pas de primaires socialistes en 2017.
Les primaires, victoire ou échec pour les partis ?
Florence Haegel – Il faut d’abord distinguer les primaires internes – celles du PS en 2006 par exemple – des primaires dites « ouvertes », auxquelles peuvent participer des gens extérieurs, non adhérents aux partis. Ces dernières sont à la jonction de deux transformations. D’une part, la démocratisation, qui donne formellement du pouvoir aux membres du parti, en particulier, pour la France, dans la désignation du candidat à l’élection présidentielle. Ce mouvement est apparu au niveau européen dès les années 1990, et a conduit à la diffusion de l’intervention des adhérents dans le fonctionnement interne du parti (élaboration du programme, désignation des candidats). D’autre part, le mouvement d’assouplissement du lien d’adhésion partisane. Cette transformation contribue à élargir la communauté partisane au-delà des membres « encartés ». Par la diffusion de l’adhésion par internet, la baisse des coûts selon les conjonctures, la non-obligation d’être enregistré au niveau d’une section locale, on crée des adhérents plus distants vis-à-vis de l’organisation et plus proches des mystérieux sympathisants enrôlés dans les primaires ouvertes.
Par ailleurs, il faut rappeler que l’idée des primaires en France a émergé à droite, à la suite de l’échec de Jacques Chirac à l’élection présidentielle de 1988, à travers l’association « Primaires à la française pour l’élection présidentielle », menée par Charles Pasqua. Ce projet n’a pas abouti et a ensuite été repris par la gauche, notamment par le PS.
Goulven Boudic – La primaire est en réalité une remise en cause du rôle des partis, qui se structurent, depuis les débuts de la Ve République, autour de la désignation du candidat à l’élection présidentielle. Pendant longtemps, en effet, le chef du parti était naturellement candidat et le parti était l’instrument de la conquête du pouvoir. Cela valait pour la gauche comme pour la droite.
Les choses ont ensuite évolué, et on a assisté à l’apparition de votes en interne, qui dénotaient un désaccord au sein du parti sur la question du candidat. On pense au duel entre Lionel Jospin et Henri Emmanuelli en 1995, après la défection du candidat « naturel » qu’était Jacques Delors. La même chose s’est produite chez Europe Écologie les Verts (Eelv) en 2011 dans l’affrontement entre Eva Joly et Nicolas Hulot. Seul Henri Emmanuelli était, au moment de sa candidature, le chef de son parti. Il y a eu dissociation, confirmée en 2007 chez les socialistes, entre le leadership partisan et la présidentiabilité. Puis est venu l’élargissement du corps militant, avec les adhésions à vingt euros au PS, l’adhésion par internet, qui fait que l’on peut aujourd’hui adhérer au moment du choix du candidat, et dans ce seul but.
La primaire citoyenne, ou primaire « ouverte », est une autre étape. Elle représente le renoncement du parti au contrôle du corps électoral. En ouvrant la désignation de son candidat à tous les électeurs, le PS par exemple s’est exposé potentiellement à ce que des électeurs de premier tour non socialistes viennent voter : des Verts, des mélenchonistes, voire des électeurs de droite.
La logique historique de démocratisation existe, mais il y a également un aspect très pratique dans cette évolution, que l’on a vu se confirmer ces dernières années, à savoir la difficulté des partis à gérer la sincérité de leurs scrutins internes. Les phénomènes de fraude électorale, de scrutins arrangés sont des traditions bien ancrées dans des partis comme le PS ou l’Ump. Mais aujourd’hui, la tolérance vis-à-vis de ce genre de pratiques est bien moindre. Les arrangements de congrès, de couloirs, ne sont plus possibles, alors même que les dirigeants continuent à les pratiquer1. On l’a vu lors du congrès de Reims du PS en 2008, lors du conflit Fillon-Copé pour la présidence de l’Ump, comme lors des primaires parisiennes de l’Ump : à chaque fois, on a menacé de faire appel à la justice pour arbitrer des différends que les partis ne peuvent plus régler en interne via notamment leurs commissions des conflits.
Il faut donc introduire de la publicité, du tiers, de l’extérieur. Ce que les primaires permettent de faire. Elles représentent l’aveu que les règles internes aux partis ne fonctionnent plus. Je l’ai bien vu lorsque j’ai été membre d’une commission départementale de recension des votes pour les primaires socialistes : les bureaux de vote, le Code électoral, l’appel à des « hautes autorités », à des extérieurs, aux huissiers, tout cela singe l’élection républicaine et s’éloigne des structures internes aux partis. Il ne s’agit donc pas d’une démocratisation enthousiaste, mais presque par défaut, liée à l’incapacité des partis à faire respecter la démocratie en leur sein.
Concernant l’origine de ces primaires, en réalité, pour la gauche française, l’influence principale n’a pas été les États-Unis, mais l’Italie, où la gauche a organisé en 2005 des primaires ouvertes pour désigner son candidat aux élections législatives, Romano Prodi, qui l’a emporté en 2006 face à Silvio Berlusconi.
E. Lecœur – La primaire est effectivement l’aveu que le parti se trompe s’il ne s’ouvre pas au-delà de lui-même, de ses militants. C’est ce qu’a révélé la désignation de Ségolène Royal en 2006 ; la primaire était fermée, mais ce sont les adhérents récents (les « adhérents à vingt euros ») qui ont permis sa victoire, contre le parti. L’affrontement entre le parti d’un côté, le peuple et les médias de l’autre, a vu gagner ces derniers.
Ce processus, cependant, n’est pas irréversible, il est issu d’un contexte, qui est celui de la montée en puissance d’une vision éthique et juridique de la société, qui récompense l’ouverture et la transparence, avec en parallèle un aveu d’échec des partis, qui éprouvent le besoin de regagner leur légitimité auprès de la société civile. Il y a un contexte plus restreint, également, qui est celui de la sortie du sarkozysme. Le juridisme et l’éthique ont en effet été brandis par le PS comme des armes contre Sarkozy, contre sa vision de la société perçue comme anti-morale et hostile à la justice. Mais il n’est pas du tout impossible qu’un retour de l’autoritarisme au sein des partis remette en question les primaires dans les prochaines années.
F. Haegel – Les primaires peuvent être vues aussi comme une tentative de réponse des partis à leur déclin en termes d’adhésions. La démocratisation s’inscrit dans une logique de rétribution des adhérents : adhérez et vous aurez le privilège de désigner le candidat. Reste que, in fine, ce sont les électeurs qui auront le dernier mot et qu’il n’est pas sûr qu’ils soient toujours sur les mêmes positions que les adhérents. Elmer Schattschneider2, politiste américain, a soulevé ce point dès les années 1940 de manière très provocatrice en affirmant qu’il était aussi absurde de penser qu’un parti devait demander à ses adhérents de choisir son candidat que de considérer qu’une entreprise devrait demander l’avis de ses salariés (à la place des consommateurs) pour élaborer le produit qu’elle mettrait sur le marché !
C’est ce qui motive l’ouverture comme rupture de l’entre-soi : il s’agit de rapprocher la communauté partisane du corps électoral effectif. Mais l’ouverture a déstabilisé les organisations politiques, puisqu’elle les a placées en situation d’incertitude.
G. Boudic – Si les primaires peuvent être le signe du déclin des partis, elles peuvent aussi représenter la possibilité d’une renaissance. On a observé, lors de l’organisation des primaires citoyennes du PS en 2011, que c’était une manière de mobiliser les militants. En effet, cela nécessite une technique, une disponibilité, un investissement, une organisation très lourds, pour garantir, par exemple, au moins un bureau de vote par mairie. C’est pour cette raison que tous les partis ne peuvent pas organiser ce genre de primaires ; tout simplement parce qu’ils n’en ont pas les moyens. Les primaires ouvertes ne peuvent fonctionner que si elles sont faites par un parti qui compte encore des militants. Et ces derniers, à travers leurs rencontres avec des électeurs extérieurs au parti, lorsqu’ils tiennent des bureaux de vote pour les primaires, retrouvent une forme de visibilité, de légitimité. Ces primaires peuvent ainsi être l’occasion, non pas de constater le déclin des partis, mais d’inventer une nouvelle forme de militantisme, qui ne se réduise plus à la distribution de tracts sur des marchés et au collage d’affiches.
Par ailleurs, les effets contextuels existent et on voit bien que, déjà, on est revenu dans bien des cas à des modes de désignation beaucoup plus classiques, notamment pour les municipales à venir en 2014 : pour les vingt premières villes françaises, les têtes de liste, pour le Parti socialiste, ont déjà été presque toutes désignées, souvent par un nombre très faible de militants.
F. Haegel – L’Ump compte assez de militants pour matériellement organiser des primaires ouvertes. Il est toujours difficile de se prononcer sur le nombre exact d’adhérents compte tenu du bluff des batailles de chiffres. Reste que l’Ump compte autant, ou plus, d’adhérents que le PS, autour de 250 000. On sait d’après le peu d’enquêtes disponibles que ces adhérents sont moins militants (dans la mesure où ils consacrent en moyenne moins de temps aux activités militantes que ceux du PS) mais aussi qu’ils sont moins « professionnalisés ». Actuellement, la plupart des militants du PS sont des élus, souvent locaux, des collaborateurs d’élus, des candidats, ou des gens qui aspirent à l’être3, c’est moins le cas à l’Ump4.
Mais ce n’est pas pour cela que l’Ump pourrait avoir des difficultés à organiser des primaires ouvertes ; c’est tout simplement parce que c’est un parti qui n’est pas habitué à la compétition interne, celle-ci est assez rare tant au niveau local que national. Avant 2012, on peut signaler deux précédents : l’élection de Michèle Alliot-Marie à la présidence du parti en 1999 et les primaires afin de désigner les chefs de file pour les élections régionales de 2010.
Ces transformations posent la question de l’autorité des partis : quelle est-elle, si le parti ne parvient plus à choisir ses dirigeants en interne ? Les primaires deviennent alors non plus un progrès démocratique, mais tout simplement une nécessité, ce que l’on voit bien pour les municipales : elles n’interviennent que lorsqu’il existe un conflit interne que le parti ne peut pas trancher seul. Dans quelle mesure cela est-il aussi lié à la prédominance de l’élection présidentielle dans la vie politique française ?
E. Lecœur – On a souvent tendance à oublier la genèse d’évolutions comme les primaires. Au départ, celles-ci ont été imaginées comme une reconquête du peuple de gauche, et pas uniquement du peuple socialiste. À l’époque, Mélenchon n’était pas là où il est aujourd’hui, et les Verts étaient assez mal en point. Les primaires sont nées du traumatisme du 21 avril 2002 et de la nostalgie de la gauche plurielle.
Mais elles sont également portées par des acteurs extérieurs aux partis : les sondeurs, les communicants. Ils sont de véritables autorités lors de primaires, puisque le principe de ce type de vote est que l’on n’élit pas celui qui suit la ligne du parti, mais celui qui peut gagner, donc le favori des sondages. Il ne s’agit donc pas simplement d’un outil idéologique, mais également d’une manière pour la politique de répondre à la médiatisation. L’appareil du parti se trouve contraint de suivre les indications données par les sondages. C’est ce qu’avait déjà démontré la victoire de Ségolène Royal en 2006.
F. Haegel – En ce qui concerne l’Ump, l’élection du président du parti en 2012 qui a opposé François Fillon et Jean-François Copé n’était pas une primaire ouverte (contrairement à la désignation de Nathalie Kosiuscko-Morizet en juin 2013 comme candidate à la mairie de Paris). Et désormais la mise en œuvre de primaires ouvertes pour la désignation du candidat présidentiel est programmée pour 2017 dans une « Charte pour les primaires ».
Dans le choix des instruments pour régler la compétition interne, il y a une part de mimétisme entre les partis, en particulier des chassés-croisés entre le PS et l’Ump. Revenons rapidement sur le fiasco de la désignation d’un président de l’Ump en novembre-décembre 2012 : il renvoie à une crise d’autorité ou de leadership enclenchée par la défaite présidentielle de Nicolas Sarkozy, mais aussi à une crise de l’institution partisane puisque la question du respect des règles et des arbitres a été centrale, et enfin à une crise de la communauté partisane par la rupture du lien de confiance entre équipes. On comprend, dès lors, que les nouveaux statuts adoptés en juin 2013 introduisent des dispositions pour ne pas rebasculer dans la guerre civile, en particulier en imposant des personnalités qualifiées extérieures au parti dans les instances arbitrales. On revient à la question du tiers, de l’extérieur, de la transparence évoquée précédemment.
G. Boudic – Concernant les municipales, la quasi-disparition des primaires pour le PS a des causes pratiques : la plupart des villes françaises étant tenues par la gauche, il s’agit souvent de reconduire les sortants, ou pour les sortants de désigner leurs héritiers. Le risque est de donner l’impression que le parti se referme à nouveau sur lui-même, ce qui peut d’ailleurs encourager les candidatures dissidentes et aboutir à un éclatement de la gauche. Car la vraie faiblesse des primaires, c’est d’être devenues des primaires exclusivement socialistes, de ne pas avoir rassemblé la gauche. Par ailleurs, les primaires sont en général tenues par des partis d’opposition. C’est également le cas aux États-Unis : le président sortant est désigné candidat sans qu’il y ait de primaires.
De manière générale, on a l’impression qu’il y a eu ces dernières années une accélération du temps présidentiel. On peut devenir présidentiable ou postuler à la fonction présidentielle de plus en plus précocement, de plus en plus facilement ; et, les présidentiables se multipliant, il devient plus difficile de désigner un candidat. Le phénomène est générationnel : Nicolas Sarkozy marque une rupture dans l’histoire de la Ve République, rupture en réalité confirmée par François Hollande. La fonction présidentielle se banalise, perd de son prestige ; on ne se construit plus tout au long de sa vie comme candidat à la présidentielle, on se « présidentialise » en quelques mois. Et les primaires participent à cette accélération.
L’avenir des militants
La crise du militantisme n’est pas nouvelle en France, d’autant que les partis politiques français ont, historiquement, peu de militants. Quels sont les facteurs qui limitent leur nombre ? N’est-il pas, en un sens, plus facile de faire fonctionner une structure politique avec peu de militants ?
F. Haegel – Les raisons du faible nombre de membres des partis politiques français sont évidemment liées à la trajectoire historique et politique du pays. Les explications les plus établies soulignent le poids de la culture moniste, indissociable d’une méfiance vis-à-vis des corps intermédiaires. Tout comme elles insistent sur la désynchronisation entre démocratisation et parlementarisation. En effet, l’accès au suffrage s’est fait brutalement, avec la révolution de 1848, et la démocratisation s’est donc paradoxalement construite dans un contexte autoritaire, celui du Second Empire. Le contraste est grand par exemple avec le Royaume-Uni, où l’élargissement du corps électoral s’est fait progressivement et dans le cadre parlementaire. Le dernier élément d’explication renvoie au mode de scrutin : le scrutin d’arrondissement et le fait que les circonscriptions soient petites permettaient à des notables ou à des personnalités de mobiliser les électeurs sans avoir nécessairement recours à des structures partisanes solides.
Si l’on abandonne les explications historiques, on observe aujourd’hui une apparente différence entre le Nord et le Sud de l’Europe. En France, comme dans d’autres pays du Sud, les adhérents sont moins nombreux mais souvent plus actifs, là où, dans le Nord, en particulier dans les pays scandinaves, les adhérents d’un parti sont plus nombreux mais ne sont pas nécessairement militants5. Remarquons aussi que la crise du militantisme est bien plus marquée dans des pays comme le Royaume-Uni ou l’Allemagne, des démocraties de partis forts, qu’en France.
G. Boudic – La culture de méfiance envers les partis en France se traduit également en termes juridiques : ce n’est qu’en 1901, avec la loi sur les associations, que les partis obtiennent véritablement les moyens de se constituer. Les règles de leur financement ne sont fixées que dans les années 1980. Cette méfiance est portée par les intellectuels et les hommes politiques eux-mêmes, de Jean-Jacques Rousseau au général de Gaulle, en passant par Simone Weil6.
À droite, la tradition militante a toujours été faible ; la désignation des candidats se fait entre soi, et ces habitudes sont encore aujourd’hui maintenues dans bon nombre de territoires. Quant à la gauche, elle est marquée par le fantasme du parti de masse, incarné par le Pcf, et par la méfiance du syndicalisme à l’égard des partis, qui explique en grande partie la différence entre la France et des pays comme l’Allemagne ou le Royaume-Uni, où la très grande majorité des adhérents des partis sont aussi voire d’abord des syndiqués. La crise du militantisme y est d’ailleurs liée à la crise du syndicalisme.
Il ne faut cependant pas exagérer la spécificité française. Aujourd’hui, au Royaume-Uni, seuls 2 à 3 % de la population militent dans un parti politique, proportion qui s’élève de 1, 5 à 2 % en France. Il faut donc sortir de la mythologie du parti de masse, qui n’a jamais vraiment existé7.
E. Lecœur – La faiblesse des partis est aussi liée à la volonté de bipartisme, qui ne correspond pas à la réalité de la société française. En Belgique, par exemple, le « partitocratisme » est réel et correspond à une organisation de la société en « piliers » autour des partis. La société elle-même est fondée sur le clivage entre chrétiens et non-chrétiens, socialistes et libéraux, que l’on retrouve dans le domaine social (mutuelles), politique (partis politiques), ou éducatif (universités) et qui correspond à des affiliations qui ont encore cours. En France, le bipartisme apparaît de plus en plus artificiel, voire comme quelque chose qui masque les divisions réelles de la société. Qui plus est, le scrutin uninominal majoritaire favorise la figure du chef et non celle du militant. Enfin, il y a aussi une dimension géographique dans la désaffection des citoyens pour les partis politiques et les syndicats en France : tout se décide à Paris, les parachutages comme les négociations syndicales.
La distinction entre les adhérents et les militants est aussi un élément important, et les exemples historiques récents les plus frappants en sont sans doute le FN et les Verts. Le FN est le parti le plus détesté des Français, pourtant il compte plus de 30 000 adhérents qui sont des militants, le parti se considérant comme une armée en marche. À l’inverse, Eelv, qui est le parti préféré des Français dans les études d’opinion, atteint péniblement le chiffre de 10 000 adhérents. C’est un parti que l’on aime, mais pour lequel on ne vote pas et auquel on n’adhère pas. Il y a là un paradoxe du « sympathisant non-électeur » écologique.
La question du modèle de parti que l’on veut développer en France est donc primordiale. On reste encore sur la nostalgie du parti communiste, sur une vision du parti comme contre-société potentielle, ce dont aucun parti n’est capable. On est plutôt aujourd’hui dans une forme de culture libertaire, de liberté partisane et idéologique : les citoyens vont « faire leur marché » parmi les partis politiques. Ceux-ci sont des porteurs de propositions, qui peuvent susciter l’adhésion à un moment donné, dans un contexte donné. Il ne faut pas nécessairement le déplorer, mais au contraire s’en servir. La nostalgie du parti d’antan ne sert à rien, d’autant plus que les partis n’ont pas de structures sociales : ils ne gèrent pas de mutuelles, ne sont pas en mesure de donner du travail, de développer la culture… Ils ne l’ont d’ailleurs jamais fait, mis à part le Pcf. Et aujourd’hui, les partis ne semblent plus avoir de fin en eux-mêmes ; le PS est un parti d’élus ou de candidats potentiels à l’élection. On peut même aller jusqu’à se demander si les partis existent encore.
F. Haegel – Les acteurs comme les observateurs du monde politique sont en effet encore marqués par le modèle de parti hérité du Pcf, dont il faut se défaire, et ce d’autant plus que, même lorsque le Pcf était un grand parti, les autres n’étaient pas construits sur le même modèle que lui. Dire qu’il n’y a plus de partis aujourd’hui, c’est finalement rester attaché à ce modèle. Il faut donc ouvrir les cadres de pensée et admettre la diversité des formes partisanes. Les liens d’adhésion diffèrent selon les périodes, selon les partis aussi. D’un côté, on trouve encore aujourd’hui des partis où ces liens sont très forts, par exemple des organisations où les militants sont soumis à une période probatoire (c’est le cas de la Ligue du Nord en Italie qui est une organisation récente), où l’entre-soi est important, et où de nombreuses associations satellites du parti se développent. De l’autre côté, des partis comme l’Ump, dont le modèle est totalement différent : on vend de l’adhésion selon les techniques du management et du marketing politique, et d’ailleurs on attire, en priorité, des adhérents venus du secteur privé. C’est ce qu’a fait Nicolas Sarkozy pendant la période 2004-2007, il a suscité l’adhésion de personnes qui se reconnaissaient dans ce modèle culturel entrepreneurial.
Quant au rapport avec les mouvements sociaux, il ne doit pas être considéré sous l’angle de l’exclusion : souvent, les personnes engagées appartiennent à un syndicat, à une association et à un parti politique, ou bien ils passent d’une structure à l’autre au cours de leur vie. Il y a des effets de cumul et de circulation très forts entre ces deux formes d’engagement, qui ne peuvent être uniquement pensées comme opposées.
G. Boudic – L’idée même du modèle est problématique, car on finit toujours par en revenir à celui du Pcf. Malgré la révolution managériale à l’Ump, le projet de « révolution civique » de Jean-François Copé (que le parti propose des services aux citoyens : soutien scolaire, accompagnement de personnes âgées, aide à la recherche d’emploi…) renoue avec le modèle de la social-démocratie allemande, celui du parti comme contre-société. Or ce modèle, s’il correspond à des réalités sociologiques en Belgique ou en Allemagne, est voué à l’échec en France, où il suscite la méfiance.
Il faut donc renverser la question, ne plus se demander à quel modèle les partis doivent correspondre, mais que cherchent les individus lorsqu’ils adhèrent à un parti. Et sur ce point, les partis ont peu réfléchi. Au moment des primaires de 2006, lorsque le Parti socialiste a lancé l’adhésion à vingt euros, on parlait de créer des « cercles concentriques » pour élargir le vivier des militants. Mais les expérimentations ont souvent été interrompues et on en a peu tiré les leçons.
La relation du parti à la société doit être mieux analysée. Les citoyens ont en effet des engagements divers, qui se renforcent les uns les autres. Les Verts, par exemple, étaient au départ à la fois un parti et une confédération d’associations. Le parti ne peut se contenter d’être une machine électorale, il doit offrir quelque chose de substantiel, et surtout, il doit le faire quand il est dans l’opposition, mais aussi quand il est au pouvoir. C’est ce que le PS échoue à faire. Lorsqu’il est dans l’opposition, il est attentif aux mouvements sociaux. Mais dès que les socialistes arrivent au pouvoir, le parti semble ne plus servir à rien ; la désignation du premier secrétaire, Harlem Désir, après la victoire de François Hollande, a été emblématique de ce mouvement. Cela est lié à une véritable méfiance à l’égard du débat politique. Personne ne doit faire de vagues, les désaccords politiques se transforment en couacs. Ce que le PS n’a jamais réussi à faire, contrairement au Spd allemand, c’est marier la culture de gouvernement et la fonction tribunicienne. En Allemagne, le leader du Spd peut tout à fait s’opposer à un ministre sans que cela soit perçu comme une trahison de son parti. En France, le PS s’est converti à une culture de gouvernement caporaliste, où tout est verrouillé.
Ouvrir le jeu politique
La fermeture du jeu politique empêche-t-elle l’émergence de nouveaux partis, qui pourraient peut-être donner une expression militante à des segments plus larges de la société ? N’est-elle pas renforcée par le cumul des mandats, que le gouvernement actuel avait promis d’abolir, mais dont la suppression a été renvoyée à l’après-municipales ?
E. Lecœur – Ces dernières années, de nombreux partis se sont créés (le Parti de gauche, Eelv, le Modem, l’Union des démocrates indépendants de Jean-Louis Borloo). Mais cela ne veut pas nécessairement dire une augmentation des militants, car ces partis attirent souvent des gens qui militent déjà, mais ailleurs. Le faible nombre de militants n’est pas nécessairement à déplorer, s’il existe par ailleurs d’autres formes d’engagement plus pérennes, efficaces, en phase avec la société d’aujourd’hui.
On a assisté ces dernières années à la privatisation d’une partie des fonctions habituellement dévolues aux partis politiques. Au PS, par exemple, cela a donné la fondation Terra Nova, qui est une structure autonome, financée sur des fonds privés, le site de critiques de livres Nonfiction.fr ou l’agence digitale la Netscouade. C’est un signe d’ouverture ; les partis ne peuvent reposer simplement sur des militants auxquels on fait miroiter la possibilité de devenir élus, pour qu’ils s’accrochent ensuite à ce statut. Le tort des partis a finalement été de vouloir faire le vide autour d’eux, de vouloir mobiliser toutes les forces des mouvements sociaux à leur service, pour des raisons électorales.
Or il faudrait justement faire le contraire, créer des liens forts avec les mouvements sociaux, mais les laisser vivre ; cela éviterait aux partis de perdre leurs adhérents et leur influence lorsqu’ils ne sont plus au pouvoir. Traditionnellement, les partis ne sont d’ailleurs qu’une petite expression d’un mouvement social plus vaste. S’ils ne s’appuient pas sur les mobilisations sociales, ils ne font que retranscrire les intérêts des élus en place. Il faut donc que les partis s’intéressent aux mouvements sociaux émergents. Chez les écologistes, par exemple, il y a beaucoup plus de monde en dehors du parti qu’à l’intérieur – dix mille adhérents pour environ trois millions d’électeurs – et il y a un manque de liens établis et pérennes entre le parti et la société à partir du moment où celui-ci est au pouvoir.
F. Haegel – Il faut prendre en compte les effets de cycle et les effets de structure. Les premiers font que le parti change selon qu’il est au pouvoir ou dans l’opposition, en campagne électorale ou en période routinière. Il n’a pas les mêmes liens avec les mouvements sociaux, pas les mêmes adhérents ni les mêmes financements. L’Ump est même allée jusqu’à suspendre certains éléments de ses statuts en accédant au pouvoir en 2007. Cette plasticité est un élément fondamental, les partis étant en France plus adaptables, car moins institutionnalisés, que dans d’autres pays. Il est rare que de véritables nouveaux partis se créent ; en revanche, par le biais de scissions, de fusions, de changements de noms, de refondations, le système partisan français se renouvelle bien plus que d’autres systèmes européens, à l’exception bien sûr du cas italien.
L’effet de structure renvoie au vieillissement des adhérents, qui sont souvent des préretraités ou des retraités, quel que soit d’ailleurs le parti. Cela a une influence sur les programmes des partis politiques (pensons à la question des retraites), sur les enjeux qu’ils placent au cœur de leur mobilisation. Cela signifie aussi que la socialisation politique de beaucoup de jeunes se fait en dehors des structures partisanes, même si là encore, il ne faut pas exagérer cette coupure, car les jeunes engagés qui font leurs premières armes dans les mouvements sociaux adhèrent ensuite à un parti8.
G. Boudic – On voit bien que les partis sont parfois embarrassés par les mobilisations citoyennes. Que l’on pense aux actions du Réseau éducation sans frontières (Resf) qui défend les enfants de sans-papiers scolarisés en France : les élus socialistes ont souvent pris leur distance avec ce type de mouvement, même lorsqu’ils étaient dans l’opposition, car le sujet de l’immigration demeure sensible pour la gauche.
De manière plus générale, les acteurs politiques craignent la confrontation ; on manque de Daniel Cohn-Bendit dans l’animation du débat public. Il ne s’agit pas simplement de provocation, mais d’une manière d’aiguillonner, de faire accoucher le débat public de thématiques nouvelles. Nos élus sont des gestionnaires qui ne sont pas capables de ce type de positionnement. Cela est lié à un enjeu culturel plus important, qui renvoie à notre système éducatif, dans lequel on ne sait pas faire parler les gens, les éduquer au débat. Une des raisons pour lesquelles Sarkozy a séduit, avant que d’inquiéter, c’était sa manière de considérer le débat comme un corps-à-corps, de se mettre en danger, de risquer la menace verbale, voire physique.
La question de la représentativité des militants politiques n’est pas uniquement liée au vieillissement. Des progrès ont été faits sur la parité, sur les minorités visibles, mais restent faibles concernant la représentation des diverses catégories sociales. Cette fermeture du recrutement politique n’est pas uniquement visible en France. Au Spd, en Allemagne, on remarque la même chose, et les parlementaires sont de moins en moins issus des écoles internes au parti. Il faut, me semble-t-il, repenser de fond en comble la question de la professionnalisation. Le rôle de l’indemnité parlementaire, par exemple, est ambigu : elle est à la fois le support d’une « professionnalisation fermeture », mais aussi d’une « professionnalisation démocratisation », en ce qu’elle a permis aux classes populaires et moyennes d’entrer en politique, surtout dans les années 1920-1930.
E. Lecœur – La vraie question est celle du statut de l’élu. Que signifie être élu de la République pendant un temps donné ? Comment se réinsérer ensuite dans la société ? Il faut d’une part mettre en place des formations qui permettent à des gens qui ne sont pas passés par Sciences Po et par l’Ena de faire de la politique, de l’autre faciliter la réintégration des politiques à la société une fois leur mandat terminé. Peut-être faut-il remettre sur la table l’idée du tirage au sort ; mais elle nécessite une formation globale de la population. Si tout le monde peut être appelé à faire de la politique, il faut que tout le monde soit formé à la compréhension des enjeux.
Les partis actuels sont si fragiles que leur principale préoccupation est de se maintenir ; être élu est devenu plus qu’une profession, c’est une dépendance. Les partis sont des coalitions d’élus et d’affidés d’élus qui tiennent des machines politiques pour se maintenir au pouvoir ou le retrouver.
F. Haegel – Mais cela n’est pas lié à la période contemporaine, c’est une caractéristique inhérente au parti politique, pointée dès le début du xxe siècle, par exemple par Robert Michels9. Les partis sont, depuis le départ, accusés de diviser la société et de confisquer le pouvoir. C’est un topos du discours sur les partis politiques depuis leur apparition. Par ailleurs, la professionnalisation a deux sens distincts : il s’agit de l’apparition d’une classe de professionnels qui vivent de la politique et non pas pour elle, selon la formule de Max Weber. Mais le terme renvoie aussi au recours à des professionnels des activités politiques (communicants, sondeurs, spécialistes de l’événementiel, de la collecte de fonds…). Les deux aspects sont intéressants : des gens vivent de la politique, en font leur carrière, et ce groupe est de plus en plus imbriqué à celui des professionnels de la communication et de la mobilisation politiques. Les acteurs de la politique, comme on l’a vu récemment avec Havas Worldwide (ex-Euro Rscg), sont aujourd’hui liés à des agences de communication, de publicité. Les partis sous-traitent certaines activités mais recrutent aussi en leur sein des experts dans ce domaine.
La question de la professionnalisation est également liée à l’évolution de la formation interne aux partis. Historiquement, les partis sont en effet des lieux de formation, mais aujourd’hui, les écoles des partis ressemblent davantage à des écoles de communication, où l’on apprend à parler en public, à répondre aux journalistes… La formation des femmes, est à cet égard un intéressant point d’observation. Après le vote de la loi sur la parité, les partis ont dû aller chercher des femmes et les former : comment se déroule cette professionnalisation d’une nouvelle population de militantes et de candidates ?
Des partis sans idées ?
Ce déficit de formation est aussi lié à un déficit d’idées, et ce de deux points de vue : d’une part les idées internes au parti, celles qui permettent de fonder son programme, de l’autre la capacité des partis à animer le débat public, ou à se laisser interpeller par des questions qui dépassent ses objectifs électoraux. On a le sentiment que, dans ce domaine, les partis sont particulièrement défaillants.
F. Haegel – Là aussi, il ne faut pas généraliser. À droite, le débat interne autour du programme n’a jamais vraiment existé ; cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas eu de dissensions internes, mais elles n’étaient pas institutionnalisées et les débats n’étaient pas publics. D’un certain point de vue, il y a aujourd’hui plus d’ouverture sur ces sujets, ce qui donne évidemment une impression plus cacophonique. De même, les partis de droite n’ont jamais été des lieux centraux de fabrication du programme et d’ailleurs, les adhérents ne participent pas à cette élaboration, au mieux, ils la ratifient. Le cas de l’élaboration du programme de l’Ump de 2007 est, de ce point de vue, intéressant. À cette occasion, le parti a investi dans l’activité programmatique. Certes, Emmanuelle Mignon, qui a élaboré le programme de Nicolas Sarkozy, venait de l’extérieur, mais elle a occupé une position centrale à l’intérieur du parti. On ne peut donc pas dire que l’Ump était marginalisée.
G. Boudic – Nicolas Sarkozy est l’un des rares, à droite, à s’être confronté à la question des idées. Il s’est approprié des concepts (comme la discrimination positive) en les subvertissant, certes, mais sans se sentir intimidé. En ce qui concerne la gauche, il ne faut pas tomber dans le mythe de l’âge d’or des années 1970-1980, où les conflits entre première et deuxième gauche n’ont peut-être finalement pas produit tant de choses sur le plan du programme. On parle aujourd’hui beaucoup du développement des think tanks, mais ça n’est pas une nouveauté : dans les années 1960, on avait des clubs, comme le club Jean-Moulin. Actuellement, on a tendance à mettre en avant les think tanks comme lieux exclusifs du renouvellement des programmes et de la pensée politique. Ce discours, qui vit sur la critique des partis, mérite lui-même d’être critiqué. Derrière les think tanks, il y a des intérêts, une sociologie bien particulière, tout aussi élitiste que celle des grands élus et des dirigeants de partis, des financements privés qui ne sont pas toujours désintéressés, etc.
E. Lecœur – Sur cette question, il est intéressant d’observer des partis autres que le PS et l’Ump, ceux que j’appelle les partis challengers, qui réfléchissent souvent en termes gramscistes, à savoir comment conquérir les esprits pour ensuite conquérir les votes. Ainsi, le FN, dès le début des années 1990, a développé, à côté de l’aspect tribunicien du lepénisme, la création d’organes de presse, d’organismes de formation, de tout un mouvement social et idéologique qui était déjà porté par la Nouvelle Droite. Le mouvement du Printemps français est aussi l’aboutissement de ce processus long, dont Dominique Venner, qui s’est suicidé à Notre-Dame en mai 2013, était l’une des vigies.
Les écologistes, eux, n’ont jamais créé d’organisme de formation interne, et ne sont pas réellement parvenus, jusqu’à récemment, à donner naissance à des think tanks ou plus généralement à des lieux où pourrait se constituer un corpus intellectuel. Les adhérents d’Eelv, contrairement à ceux du FN, ont un haut niveau de diplôme, et sont rétifs à toute forme de doxa, d’explication du monde. Or, ils portent eux-mêmes une vision du monde, mais ne sont pas capables de trouver les outils nécessaires à la mettre en forme.
G. Boudic – Il faut qu’existent des revues, des clubs, des lieux de rencontre. Mais il faut aussi qu’il y ait une certaine fluidité entre le parti et ces espaces. Aujourd’hui, il y a une coupure entre la classe politique nationale et ce qui se discute, ce qui se joue dans les lieux de débat. Une coupure aussi entre la haute fonction publique et le milieu universitaire, qui a l’impression d’être peu écouté par les politiques et ceux qui les conseillent. Il faut donc réfléchir à la formation des élus, des hauts fonctionnaires, étudier ce qu’ils lisent, leur rapport aux idées, ce qui crée cette crainte du débat dans nos milieux politiques. Il y a bien sûr des efforts à faire du côté des universitaires, qui sont souvent méfiants à l’égard du monde politique.
F. Haegel – Le rapport aux idées doit aussi être vu à travers la sociologie des partis politiques et de leurs adhérents. Il y a dans ce domaine une grande différence entre le PS ou les écologistes et la droite. Le rapport au savoir intellectuel, voire aux universitaires, n’est pas du tout le même. Pour le dire schématiquement, les adhérents de droite ont (ou avaient…) un complexe culturel très fort vis-à-vis de la gauche. Nicolas Sarkozy a beaucoup joué sur ce registre : décomplexer la droite, c’était aussi la débarrasser de ce complexe-là. La gauche socialiste est vue par la droite comme un milieu d’intellectuels, déconnecté de la réalité sociale. C’est clairement une représentation biaisée, car les dirigeants des deux camps sont proches, ont eu la même formation, et les adhérents Ump ne sont pas moins diplômés que ceux du PS.
E. Lecœur – Sauf Nicolas Sarkozy qui, ayant échoué dans ses études, a pu parler à toute une part de l’électorat à laquelle les autres hommes politiques n’avaient pas accès.
L’évolution actuelle est celle de l’autorité de la réussite : la seule légitimité qui vaille n’est pas celle du programme, ni celle du parti, mais celle du résultat. Les écologistes ont ainsi réussi le tour de force d’avoir des élus sans avoir d’électeurs, alors que le FN est dans la position inverse, avec beaucoup d’électeurs mais peu d’élus. Le FN est aujourd’hui convaincu de pouvoir gagner, pas parce qu’il aurait les solutions à la crise en cours, pas parce qu’il s’appuie sur son histoire, mais au nom de l’efficacité de son discours, qui pointe la disjonction croissante entre les élites et le peuple. Et cette disjonction est renforcée par le fait que les organismes satellites des partis (Terra Nova, la Netscouade, le Lab pour le PS) s’adressent au sommet, et non pas à la base ; à ce titre, ils ne jouent pas de rôle d’éducation populaire ou de formation permanente.
F. Haegel – L’externalisation de la production d’idées n’est pas en soi une mauvaise chose. Si on demande aux partis de s’ouvrir, il faut nécessairement qu’ils délèguent certaines de leurs tâches. Et on ne peut souhaiter un retour aux structures bureaucratiques et hiérarchisées qu’auraient été les « beaux partis d’antan ». À cela s’ajoutent des raisons très pratiques : avec les lois de financement des partis politiques en vigueur, ceux-ci multiplient les structures périphériques, et en particulier les fondations, les think tanks, etc.
G. Boudic – Ce qui se perd, finalement, ce n’est pas la production d’idées en elle-même mais les lieux de transmission, de formation. Les organisations ne jouent plus leur rôle, qu’il s’agisse des partis ou des syndicats étudiants. Il y a une forme d’aplatissement du débat public, qui se ressent à tous les niveaux de la mobilisation.
- *.
Goulven Boudic, politologue, enseigne à l’université de Nantes ; voir son dernier article « Les origines conflictuelles du néo-libéralisme », Esprit, juillet 2012 ; Florence Haegel, professeure à Sciences Po, a récemment publié les Droites en fusion, Paris, Presses de Sciences Po, 2012 ; Erwan Lecœur, sociologue, a publié Des écologistes en politique, Paris, Lignes de repère, 2011 et Face au FN, Neuvy-en-Champagne, Le Passager clandestin, 2013.
- 1.
La génération de dirigeants actuels (Bruno Leroux, Benoît Hamon, Christophe Borgel) du Parti socialiste vient du syndicalisme étudiant, qui n’est pas étranger à cette logique d’arrangements, et tend donc à la reproduire.
- 2.
Elmer Schattschneider, Party Government, New York, Holt, Rinehart and Winston, 1942.
- 3.
Voir Rémi Lefebvre et Frédéric Sawicki, la Société des socialistes. Le PS aujourd’hui, Paris, Éditions du Croquant, 2006.
- 4.
Voir F. Haegel, les Droites en fusion, op. cit., chapitre iv.
- 5.
Laura Morales, Joining Political Organizations. Institutions, Mobilization and Participation in Western Democracies, Colchester, Ecpr Press, 2009.
- 6.
Simone Weil, Note sur la suppression générale des partis politiques, rééd. Paris, Berg international, 2013.
- 7.
Comme l’écrit Rémi Lefebvre à la fin de son ouvrage, « le Parti socialiste n’est plus ce qu’il n’a jamais été », les Primaires socialistes. La fin du parti militant, Paris, Liber, coll. « Raisons d’agir », 2011.
- 8.
Voir l’entretien avec François Miquet-Marty et Isabelle Sommier dans ce numéro, p. 106.
- 9.
Robert Michels publie en 1911 les Partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties (rééd. Bruxelles, Éditions de l’Université libre de Bruxelles, 2009).