« Que sont nos colères devenues ? »
L’histoire d’Esprit témoigne d’oscillations entre des colères intransigeantes et les compromis de l’engagement politique. Les colères plus récentes ont été souvent motivées par la critique du réformisme.
Il a été de bon ton, ces dernières années, de moquer avec condescendance le succès du petit libelle de Stéphane Hessel appelant à l’indignation. L’indignation, la colère, a-t-on souvent avancé, ne « sont pas une politique », et encore moins un type de passion auxquelles les intellectuels « de raison » pourraient se permettre de succomber.
Pourtant, si l’on considère l’histoire intellectuelle en général, et l’histoire de la revue Esprit en particulier, force est de constater que la colère ou l’indignation apparaissent d’emblée comme des sentiments fondateurs et largement générationnels dans le contexte du début des années 1930 qui a vu naître la revue.
Peu importe ici la vérité des motivations de cette révolte générationnelle : motivée par des faits objectifs ou seulement fondée sur des impressions, elle est un fait incontestable, qui se décline dans une posture générale de critique radicale du monde présent. Cette colère fédère et cimente une génération intellectuelle dans une attitude largement partagée de révolte et de refus.
C’est ce phénomène que Jean-Louis Loubet del Bayle saisit parfaitement en consacrant le terme suggéré par Jean Touchard de « non-conformisme » :
Chez ces jeunes gens, minoritaires à l’intérieur d’une société vieillie, dans laquelle ils avaient l’impression de ne pas pouvoir trouver leur place, la révolte fut l’expression d’une sorte de réflexe vital1.
Mieux, loin de nos hésitations et de nos prétentions contemporaines à la sagesse, la colère, l’indignation et la révolte figurent bien comme des sentiments fièrement portés et revendiqués, jusque dans les lectures rétrospectives de ces années d’ébranlement et de bouillonnement « non conformiste ». L’un de ces jeunes gens, Pierre Andreu, écrira :
Il est difficile d’imaginer, quand on ne l’a pas vécue, la révolte qui soulevait alors la jeunesse intellectuelle – maurassiens, marxistes, chrétiens – contre un monde d’imposture qui lui faisait horreur2.
Et Emmanuel Mounier lui-même, dans l’un de ses premiers articles d’Esprit, de confirmer :
C’est une posture singulièrement « constructive » en certaines époques de l’histoire où tout le monde accepte et se soumet, que d’amener les hommes à dire : non avec colère3.
C’est encore ce sentiment qu’Henri Bartoli, jeune lecteur de la revue des années 1930, place au cœur de ses propres souvenirs :
Ce fut pour moi une révélation quand, jeune bachelier, je lus par hasard le « Manifeste au service du personnalisme », paru dans Esprit, en octobre 1936 […]. Il devenait possible d’adhérer à un mouvement original véhiculant notre révolte et nous appelant à ne pas nous contenter de « témoigner », mais à « être efficaces4 ».
Voilà qui justifie enfin l’une des formules que Michel Winock utilise pour qualifier cette période fondatrice : « Des jeunes gens en colère5 ».
Pureté révolutionnaire et engagement réformiste
Pourtant, cette impression de partage et d’unanimité générationnelle dans la colère et la révolte est à nuancer. Le « non-conformisme » apparaît très vite en effet, au-delà de convergences partielles, comme un regroupement disparate, comme un moment éphémère. Des divergences inconciliables surgissent rapidement, qui font éclater l’apparente cohérence de ce moment. En cause : la hiérarchie des colères et des indignations, la hiérarchie des motifs profonds de cette révolte, le rapport différencié aux types de solutions envisagées pour répondre à ce sentiment encore un peu vague d’une crise du monde moderne.
Dans ce cadre, la revue Esprit se construit sur un double conflit. Comme Mounier l’écrira après-coup, la première période de la revue laisse entrevoir la tentation d’un « personnalisme de la pureté6 ». C’était, par cette expression, résumer le résultat du premier désaccord qui voit le directeur d’Esprit s’affronter à ceux qui plaident, au sein de l’équipe des fondateurs, pour la priorité d’une action politique sur l’action intellectuelle ou « culturelle ». Or, dans cette soumission souhaitée par certains de la revue comme instrument d’une force politique nouvelle, la Troisième Force, Mounier voit d’emblée le risque d’une trahison, d’une déviation, d’un affadissement de l’esprit de révolte et de pureté qu’il défend et que l’autonomie intégrale de la revue se doit de concrétiser.
Toutefois, cette exigence de pureté, ce refus poussé à son terme des méthodes et clivages classiques de l’action politique exposent parallèlement la revue au reproche du moralisme. Les personnalistes « première manière » ont les mains pures, mais ils n’ont pas de mains. Doublée d’une conscience d’un risque d’impuissance et de retrait du monde, cette critique en moralisme s’efface peu à peu au profit de la nécessité proclamée d’un « personnalisme de l’engagement ». « L’événement nous réquisitionne », plaide alors Mounier. Certes, mais se pose dès lors toute une série de questions sur le sens et les formes de ces engagements, comme sur les types de solutions disponibles pour dépasser la crise de civilisation diagnostiquée. Avec qui et contre qui combattre pour l’avènement d’un monde meilleur ? La ligne de crête se révèle très périlleuse, entre d’un côté la nécessaire autonomie de la revue et de l’action culturelle menée à travers elle et, de l’autre, la nécessité désormais proclamée de l’engagement qui oblige à la fréquentation d’un monde qui suscitait les refus les plus intransigeants, dont celui de s’y compromettre…
Ce refus de toute compromission, c’est la revendication d’une nécessaire et inévitable révolution qui le résume le mieux. Le terme figure dans la plupart des manifestes, des éditoriaux et dans de nombreux articles publiés par la revue au cours de ses premières années. Mais progressivement, la nécessité proclamée de l’engagement dans le monde oblige à la découverte de l’action réformiste. En quelques années d’apprentissage, les personnalistes parcourent un chemin comparable à celui du socialisme français, partagé entre horizon révolutionnaire et présent réformiste.
De nouvelles questions se posent aux rédacteurs de la revue, qui se prolonge alors à travers le mouvement Esprit. La revendication d’un « socialisme personnaliste » comme une série d’engagements ponctuels qui inscrivent la revue du côté de la gauche de l’échiquier politique amènent l’un d’entre eux, lors d’un congrès, à s’interroger ouvertement : « Au fond, qu’est-ce qui nous sépare de la Sfio ? »
La question est essentielle. Car pour nombre de ces rédacteurs qui entourent Mounier à l’époque, le « réformisme » n’a pas bonne presse : il est le synonyme de l’embourgeoisement, le signe d’une compromission, l’abandon de la colère et de l’esprit de révolte, le début de la trahison. Il s’agit bien de répondre par avance à ces critiques, de les désamorcer, et ce d’autant plus que quelques figures de la revue commencent désormais à occuper des positions de pouvoir, comme André Philip, qui, après avoir introduit Henri de Man et le planisme dans les colonnes de la revue, devient député de Lyon lors des élections qui marquent la victoire du Front populaire. Oui, « au fond, qu’est-ce qui nous sépare de la Sfio ? »
Pour répondre à cette question derrière laquelle se profilent une angoisse et un refus, le directeur d’Esprit use d’une stratégie argumentaire et discursive simple, mais parfois périlleuse. Au double refus de la droite et de la gauche qui avait marqué la fondation de la revue et justifié la recherche d’une « troisième voie », Mounier substitue désormais une double affirmation, un double emprunt : être à la fois réformiste, ici et maintenant, et révolutionnaire, en faisant des réformes les étapes de la construction d’un monde radicalement différent. De multiples oxymores sont dès lors sollicités : les « réformes révolutionnaires » ou les « réformes structurelles ». Il s’agit bien, par là, de signifier le refus de tomber dans les errements d’un réformisme toujours prompt à la trahison de ses objectifs, de réaffirmer avec force la fidélité au refus du « désordre établi ».
De cette tension entre réforme et révolution, redoublée d’une seconde tension entre valeurs de liberté et valeurs d’égalité, qui la conforte sans toujours la recouvrir, nous avons fait le socle même du cadre identitaire de la revue7. Le projet initial, les intentions originelles, les colères et les refus fondateurs fonctionnent toujours comme une ressource dans les discussions sur la définition de la ligne éditoriale et les éventuelles contestations internes. La référence au personnalisme fondateur, au personnalisme de la pureté, aux indignations fondatrices est toujours disponible pour tous ceux qui s’inquiètent des dérives possibles, des réinterprétations, des appels à la sagesse.
Cette stratégie de rappel à l’ordre, considérée parfois comme une tentation d’orthodoxie, Mounier n’en est pas préservé du seul fait de son statut de fondateur et de principal animateur de la revue, entre 1932 et 1950. Régulièrement, il se trouve interpellé par ceux-là mêmes qui estiment que la revue s’assagit, qu’elle laisse trop de place au réformisme et aux réformistes en son sein, qu’elle cède aux sirènes de l’actualité au détriment de la réaffirmation des ruptures fondamentales. « Qu’avons-nous fait de nos colères ? » devient un leitmotiv de tous ceux qui, au sein de la rédaction, se présentent comme les plus fidèles garants du projet fondateur.
Le conflit entre ces deux tentations toujours présentes oblige souvent le directeur de la revue à un effort de conciliation des contraires, permettant leur dépassement et leur cohabitation. L’effort est périlleux et pas toujours couronné de succès. Car la conciliation apparaît insuffisante à certains, qui après avoir tenté d’infléchir la revue dans un sens ou dans l’autre, en arguant d’une nécessaire cohérence éditoriale, s’en éloignent en reprochant à la direction ses ambivalences. Mounier doit en permanence se battre au sein de sa propre revue sur deux fronts : contre la séduction révolutionnaire, qui se confond de plus en plus avec le ralliement à la cause des communistes, contre la séduction de l’impératif réformiste, qui entend surmonter le reproche du moralisme et de l’impuissance politique concrète.
Les colères, dès lors, ne sont plus exclusivement dirigées contre le monde extérieur… Elles secouent à intervalles réguliers la vie de la revue, ses moments collectifs, comme les congrès ou les comités de rédaction. L’examen attentif des archives de la revue le confirme pour la période de l’après-guerre. Si certains, déçus par la ligne de la revue, s’en éloignent en silence, dans une stratégie de défection, d’autres n’hésitent pas à dramatiser les enjeux, dans une stratégie de prise de parole. La situation devient d’autant plus tendue au sein de la revue, qu’outre le contexte, les positions sociales des rédacteurs de la revue ont quelque peu évolué depuis les années 1930. Certes, Mounier a saisi l’occasion de la refondation d’Esprit, en 1944-1945, pour renouveler largement la rédaction et y associer des jeunes (dont Jean-Marie Domenach, Jean-William Lapierre ou Henri Bartoli). Mais, l’âge aidant, plus nombreux que dans les années 1930 sont les personnalistes à occuper désormais des positions sociales ou professionnelles plus « installées ». En des termes plus directs, les années d’après-guerre marquent à leur façon la réussite de l’action intellectuelle et culturelle d’Emmanuel Mounier : le personnalisme n’est plus seulement l’un des cris de ralliement d’une génération en colère, il se révèle désormais rétrospectivement comme le creuset de formation d’une partie des élites de la IVe République et de la construction européenne naissante.
Le débat sur l’Europe entre 1953 et 1954 est un exemple parmi d’autres du jeu complexe des débats internes. La question européenne est ainsi abordée au cours de deux congrès et cristallise des options très diverses où le rapport au personnalisme est directement engagé. D’un côté, pour plusieurs rédacteurs (Jacques-René Rabier, Jean Ripert, Georges Suffert), dont certains sont directement engagés tant dans les instances de la planification française que dans les premières institutions européennes de la Ceca, l’horizon européen est une chance à saisir pour construire un espace politique autonome par rapport à la civilisation américaine. Ils peuvent d’ailleurs dans ce cadre se prévaloir de l’intérêt, bien ancré dans les origines de la revue, pour la perspective fédérale qui figurait au cœur des manifestes des années 1930, tout en situant clairement cette démarche dans une visée explicitement réformiste et gradualiste. D’autres, en revanche, n’hésitent pas à doucher ces espoirs. Henri Bartoli et Paul Fraisse, notamment, se montrent vivement opposés à une construction européenne qui ne poserait pas comme préalable la modification radicale des structures économiques capitalistes. Toute perspective européenne serait dans un tel cadre illusoire et le soutien que l’on pourrait y apporter constituerait une trahison de l’histoire de la revue. Dans le débat interne, deux colères se succèdent : celle, d’abord, des adversaires de la construction européenne en train de se faire, au nom de leur fidélité aux indignations fondatrices, qui se mobilisent contre la trahison ou la déviation des pro-européens, qui à leur tour se mobilisent pour accélérer ce qu’ils estiment être les adaptations nécessaires du projet personnaliste, et pour peser en ce sens sur une direction désormais bicéphale composée d’Albert Béguin et de Jean-Marie Domenach. Le premier, successeur de Mounier, tente avec succès de désamorcer provisoirement la crise et de pacifier les colères des uns et des autres, secondé par Jean-Marie Domenach et par Paul Ricœur, qui résume ainsi la difficulté de l’exercice : « Je suis alternativement pour moi-même Rabier et Bartoli, et Fraisse par-dessus le marché8. »
Colères algériennes
À partir de 1954, et jusqu’en 1962, la guerre d’Algérie constitue à la fois un ciment et une épreuve pour la revue. D’un côté en effet, la colère collective est d’autant plus vive au sein des cercles proches d’Esprit que sont anciennes et solides les positions critiques de la colonisation et la fidélité au principe d’émancipation des peuples (d’ailleurs réaffirmé avec force, en décembre 1956, par Albert Béguin, au moment de la répression de la révolution hongroise9). Plusieurs fois, dès l’entre-deux-guerres, puis, plus nettement encore dans les premières années de la IVe République, la sonnette d’alarme a été tirée. C’est dans un mélange de rage et de tristesse que les rédacteurs d’Esprit voient se dérouler le pire des scénarii prophétisés : celui d’une spirale infernale de la violence et d’une irrésistible montée aux extrêmes.
Mais la guerre d’Algérie est aussi une épreuve, celle des limites de la colère. Car si l’engagement pour la paix, la négociation et l’éventuelle perspective d’une autodétermination du peuple algérien, si l’horreur et la dénonciation inlassable de la torture fédèrent des rédacteurs aux engagements politiques par ailleurs variés (d’André Mandouze à Henri-Irénée Marrou en passant par Robert Bonnaud, Pierre Vidal-Naquet et Paul Thibaud), le refus est plusieurs fois réaffirmé par Jean-Marie Domenach d’un soutien direct à la rébellion algérienne, au risque de s’attirer les foudres des Temps modernes qui fustigent cette « gauche respectueuse10 ».
Les colères algériennes d’Esprit ont encore une autre conséquence : elles viennent conforter une hostilité radicale à ceux des gouvernants dont les responsabilités dans l’engrenage sont évidentes. La Sfio de Guy Mollet et la personne de François Mitterrand en seront durablement les cibles privilégiées.
C’est la société qui s’embourgeoise
Les années 1960 ne constituent pas réellement une rupture dans l’histoire de la revue considérée comme lieu de tensions. Continuent à cohabiter deux orientations différentes, qui l’une et l’autre marquent la ligne éditoriale, tout en s’affrontant régulièrement. La tendance dominante résulte toutefois des progrès de l’influence d’Esprit et des liens de la revue avec les sphères dirigeantes françaises, notamment du côté de la planification ou du Club Jean-Moulin. Créé sur la base d’une indignation face aux conditions du retour du général de Gaulle en mai 1958, celui-ci, dont les liens avec la revue sont incontestables, se convertit d’ailleurs très vite à un réformisme assumé, et prétend jouer un rôle central dans la redéfinition des stratégies et des programmes d’une gauche largement disqualifiée par ses engagements algériens. L’esprit de sérieux, l’expertise succèdent aux colères et aux indignations et Esprit constitue alors, avec les collections Jean Moulin aux éditions du Seuil, l’une des caisses de résonance des travaux du Club. Cette sensibilité modernisatrice-technocratique doit toutefois cohabiter avec une autre sensibilité, plus militante et plus radicale, plus conforme peut-être aux indignations premières de la revue. Paul Thibaud, qui en est alors l’un des animateurs, et qui n’hésite pas à l’occasion à croiser le fer avec Georges Lavau, devenu l’une des plumes emblématiques du courant réformiste, se revendique de l’héritage de Péguy et cultive plus particulièrement les liens avec les milieux de la gauche associative et syndicale comme avec le Psu.
Le succès du gaullisme et l’absence d’une alternative à gauche qui puisse susciter l’enthousiasme semblent marquer une pause dans l’histoire de la revue. Le débat politique y prend moins de place et ne suscite plus de toute évidence les mêmes passions, ni les mêmes enthousiasmes. L’indignation n’en constitue pas moins l’une des motivations constantes de Jean-Marie Domenach, qui a succédé à Albert Béguin en 1957. C’est à lui que revient désormais de gérer les équilibres internes et de garantir la cohabitation des héritiers du personnalisme, par un discours ambivalent, toujours marqué par le double emprunt au registre de la révolution et de la réforme. On ressent toutefois une impression très forte de désenchantement à la relecture des numéros des années 1960. Les interrogations sceptiques prennent la place des franches colères, des affirmations lyriques ou des refus clairement exprimés, comme si la conscience d’un décalage avec l’époque s’imposait, comme si le personnalisme ne pouvait plus désormais figurer comme une boussole ou un socle de références bien établies. Faut-il pour autant se contenter du constat d’un « embourgeoisement » de la revue et de ses rédacteurs, dont seules quelques rares figures viendraient épisodiquement contester le « ronron » ? C’est oublier peut-être que, dès 1957, Jean-Marie Domenach pose les premiers jalons d’un retour à une critique radicale de ce qu’il désigne de manière prophétique comme « la société de consommation11 ». Ce n’est pas la revue qui s’est embourgeoisée, et dont l’indignation se serait faite plus discrète ; c’est la société qui n’entend plus les voix critiques, tout occupée qu’elle est par la recherche obsessionnelle et dépolitisante du bien-être et du confort matériel. Et puis, il faut bien le reconnaître, le compromis fordiste rend quelque peu inaudible la critique d’un monde en crise.
C’est ce désenchantement relatif qui contribue à expliquer le ralliement joyeux au mouvement de mai 1968 de nombreux rédacteurs d’Esprit qui y voient des raisons de renouer avec l’enthousiasme des premiers jours. Certes, ce ralliement n’est pas unanime. Certains des rédacteurs les plus engagés dans la logique modernisatrice-technocratique ne goûtent guère ce qu’ils perçoivent comme des excès dangereux et s’éloignent plus ou moins silencieusement de la revue, à l’instar de Michel Crozier. Mais d’autres, incarnant la relève des générations, souvent proches du gauchisme militant, la rejoignent, comme Jacques Donzelot. Signe d’un retour à la source et aux fondamentaux, Jean-Marie Domenach publie au début des années 1970 l’une des plus utiles biographies de Mounier qui peut aussi se lire en creux comme un autoportrait12.
Les années post-1968 témoignent de ce réinvestissement militant : les pétitions se multiplient, les contestations « spécifiques » se développent – et par exemple, celle du groupe d’information sur les prisons, à l’initiative de Michel Foucault, de Pierre Vidal-Naquet et d’un Jean-Marie Domenach littéralement revigoré par ce retour de flamme critique13. Dans les colonnes de la revue, l’écho fait à la réflexion d’un Ivan Illich confirme ce retour en grâce d’une critique plus radicale. Certes, une dose d’ambivalence est maintenue, mais le centre de gravité de la revue s’est assurément déplacé. On envisage toujours, face à certaines dérives gauchistes, de défendre l’institution. Mais c’est désormais pour mieux y intégrer le souffle retrouvé de la révolte14.
C’est le terme d’autogestion qui résume le mieux la reformulation des engagements de la revue au cours des années 1970. Là encore toutefois, l’unité apparente de la rédaction derrière ce nouveau mot totem, qui succède à celui de modernisation, masque mal la diversité des usages et des définitions d’un terme assurément polysémique. Les tensions structurantes de la revue demeurent actives, comme le suggère la jonction opérée avec deux des anciens animateurs de Socialisme ou barbarie, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, dont la dualité s’avère de plus en plus conflictuelle, entre ouverture démocratique et radicalité critique.
Le moment autogestionnaire est aussi le moment d’une redéfinition essentielle. Désormais, la radicalité critique se situe dans une veine libertaire qui conforte le projet d’une « autre gauche ». La combinaison autogestion-antitotalitarisme permet de prendre définitivement ses distances avec le marxisme et le communisme, dont la tentation n’a pas toujours épargné la revue, notamment à la Libération. Elle permet aussi de ne plus avoir à se situer exclusivement comme « non communiste », comme elle autorise une distance à l’égard de la culture dominante au sein du Parti socialiste. Le confirment les colères et les indignations autour du soutien au peuple polonais et à Solidarité au tout début des années 1980, qui marquent l’apogée et aussi le chant du cygne de cette « deuxième gauche », alors capable de réunir à ses côtés, dans la protestation à l’égard de la passivité du gouvernement socialiste, les deux figures de Michel Foucault et de Pierre Bourdieu15.
*
Et maintenant ?
S’il ne nous revient pas ici de prononcer de jugement définitif sur la période la plus contemporaine, on peut toutefois émettre ici quelques suggestions d’interprétation.
Après la réhabilitation d’une forme de radicalité, au début des années 1970, les directions successives de Paul Thibaud et d’Olivier Mongin ont paru à certains sonner l’heure d’un « recentrage ». À tort ou à raison, la proximité de certains rédacteurs avec la fondation Saint-Simon, nouvel avatar des élites réformatrices, comme avec une Cfdt elle-même « recentrée », a souvent servi de base à cette critique.
La conversion intégralement assumée à la démocratie, doublée d’une conception révisée de l’économie de marché a donné, jusque dans les rangs de certaines figures de l’histoire de la revue, le sentiment d’une conversion à un « réformisme au fil de l’histoire » rompant explicitement avec les fondamentaux de la revue16. La critique est-elle justifiée ? De notre point de vue, à propos d’une histoire encore en cours, il ne nous paraît pas possible d’adhérer intégralement à ce point de vue critique, en dehors de la prise en compte de la pérennité des tensions structurelles qui fondent l’histoire d’une revue qui n’a jamais renoncé à entretenir en son sein une diversité indéniable. Fait-on ainsi le reproche à la revue de s’être méprise sur les nouvelles formes du capitalisme, en défendant désormais l’économie de marché ? Fait-on le reproche à la revue de s’être faite l’introductrice en France d’une théorie politique suggérant la substitution de l’équité à l’égalité ? Bon nombre de ces critiques sont injustes ou franchement malhonnêtes, qui reposent souvent sur une lecture tronquée de la revue.
Il n’empêche qu’elles ont une portée et une efficacité indéniables, et que, même fondées sur un malentendu, elles produisent, autour de 1995, un partage conflictuel de cette gauche intellectuelle, réunie en 1982 dans le soutien à la Pologne, mais désormais divisée dans un affrontement pétitionnaire et politique où fleurissent d’un côté comme de l’autre les procès d’intention17.
Progressivement toutefois, des liens se renouent, à la faveur de nouveaux débats et de nouveaux enjeux. La polémique ouverte par le libelle de Daniel Lindenberg à propos des « nouveaux réactionnaires18 » constituera peut-être rétrospectivement l’un des points de départ de la levée progressive des malentendus entre une gauche intellectuelle revendiquant comme un monopole de la critique et une autre plus soucieuse des débouchés et des solutions pratiques. La campagne électorale de 2007 en est l’une des étapes, où l’on voit réunies, dans les mêmes appels et les mêmes comités de soutien, les signatures de représentants emblématiques des deux camps divisés depuis 1995. Le mandat de Nicolas Sarkozy accélère ce qu’il est encore trop tôt pour qualifier de réconciliation. La redécouverte, par Pierre Rosanvallon par exemple, de l’impératif égalitaire19, la critique renouvelée, sur fond de crise économique, d’un capitalisme financiarisé20, la dénonciation des tentations identitaristes, l’inquiétude face aux dérives du tout-sécuritaire21, l’indignation face aux ravages du « néolibéralisme22 » : autant de signes qui pourraient accréditer la reconstitution, au-delà des anciennes et plus récentes fractures, d’une « gauche intellectuelle », refédérée successivement par la crise, par Nicolas Sarkozy… et par François Hollande23.
Plus que d’une rupture avec le dernier cycle réformiste, il convient de parler d’une série d’inflexions progressives qui, conjuguées, suggèrent un déplacement sensible du centre de gravité de la revue. Ce qui fonde les nouvelles colères, ce n’est pas l’idéalisme, ou la nostalgie de la Révolution, mais plutôt l’inconséquence d’une gestion gouvernementale et d’une « culture de gouvernement » qui ne sont pas précisément du réformisme.
Il ne s’agit pas tant dès lors de renouer avec les colères d’antan, de renouer avec le discours de la crise de civilisation, quelles que soient les tentations offertes en ce sens par le temps présent, que de poser les colères et les indignations de l’heure comme une réaction logique et rigoureuse face aux trahisons et aux impostures d’un pseudo-réformisme qui multiplie les reculs et les reniements. Il y a place assurément dans la période qui s’ouvre pour une colère authentiquement réformiste. Il faudra bien que s’y fassent ceux qui tentent aujourd’hui de préempter le réformisme pour mieux masquer leur immobilisme et mieux camoufler la longue liste de leurs abandons et de leurs revirements.
- *.
Maître de conférences en science politique à l’université de Nantes, il est l’auteur de Esprit 1944-1982. Les métamorphoses d’une revue (Saint-Germain-la-Blanche-Herbe, Imec, 2005).
- 1.
Jean-Louis Loubet del Bayle, les Non-conformistes des années 30. Une tentative de renouvellement de la pensée politique française, rééd. Seuil, coll. « Points Histoire », 2001, p. 32.
- 2.
Cité par J.-L. Loubet del Bayle, les Non-conformistes des années 30, op. cit., p. 199.
- 3.
Emmanuel Mounier, « Vers notre seconde journée », Esprit, no 7, avril 1933.
- 4.
Henri Bartoli, l’Économie dans la revue Esprit. De la révolution personnaliste à un réformisme dans le fil de l’histoire (1932-2007), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, p. 7-8.
- 5.
Michel Winock, Esprit. Des intellectuels dans la Cité, 1930-1950, rééd. Seuil, coll. « Points Histoire », 1996, p. 20.
- 6.
L’opposition « personnalisme de la pureté »/« personnalisme de l’engagement » figure dans Emmanuel Mounier, Qu’est-ce que le personnalisme ?, Paris, Seuil, 1946, repris dans Écrits sur le personnalisme, Seuil, coll. « Points Essais », 2000, p. 315-330.
- 7.
G. Boudic, Esprit 1944-1982, op. cit.
- 8.
Lettre du 28 décembre 1954 de Paul Ricœur à Albert Béguin, archives La Chaux-de-Fonds.
- 9.
« Les flammes de Budapest », Esprit, décembre 1956 : publié sous la signature collective de la revue, l’éditorial est rédigé par Albert Béguin.
- 10.
Allusion évidente et peu flatteuse à la P… respectueuse… Cela n’empêchera pas certains proches de la revue de s’engager auprès des réseaux de soutien au Fln ou, comme Paul Ricœur, de justifier certains engagements au nom de « l’éthique de détresse ».
- 11.
Comme le rappelle René Pucheu dans « L’Indigné (ou Jean-Marie Domenach tel que j’ai cru le rencontrer) », Esprit, juillet 1998, p. 57-58.
- 12.
Jean-Marie Domenach, Emmanuel Mounier, Paris, Seuil, 1972.
- 13.
Comme l’édition posthume de son journal en témoigne : Jean-Marie Domenach, Beaucoup de gueule et peu d’or. Journal d’un réfractaire (1944-1977), Paris, Seuil, 2001.
- 14.
« Toute tentative de refondre l’institution [universitaire] est désormais soumise à une sorte de tension entre, d’une part, un projet réformiste, réglé sur le possible et le raisonnable, et un projet révolutionnaire total et inépuisable […]. Nous sommes entrés dans un temps où il faut faire du réformisme et rester révolutionnaire », écrit ainsi Paul Ricœur dans « Réforme et révolution dans l’Université », Esprit, juin-juillet 1968, p. 987-1002.
- 15.
La sensibilité d’Esprit à la situation polonaise est aussi le résultat des liens avec le « personnalisme polonais » dont Tadeusz Mazowiecki, conseiller de Lech Walesa et futur « premier Premier ministre non communiste » en 1989, est l’un des représentants depuis les années 1950.
- 16.
Pour reprendre l’expression utilisée par Henri Bartoli, l’Économie dans la revue Esprit, op. cit.
- 17.
Sur ce point, voir le pamphlet collectif : le « Décembre » des intellectuels français, Paris, Liber-Raisons d’agir, 1998, et la réponse d’Olivier Mongin et Joël Roman, « Le populisme version Bourdieu ou la tentation du mépris », Esprit, juillet 1998, p. 158-175.
- 18.
Daniel Lindenberg, le Rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires, Paris, La République des idées/Seuil, 2006, rééd. 2016.
- 19.
Pierre Rosanvallon, la Société des égaux, Paris, Seuil, 2011.
- 20.
Voir sur ce point l’accueil fait dès la fin des années 1990 aux travaux d’André Orléan ainsi que les différents numéros consacrés à la crise : « Dans la tourmente (1). Aux sources de la crise financière », Esprit, novembre 2008, etc.
- 21.
Voir par exemple en ce sens les deux numéros spéciaux, « L’antiterrorisme et l’état d’exception en échec », Esprit, octobre 2007 et « Qu’est-ce que le sarkozysme ? », Esprit, novembre 2007.
- 22.
Dont témoignent par exemple deux ouvrages écrits par deux auteurs proches de la revue comme Myriam Revault d’Allonnes, Pourquoi nous n’aimons pas la démocratie, Paris, Seuil, 2010 ou Antoine Garapon, la Raison du moindre État. Le néolibéralisme et la justice, Paris, Odile Jacob, 2010.
- 23.
De cette « pacification relative » nous semble aussi témoigner l’entretien Joël Roman-Yves Sintomer récemment publié : « Les fractures de la gauche de 1995 à 2015 », Esprit, décembre 2015, p. 77-91.