Que peut-on attendre des municipales? La gauche et le local
La gauche et le local
Le Parti socialiste mise beaucoup sur les élections municipales pour faire oublier ses querelles, mettre en valeur sa crédibilité locale, voire commencer à y reconstruire une reconquête politique. Mais peut-il encore s’appuyer sur le socialisme municipal ? Et quelle est au juste sa doctrine sur le pouvoir local ? Sans réponse à ces questions, les succès locaux resteront sans traduction politique et programmatique forte.
Dans un contexte de contestation interne, de brouillage incontestable du discours et des postures, lié à une troisième défaite successive à l’élection présidentielle et aux suites de la politique d’ouverture initiée par le président de la République, les élections locales de ce mois de mars suscitent à gauche une forte espérance. Trois arguments sont surtout utilisés au cours de la campagne. Il s’agit tout d’abord de faire de ces élections une sorte de test et de révélateur de la fragilité du pouvoir présidentiel, au moment même où les enquêtes d’opinion font provisoirement conclure à un effritement de la popularité de l’exécutif. Le deuxième argument vise à faire des collectivités locales et des politiques qu’elles poursuivent les instruments d’un contre-pouvoir, qui permettrait en quelque sorte d’amortir les conséquences jugées néfastes des politiques menées au plan national. Enfin, et peut-être surtout, à un troisième niveau, ces élections locales sont mises en avant par de nombreux observateurs comme un moyen privilégié et une étape déterminante dans l’accomplissement d’un cycle de rénovation du corpus intellectuel socialiste dont chacun note à la fois l’urgence, mais aussi l’enlisement actuel.
Chacun de ces arguments mérite examen : il existe en effet aujourd’hui, au sein de la gauche, une incontestable tentation d’ériger le local en modèle, dans la quête d’une solution indissociablement stratégique et idéologique aux difficultés auxquelles se trouve confronté le Parti socialiste. Pourtant, quelle que soit la tradition municipaliste d’un parti pour qui le local a toujours occupé une place éminente, la crainte demeure que l’on continue à prendre le symptôme de la maladie pour son remède…
Élections locales ou nationales ?
La tentation de faire de ce scrutin « local » un troisième tour de la séquence présidentielle-législatives de 2007 est d’autant plus forte que la distinction local-national s’avère largement inopérante.
Les élections locales sont-elles des élections nationales ? Les maires sont-ils jugés et élus en fonction de seules considérations locales ou bien la tentation n’existe-t-elle pas, chez les électeurs, comme chez les postulants, de profiter de ce moment démocratique pour juger aussi le gouvernement en place, en bien ou en mal ? L’articulation entre la part nationale et la part locale du vote apparaît comme l’une des grandes interrogations portées par les observateurs lors de chaque scrutin local. Une conception semble toutefois prévaloir, selon laquelle les électeurs devraient privilégier une approche locale des problèmes, et ne juger que les projets, les programmes et les personnalités locales, au prix d’un nécessaire découplage entre le local et le national. Une forme de culpabilité est ainsi implicitement suggérée, qui repose sur l’idée d’un citoyen pleinement conscient de l’actualité locale et des enjeux municipaux. Du point de vue des observateurs, cette distinction est d’autant plus légitime qu’elle s’articule à une défense de la décentralisation : l’accroissement des pouvoirs locaux exigerait qu’ils soient jugés pour ce qu’ils font effectivement, dans le cadre de compétences de plus en plus étendues.
Une telle conception comporte évidemment une part d’illusion. Du point de vue du vote lui-même, dans le moment de formation de l’opinion individuelle, comme dans l’agrégation des opinions, il est impossible de rendre compte de la pureté d’une telle dissociation entre des motivations purement locales – et dès lors honorables – et des motivations nationales – moins avouables car reposant sur un déni du rôle croissant des collectivités territoriales. Dans ce cadre, les résultats des enquêtes et des sondages qui suggèrent un souci de voter sur le fondement de ses seules préoccupations locales révèlent en fait une conformation probable de l’électeur aux impératifs d’un « bon citoyen virtuel », pourtant souvent éloigné du citoyen réel1.
L’opposition du local et du national constitue ainsi l’un des lieux communs les mieux partagés de l’analyse journalistique, mais aussi politique. Elle renvoie implicitement au statut minoré du local dans l’imaginaire politique national2. De fait, pendant longtemps, on a tenté de déminer le terrain local, en le dépolitisant. Cette dépolitisation fut notamment le grand enjeu de la loi municipale de 1884 qui a encadré l’action communale pendant près d’un siècle. Le législateur républicain entendait surtout maintenir la commune dans une forme de minorité et renvoyer l’organisation municipale dans des registres infrapolitiques, relevant tantôt de l’ordre familial ou domestique, tantôt de l’ordre de la pure gestion administrative3. L’idée parfois défendue d’une IIIe République consacrant explicitement les libertés et l’autonomie locales est largement un mythe. Deux raisons essentielles justifiaient à l’époque la prudence d’un législateur bien timoré. La crainte du démantèlement du cadre national, de l’unité et de l’idée même d’une application uniforme de la règle conduisait tout d’abord à envisager l’autonomie du local comme le meilleur moyen de la dissolution de la nation. Mais surtout, l’accord républicain pour encadrer strictement le local et le maintenir dans une position de tutelle s’articulait à une volonté de conjurer la contamination du local par une division politique susceptible à très court terme de remettre en cause les piliers de l’ordre social, et en premier lieu, le droit de propriété. Dès lors, les élections locales doivent être des élections administratives et non politiques, comme le confie le rapporteur de la loi de 1884.
Cantonné dans un registre infrapolitique, entre administration et gestion privée, le local ne sera toutefois pas épargné par la politisation du conflit de classe qui marque la fin du xixe siècle. L’irruption au niveau local d’une division politique venant prolonger la division sociale validera rétrospectivement cette crainte des républicains d’une extension potentiellement illimitée du champ de compétence des municipalités, en même temps qu’elle démontrera le caractère fragile sinon illusoire des digues que l’on avait tenté de dresser.
Cette politisation du local connaît, au-delà de cette première phase liée à la structuration des premiers partis ouvriers et au progrès de l’audience de la Sfio, une seconde phase essentielle dans les années 1960-1970. Ce mouvement de nationalisation des forces et des enjeux politiques locaux s’inscrit dans le cadre de la bipolarisation encouragée par l’architecture constitutionnelle de la Ve République. Deux types de municipalités en seront victimes, notamment lors des élections municipales de 1977 : les mairies démocrates-chrétiennes et les municipalités de « troisième force ».
Dès lors, Valéry Giscard d’Estaing aura beau jeu de prétendre considérer les élections locales comme des élections « administratives », c’est-à-dire comme devant échapper à des clivages politiques en cours de réactualisation, l’incantation, qui rappelle l’intention du législateur républicain, relève du vœu pieux.
Pourtant, et cela n’est pas le moindre des paradoxes, la politisation des élections locales qui passe par la nationalisation du clivage bipolaire est aussi ce qui va légitimer l’idée même d’une réalité des systèmes politiques locaux. La politique locale devient largement l’enjeu d’une mise en scène de la société locale et de ses clivages les plus pertinents. Représenter, ce n’est plus seulement disposer des bonnes relations avec Paris et les cabinets ministériels, c’est désormais être en prise directe avec l’expression de la société civile locale.
C’est tout l’enjeu du mouvement de municipalisation des enjeux politiques qui se jouent dès les années 1960 dans quelques villes qui ouvrent et préfigurent cette mutation essentielle dont l’une des traductions les plus visibles reste le mouvement législatif de décentralisation de 1981-1983. Il suffit ici de mentionner simplement les noms de Robert de Caumont à Hérouville-Saint-Clair, d’Hubert Dubedout à Grenoble, et les groupes d’action municipale (Gam), pour rappeler la part déterminante qu’a occupé dans ce changement le sens nouveau de références aux expressions de « participation », d’« association » et de cadre de vie4.
Il s’agit désormais, pour les maires issus du renouvellement de 1977, d’incarner cet espoir de renouveau placé dans l’associationnisme et dans les ressources attribuées, à tort ou à raison, à la « société civile ». C’est d’ailleurs l’un des aspects les plus intéressants de cette période, et l’un des points que la décentralisation va à la fois conforter et accélérer : la ville était jusqu’alors une réalité, un donné évident, un passé, une histoire, une tradition, un ensemble d’intérêts existant à défendre. La ville devient désormais un territoire de « projet » (le terme s’impose définitivement dans les années 1980), le maire puisant une part de sa légitimité dans sa capacité à faire partager ce projet, à incarner non plus une identité ancrée et stable, mais une identité en devenir, qui fait sa place à la prise en compte des conflits, dans le cadre d’une vision de ce que doit être l’avenir de la cité. Peu importe ici d’ailleurs la réalité du pouvoir des maires en la matière. L’important, c’est la capacité des maires à mettre en scène la ville comme acteur, à la faire exister dans un contexte décrit comme celui d’une compétition entre villes. D’où, en passant, l’importance accrue des questions de communications, créations d’images et d’imaginaires de la ville, comme des questions de politique culturelle, susceptibles de façonner, elles aussi, des identités, des images5.
Or, dans cette évolution, il semble bien en définitive que le Parti socialiste ait réussi à mobiliser les énergies les plus fortes, notamment au sein des couches moyennes salariées qui constituent, à la fois, le socle de l’associationnisme, le socle du militantisme socialiste et son socle électoral.
Osons ici une hypothèse : dans la conquête et l’exercice du pouvoir municipal, dans les grandes villes notamment, la différence essentielle entre droite et gauche, et probablement l’un des atouts les plus forts du PS, réside dans l’existence distinctive à gauche d’un tiers régulateur en la présence d’une organisation partisane dont les règles sont intériorisées sous la forme de la discipline de vote.
Sur le long terme, cette capacité du parti à s’imposer comme le lieu incontestable de la compétition des ambitions, et comme le lieu de convergence et de congruence de réseaux multiples, associatifs, syndicaux, consuméristes et autres, constitue bien, nous semble-t-il, une donnée essentielle du socialisme français. La gauche dispose sur la droite d’un atout qui n’est pas négligeable : le parti de militants, qui facilite la conquête et le maintien au pouvoir dans les villes.
Le parti autorise en fait la mobilisation de société locale par l’intermédiaire de réseaux formant eux-mêmes ce que deux politologues lillois ont récemment appelé la « société des socialistes6 » ; il oblige aussi à une validation par la base. À droite, en revanche, se cumulent les deux handicaps d’une faible croyance dans le militantisme partisan, et d’une absence de tradition partisane démocratique – encore aujourd’hui, les principaux cadres locaux sont nommés ou, pour le moins, doivent faire l’objet d’un agrément par l’autorité nationale. On est toujours dans un processus qui vient essentiellement du sommet et qui favorise le notable, le « socioprofessionnel » sur le militant – et la création de l’Ump, tentative à demi-réussie de formation unique de la droite, n’a pas fondamentalement bouleversé ces données.
Le local comme refuge
La distinction du local et du national est donc d’autant plus malaisée qu’elle n’apparaît pas opérante pour la structuration des partis politiques. L’ancrage local est aussi un enjeu et une ressource dans le destin des joutes nationales. Les règles de présélection des candidats à l’élection présidentielle, à travers l’impératif de parrainage par des élus locaux, disent bien cette liaison obligée du local et du national, mais aussi les règles de financement public des partis, qui obligent à une présence sur une large partie du territoire. La science politique américaine a d’ailleurs réglé cette question depuis longtemps, si l’on considère par exemple la classique définition du parti par La Palombera et Weiner, qui fixent comme critère déterminant
l’extension dans l’espace qui suppose une organisation hiérarchisée et un réseau permanent de relations entre une direction nationale et des structures locales encadrant une partie de la population7.
Les assises locales, la conquête et la gestion de municipalités constituent dès lors une ressource essentielle pour le socialisme démocratique français dans des contextes politiques qui peuvent être défavorables au plan national. Ce fut le cas par exemple dans les années 1960, où, écartée des responsabilités par le retour du gaullisme, la gauche trouva dans le local une sorte de refuge. Durant ces années de disette électorale, où le candidat socialiste à la présidentielle de 1969 se trouve exclu du second tour et ne recueille qu’à peine 5 % des suffrages, ce sont ses assises locales qui permettent à la Sfio de ne pas complètement disparaître de l’échiquier politique. Le propos s’applique ici d’ailleurs aussi bien à la formation socialiste qu’aux autres partis. L’ancrage local fournit une stabilité indéniable aux formations partisanes, liée à une certaine inertie du local à l’égard des mouvements parfois brutaux des scrutins nationaux. Certes, cet ancrage ne garantit en rien la survie éternelle du parti, comme le suggèrent le long déclin du parti communiste et la perte progressive de la plupart de ses anciens bastions, mais il peut autoriser provisoirement la conservation de ressources politiques indispensables à son existence routinisée et éventuellement à son renouveau électoral.
Ce fut d’ailleurs largement l’une des formes du pari que fit François Mitterrand à travers la conquête du Parti socialiste lors du fameux congrès d’Épinay. Lui-même attaché à l’exercice du pouvoir local, il encouragea toute une génération de jeunes prétendants à batailler dans les cantons les plus reculés et les communes les plus incertaines, construisant, de scrutin en scrutin, les conditions de l’alternance et d’un renouvellement du personnel politique. Les élections cantonales de 1973 comme surtout les élections municipales de 1977, où près de deux tiers des villes de plus de 30 000 habitants furent conquises par les socialistes, constituèrent autant d’étapes dans la conquête du pouvoir d’État, dont on peut penser qu’elles inspirent et contraignent aussi aujourd’hui la stratégie d’un François Bayrou.
À l’heure où certains prophétisent la disparition du Parti socialiste, il est bon de rappeler que les bases locales de cette formation apparaissent plus solides que jamais, dans la mesure des progrès enregistrés par la gauche sur le plan local.
Les progrès électoraux de la gauche
C’est l’un des aspects les plus délicats à aborder, mais peut-être l’un des motifs les plus puissants de l’actuelle mise en avant du local par les socialistes. On mesure toute la difficulté de cette affirmation au vu des résultats des récentes élections nationales, et notamment présidentielles, mais aussi au vu par exemple des interminables débats sur l’interprétation finale des résultats des élections municipales de 2001, dont on ne sait toujours pas très bien si elles furent l’annonce du divorce d’avril 2002, une défaite honorable ou une victoire du fait de la conquête de villes symboliques comme Paris ou Lyon.
Pourtant, il semble bien possible d’identifier une tendance lourde, que ne vient pas remettre en cause frontalement tel reflux conjoncturel ou l’influence inévitable sur l’analyse des résultats nationaux. Plusieurs indicateurs suggèrent en effet sur le long terme un progrès continu de l’implantation des socialistes au niveau local. On notera ainsi qu’à l’exception de l’Association des maires de France (Amf), qui demeure marquée par le poids des petites communes rurales, à peu près toutes les associations de collectivités territoriales sont aujourd’hui dirigées par des élus socialistes, de l’Association des petites villes de France à l’Association des régions, en passant par l’Association des conseils généraux. Ces progrès se traduisent d’ailleurs partiellement et lentement au sein de la représentation sénatoriale, et l’on comprend mieux au vu de ces données l’irritation des socialistes face à un mode de scrutin qui interdit la traduction achevée et immédiate de cette tendance lourde. Il semble possible dès lors, sans trop de risque, de prévoir que le scrutin municipal de 2008 pourrait confirmer, au-delà de telle ou telle perte, de nouveaux progrès de l’ancrage local du Parti socialiste8.
Le travail d’interprétation
Les élections municipales sont donc, indissociablement, des élections locales et nationales. Elles donnent lieu à une nationalisation à laquelle personne n’échappe, pas plus l’électeur que les acteurs politiques ou les analystes. Cette nationalisation du local n’est pas toutefois complètement artificielle, dans la mesure où il est possible de lire les scrutins locaux comme des scrutins intermédiaires, venant confirmer ou préfigurer des évolutions observables lors de scrutins nationaux. Les élections de 1947 confirmèrent ainsi l’audience du gaullisme d’opposition, tandis que celles de 1953 contribuèrent à refermer provisoirement la parenthèse9. Les élections municipales de 1977 peuvent être vues comme préfiguratrices de l’alternance de 1981. De la même manière, les élections municipales de 2001, malgré les difficultés d’interprétation et les multiples débats qui les entourent, ont été lues par certains comme le signe avant-coureur du divorce enregistré le 21 avril 2002. Inversement, les élections de 1989, survenant dans la foulée des présidentielles de 1988 marquées par la réélection de François Mitterrand, ont semblé confirmer ce dernier résultat, en permettant la conquête ou la reconquête de nombreuses municipalités perdues en 1983.
Comme l’a maintes fois souligné Jean-Luc Parodi, il semble en effet exister des cycles électoraux qui font des scrutins locaux des élections intermédiaires d’autant plus cruelles au gouvernement en place que l’on s’éloigne du début du cycle et de l’élection fondatrice10. Le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin en fit la douloureuse expérience en 2004 lors des élections régionales.
Dès lors, parce que ces élections municipales viennent moins d’un an après une élection remportée avec un large écart de voix, on peut penser que la gauche ferait une erreur en se contentant de miser sur l’actuel effritement de popularité de l’exécutif. En ce sens, les élections municipales viennent peut-être trop tôt car il n’est pas dit que les Français entendront se déjuger sur une période aussi brève, sauf à considérer – mais ce serait alors un enseignement du scrutin – que l’accélération des rythmes politiques encouragée par le style du pouvoir actuel pourrait aussi se traduire sur ce plan. D’où, également, à droite, la politisation de ces élections par un gouvernement qui mise quant à lui sur une confirmation du vote présidentiel et espère éviter une démobilisation de son camp.
Dans un tel cadre, la gauche ne devrait toutefois pas tant sa victoire éventuelle à l’appréciation portée sur son projet ou ses leaders, qu’aux défauts du pouvoir et à la conscience acquise par les électeurs du fossé entre l’attente suscitée par les promesses et la faiblesse des traductions politiques concrètes. La victoire modifierait peut-être la donne politique et redonnerait audience aux critiques largement inaudibles de la politique gouvernementale. Mais elle ne donnerait en aucun cas quitus au Parti socialiste. Se contenter de la conservation ou de la conquête de quelques villes, même symboliques, ce serait finalement reproduire l’erreur de 2004, lorsque l’euphorie du scrutin régional avait laissé croire aux socialistes qu’ils pouvaient faire l’économie de l’introspection et de l’actualisation doctrinale et programmatique.
Or, tout porte à croire aujourd’hui que cette nécessité de penser au-delà du local se heurte à des obstacles intellectuels et organisationnels puissants. Au contraire, la tentation d’un repli sur le local, d’une célébration d’un local autonome, amène nombre de leaders socialistes à ne plus voir autrement qu’à travers ce prisme unique.
Le local comme contre-pouvoir ?
On retrouve la trace de cette conviction, maintes fois formulée mais jamais intégralement assumée, dans les argumentaires proposés au cours de la campagne des élections régionales de 2004 comme au soir de résultats qui ont consacré une défaite lourde pour la droite gouvernementale : nombreux ont été les leaders socialistes, et parmi eux les nouveaux présidents de région, qui ont suggéré que les régions pourraient être des contre-pouvoirs, permettant tantôt d’envisager une politique alternative – suggérant ainsi une forme de concurrence – tantôt d’adoucir ou de nuancer les mesures gouvernementales – ce qui pourrait être perçu comme une sorte de partage des rôles. Dans un contexte où les réformes gouvernementales peuvent susciter de l’inquiétude, une impression de remise en cause de cadres stables, le local apparaît ainsi comme le lieu d’une réassurance des individus. On conçoit bien la part d’intérêt immédiat de cet argumentaire, mais on mesure aussi l’illusion potentielle d’une telle conviction, au vu tant des pouvoirs que des moyens réels des collectivités territoriales. On conçoit dès lors aussi bien son évanouissement rapide. Mais, signe que la tentation est vivace, cette façon de penser, vite remisée, n’en a pas moins resurgi lorsque le dossier Airbus s’est invité dans la campagne présidentielle, et a conduit la candidate socialiste à envisager que les régions ou les collectivités locales directement concernées puissent entrer dans le capital de l’avionneur. Proposition révélatrice là encore d’un état d’esprit, même si son évaluation rapide explique qu’elle ait, à son tour, fait long feu.
On note aussi la montée en puissance de ce « localisme » dans l’argumentaire et la rhétorique socialistes. Au-delà d’une nécessaire compensation de son manque d’expérience à un niveau gouvernemental élevé, il n’est pas, semble-t-il, sans signification que la candidate désignée pour l’élection présidentielle ait été tentée à plusieurs reprises au cours de sa campagne de valoriser son statut et son expérience de présidente de région. Il n’est pas non plus sans signification que celui que l’on désigne comme son principal challenger dans les mois à venir soit également dans la posture de valorisation de son expérience locale (certes particulière, puisqu’il s’agit de la première ville de France). On voit bien d’ailleurs l’enjeu pour Bertrand Delanoë de sa réélection, et la future exploitation d’un éventuel succès électoral.
Mais on notera aussi que, non seulement la droite aura eu beau jeu de renvoyer Ségolène Royal à son inexpérience des fonctions gouvernementales régaliennes, mais que surtout, Nicolas Sarkozy se soit si peu prévalu quant à lui au cours de sa campagne de sa gestion locale – pourtant fort riche puisque maire de Neuilly et président du conseil général des Hauts-de-Seine. On suggérera que n’est pas seulement en cause ici la contradiction éventuelle entre l’imaginaire suscité par ces deux collectivités locales et une campagne axée sur une volonté de reconquête des milieux populaires, mais plus fondamentalement l’idée défendue à l’inverse par les socialistes que la conquête comme la gestion de l’appareil d’État puissent s’appréhender comme celles d’une collectivité locale, si importante soit-elle. De là d’ailleurs le scepticisme flottant autour de la transposition au niveau national des méthodes de démocratie participative imaginées au niveau local – scepticisme largement confirmé par l’étape de mise en forme du projet de la candidate, qui ne fut ni authentiquement démocratique ni réellement participative…
Ainsi, et même s’il y a, comme on l’a suggéré, interpénétration du national et du local, la gestion de l’État possède encore ses exigences et sa symbolique propres, qui interdisent de le considérer simplement comme le prolongement des territoires. Décentralisation ou pas, une part essentielle des leviers politiques demeure du registre de l’État. S’en tenir à cette célébration du local, c’est se résigner, quoi qu’on en dise, à un partage des rôles, et témoigner d’un étrange renoncement au gouvernement de la nation.
Local is beautiful : le socialisme municipal est-il l’avenir de la gauche ?
On doute pourtant que cette exigence ait été bien identifiée, à l’heure où, de plus en plus nombreux sont ceux qui estiment que la tradition du « socialisme municipal » pourrait constituer la base d’une refondation réformiste du socialisme démocratique. L’argument a souvent été développé ces dernières années : alors même que les analyses classiques de Bergounioux et Manin ont imputé la faiblesse nationale d’une tradition réformiste de type social-démocrate à l’inexistence d’un syndicalisme de masse, plusieurs observateurs ont suggéré que les fondements d’une telle tradition pouvaient néanmoins trouver en France une forme de substitut, à travers la précoce tradition municipaliste du socialisme français – le fameux « socialisme municipal11 ».
Dans un contexte d’interrogation sur l’identité et le projet politique des socialistes, on mesure aisément l’intérêt d’une telle posture qui s’appuie sans conteste sur le comportement et les convictions de nombreux acteurs de l’époque. Benoît Malon ne suggérait-il pas ainsi en 1880, à l’aube des premiers succès électoraux socialistes, que « la question municipale était plus de la moitié de la question sociale »? Les élections municipales de 1892, puis, surtout, les élections de 1896 traduisent en effet les débuts des progrès électoraux des divers groupes et organisations socialistes se réclamant du mouvement ouvrier. Dans plusieurs communes, des socialistes se trouvent ainsi en position de gouverner. Que faire d’autre, dès lors que l’on a accepté la logique électorale et ce « risque » d’être finalement élu12 ?
Transports, logement, hygiène et santé publique, écoles et éducation populaire : dans tous ces secteurs se mettent en place des interventions municipales, en même temps que se mettent en place les premiers réseaux d’élus, censés assurer une circulation des informations et une diffusion des « bonnes pratiques ». Certes, l’État veille, par le biais des préfets et du juge administratif. Le gouvernement républicain tente ainsi en 1892 d’interdire la première réunion des « municipalités socialistes », au nom de la loi de 1884 qui interdisait la mise en relation directe d’assemblées de même nature. Le congrès se déroule malgré tout en 1893, même s’il doit se tenir dans un lieu privé, et non dans la salle publique que la municipalité (socialiste) de Saint-Ouen envisageait de prêter. Au-delà, de nombreuses initiatives sont également contrecarrées, soit que l’État refuse les moyens fiscaux de leur mise en place, soit qu’il fasse constater par le juge administratif l’incompétence des municipalités interventionnistes, au nom, par exemple, du respect dû – déjà… – à la liberté du commerce et de l’industrie13.
L’évolution de la jurisprudence dit bien d’ailleurs le rôle majeur du juge administratif, certes garant de la loi, mais aussi interprète parfois réticent des évolutions de l’esprit du temps14. Hostile à la mise en place de services publics locaux, il n’assouplit que progressivement sa position, bien après que la loi elle-même leur a pourtant reconnu, dès 1926, une base juridique. On mesure le chemin parcouru par la justice administrative à la lecture d’une décision plus récente, qui autorise la subvention municipale à un débit de boisson, au motif que le café existant déjà dans le village n’offre aucune sécurité quant à ses horaires d’ouverture15…
Plus globalement, l’assouplissement très prudent de la jurisprudence s’inscrit dans le contexte général de la montée en puissance de l’État-providence, qui n’hésite d’ailleurs pas à l’occasion à « nationaliser » des politiques expérimentées au plan local, à la mise en place desquelles il avait pu s’opposer dans un premier temps. Là encore, il est illusoire d’entendre maintenir une opposition stricte entre local et national :
Plutôt que d’opposer l’État à la commune, il paraît plus important de constater le parallélisme de leur évolution. C’est seulement avec le développement de l’État-providence et l’extension croissante de son intervention dans les domaines économiques et sociaux que la commune acquiert sa pleine légitimité comme fournisseur de biens et de services au profit de ses administrés, rappelle ainsi Thierry Oblet16.
Il n’est pas sûr pour autant qu’il faille automatiquement considérer cette conviction comme l’une des traces fondatrices d’une posture réformiste. Car si, à compter de la fin du xixe siècle, la politisation du conflit de classe n’épargne pas le local, si les socialistes semblent accepter les logiques de l’élection comme mode d’accès privilégié aux responsabilités, s’ils vont même jusqu’à placer le gouvernement local comme l’un des moyens de soulager la misère ouvrière, aucune unanimité n’existe toutefois sur ces stratégies.
Bref, en d’autres termes, le socialisme municipal n’a pas réglé définitivement la question du rapport entre la pratique et le projet. S’il a permis la légitimation d’une posture authentiquement réformiste comme le « possibilisme », cette dernière est restée relativement marginale, en tout cas sur l’orientation générale et le contenu des projets socialistes. De fait, on ne saurait oublier que, même dans ce cadre qui revendique une inscription privilégiée dans le local, le socialisme municipal ne saurait exister en dehors d’une analyse plus large de la relation du local et du national. Or, sur ce point, le local s’articule toujours à l’objectif d’une transformation globale de la société.
Il apparaît en effet impossible de délier le socialisme municipal d’un contexte élargi d’affrontement ou pour le moins de concurrence entre socialistes et républicains. La municipalité est perçue comme l’espace possible d’une politique que l’État n’autorise pas à son niveau, en tout cas, pas encore. La commune figure dès lors comme le lieu d’un apprentissage, en même temps que d’une expérimentation sociale et politique, comme une forme de propédeutique qui, par la généralisation future de ses innovations à l’échelle de l’État, dessine en quelque sorte le visage de la société juste.
C’est bien sur ce fond, jamais perdu de vue par les acteurs, de la conquête de l’État qu’il faut envisager cet engouement pour le local. Il en découle d’ailleurs la reproduction des débats classiques sur la crédibilité d’une telle voie du changement, qui suppose la mise au rencart de l’idéal et de la stratégie révolutionnaires. Celle-ci se révèle en fait assez souvent provisoire, mal assumée, ce qui entraîne parfois d’ailleurs que la conquête des pouvoirs municipaux puisse n’être perçue que comme une nécessité pédagogique. Dès lors, il s’agit de « lever l’hypothèque », de démontrer, par l’absurde ou la révélation de son impossible réalisation au seul échelon municipal, que le socialisme ne triomphera qu’à travers la seule conquête du pouvoir central.
Dans une large mesure, les débats des années 1960-1970 prolongent assez fidèlement ces clivages, sans que la commune référence au local ne vienne régler le problème. La deuxième gauche se retrouve ainsi dans une position d’héritière fidèle du socialisme municipal, lorsqu’elle contribue à la revalorisation du local, non pas seulement pour les ressources partisanes qu’il procure en vue de la conquête de l’État, mais bien en lui-même, si l’on peut dire. Car derrière cette valorisation du local se décline l’articulation de deux convictions : la pertinence démocratique supérieure du niveau local, mais aussi et surtout le refus de la centralisation, derrière lequel se profile une méfiance parfois épidermique à l’égard de l’État, perçu comme le moyen par excellence de la première gauche.
En elle-même, la célébration du local n’est donc pas d’un grand secours. Écartelé entre l’exercice d’un pouvoir local et l’impératif d’une conquête du pouvoir central, le socialisme municipal peut même parfois perdre de vue l’idée qu’il puisse transformer les choses à la seule échelle locale, pour s’épuiser dans la gestion ou le clientélisme17. La référence au socialisme municipal témoigne en vérité d’une quête en paternité idéologique qui peut certes apparaître sympathique, mais qui ne suffit pas à faire projet. La tentation locale contemporaine, sous la forme d’un très illusoire appel à la résistance des contre-pouvoirs locaux, apparaît même comme un recul par rapport à la « belle époque » du socialisme municipal.
Retour des villes et rhétoriques municipales
En pratique, il semble bien que la mise en avant d’une forme actualisée de « localisme » accompagne dans le domaine des sciences sociales la formulation d’une analyse consacrant la montée en puissance des collectivités territoriales. Les villes, notamment, effectueraient leur grand retour sur la scène des pouvoirs, dont elles auraient été écartées par la construction de l’État-nation18. Nul hasard si ces mêmes observateurs notent par ailleurs le rôle majeur de la construction européenne et de ses institutions dans la réaffirmation de l’échelon urbain comme échelon pertinent d’une action publique renouvelée. Ici se joue la cohérence d’un discours qui vient suggérer le double évidement de l’État, par le haut, via la construction européenne et par le bas, via les décentralisations et autres dévolutions. Il est somme toute logique de mettre l’accent dans un tel cadre sur les alliances nouées par l’Union européenne et les collectivités locales, tout convaincues qu’elles seraient du bien-fondé d’un certain effacement du niveau étatique.
Ces lectures semblent particulièrement fécondes, en ce qu’elles attirent l’attention sur le déplacement symbolique de l’architecture des pouvoirs, et sur les implications pratiques de cette mutation. En mettant en avant l’idée d’un maire animateur, organisateur de la mobilisation des sociétés locales, autour notamment de la notion de projet urbain, elles permettent de décliner l’idée d’une politique locale reposant sur la construction d’un récit partagé. Dès lors, le maire ne serait plus seulement le représentant de certaines classes ou de certaines alliances de classe, mais bien plutôt l’initiateur en même temps que le garant d’un récit justifiant la « promesse résidentielle » attachée au territoire dont il a la charge. Il ne peut se contenter de refléter, il doit désormais innover et prouver, par le mouvement, par l’initiative et la mobilisation permanente de différents réseaux qui structurent la ville.
Une telle explication permet en l’occurrence de comprendre en quoi les campagnes électorales ne peuvent pas franchement être des moments de vérité pour la cité, mais correspondent en fait à des moments d’enchantement, plus orientés en définitive vers la définition d’un avenir radieux que vers l’examen des problèmes d’une réalité trop sordide. Si l’on ne parle guère de voitures brûlées, de l’exclusion et de la situation des quartiers de ségrégation, il ne faut donc pas y voir le signe d’un déni de réalité mais bien plutôt l’effet d’une contrainte de système, qui oblige les postulants à admettre qu’une addition de mécontentements ne fait pas un récit, pas plus qu’elle ne fait une politique. Cette contrainte explique d’ailleurs la faiblesse et la difficulté quasi structurelles des oppositions municipales, qu’elles soient de gauche ou de droite, toujours tentée de s’appuyer sur le lot inévitable des insatisfaits et des mécontents, sans parvenir pourtant ni à fédérer des comportements parfois contradictoires ni surtout à produire de l’enchantement sur de telles bases.
Cette notion de récit peut évidemment porter à contestation. Dans le registre des sciences sociales, on a ainsi vu mis en doute la capacité même du politique à faire autre chose qu’une espèce de bricolage idéologique venant péniblement tenter de justifier la croyance dans une capacité d’action en réalité faible, voire inexistante :
Il y a de la magie dans les politiques publiques, écrit ainsi Daniel Gaxie. Le constat d’échec des dispositifs précédents ne conduit jamais à une remise en cause de la politique elle-même, mais intervient plutôt comme prélude et exposé des motifs de nouvelles « actions », qui sont autant de raisons d’espérer19.
C’est toute la force du mythe que de ne pouvoir être démenti et d’opérer un déplacement des résultats vers les processus. Dans une telle hypothèse critique assez éloignée des thèses de la « nouvelle gouvernance urbaine », on mesure mieux l’attention que ces derniers auteurs, très souvent dans le sillage de la sociologie de Pierre Bourdieu, consacrent à des acteurs trop souvent laissés pour compte de l’analyse. Les accusés ici ne sont pas tant les élus locaux, les fonctionnaires territoriaux, les communicants ou les hommes du marketing que ceux qui sont aptes à apporter leur contribution à l’écriture du récit : les universitaires. Et d’aucuns de noter la convergence significative de deux phénomènes : la montée en puissance du local et la provincialisation du champ universitaire, qui offrent des opportunités d’échange entre les deux systèmes :
Le développement des gouvernements locaux s’est accompagné en France et plus largement en Europe de l’enrôlement des chercheurs dans le champ du pouvoir local20.
Il y a là un vrai problème qu’ont soulevé tous ceux qui se sont un jour frottés à la question de l’évaluation des politiques locales21.
Faut-il pour autant faire du récit un mensonge ? Pas si sûr. Car, à la différence de l’universitaire dont le seul risque qu’il court est de s’exposer à la marginalité dans une université toujours très sourcilleuse de son autonomie face aux pouvoirs locaux, le décideur local, principal producteur du récit, s’expose, quant à lui, à se voir opposé la distance qui sépare immanquablement le réel du récit. C’est aussi tout le rôle de l’opposition que d’insister sur cette distance, dangereuse pour le sortant et son bilan, lorsqu’elle se transforme en fossé. Ne pouvant en aucun cas refléter ni prolonger l’intégralité du quotidien urbain, le récit n’en doit pas moins être crédible. Et c’est à la population dans son ensemble qu’il revient dès lors de valider ou d’invalider la crédibilité du récit, en même temps que son envie collective d’y croire.
Le récit a donc besoin de rétablir régulièrement ce lien avec la réalité, il a besoin d’être prouvé par des réalisations qui viennent le concrétiser, lui donner une forme visible, matérielle, architecturale ou événementielle. Ces réalisations municipales sont autant d’emblèmes du récit : elles sont au cœur des bilans et des programmes, au cœur de ce qui est censé constituer désormais l’identité de la ville, autour de laquelle se construit la fierté des habitants et des électeurs « d’être de cette ville-là ». Pourtant, si fécondes soient les perspectives ouvertes par l’idée de la montée en puissance d’un local retrouvant les moyens de l’écriture de son propre récit, cette grille de lecture apparaît aussi singulièrement limitée pour répondre à certaines interrogations, dès lors qu’on ne s’intéresse plus seulement aux formes que prend l’écriture moderne de la ville, mais aussi aux contenus.
Ce n’est pas parce qu’elle se contenterait, un peu paresseusement parfois, de donner une forme universitaire aux discours des acteurs politiques (oubliant parfois au passage le propre rôle de quelques universitaires, locaux ou non, dans la coproduction de ces discours), et d’en relayer certains aspects illusoires que ces limites de l’analyse des nouvelles formes de la gouvernance urbaine méritent d’être soulignées. Mais plutôt parce qu’en renforçant aujourd’hui l’idée d’un local autonome, d’une ville ayant accédé à une forme de maturité, elle tend à laisser de côté les influences non directement ou non exclusivement locales qui se répercutent précisément à cette échelle. Faisant de l’élu, notamment, l’animateur de la société locale, elle tend à surestimer aujourd’hui la particularité du local au détriment d’une analyse plus fine qui referait du local le support de forces, d’acteurs, d’organisations puisant leurs ressources d’une capacité nouvelle à être à la fois d’ici et d’ailleurs, voire à utiliser le local comme paravent de leurs intérêts propres.
On pourrait ainsi faire à cette grille de lecture le reproche de ne pas identifier ce paradoxe qu’au moment même où le local se trouve célébré comme rarement, où l’on proclame son retour triomphant, jamais il n’a semblé produire autant de similitudes d’une ville à l’autre. Loin de déboucher sur une mosaïque reflétant en définitive la diversité et la particularité de chaque situation locale, c’est à un constat de convergence et d’uniformisation des pratiques comme des discours auquel on est contraint aujourd’hui, en tout cas pour ce qui concerne les grandes configurations urbaines françaises. Comme si la compétition entre les territoires dont on nous rebat les oreilles n’avait pour effet que des comportements de mimétisme et d’imitation, liés notamment à quelques effets de mode, mais aussi à des circulations d’idées, de pratiques, d’acteurs et d’intervenants divers, dont la présence, d’une ville à l’autre, contribue fortement à cette indéniable impression d’uniformisation.
Il importe également de noter que la célébration d’un local « autonome » ne doit pas faire oublier le rôle majeur d’un État qui, contrairement aux apparences, ne s’efface pas complètement. C’est peut-être ici d’ailleurs l’une des faiblesses de l’analyse d’un Bruno Jobert qui, dans une perspective critique, assimile la décentralisation (et, en passant, la deuxième gauche « girondine ») et la montée en puissance d’un discours néolibéral visant à une redéfinition minimaliste des missions de l’État22. Car, plus qu’à un retrait de l’État, c’est bien plutôt à une mutation de la gouvernementalité que l’on assiste : si l’État semble se retirer des territoires, c’est pour mieux tenter de les « gouverner à distance23 ».
Repenser aussi le local
Le repli actuel sur le local ne permettra donc pas de toute évidence au Parti socialiste de sortir de l’ornière dans laquelle il semble bloqué. Il ne l’autorisera pas à faire l’impasse sur un traitement propre des questions nationales, européennes ou internationales, s’il entend revenir au pouvoir un jour prochain.
On ne soulignera jamais assez sur ce point l’intelligence tactique d’un Nicolas Sarkozy, qui, en accélérant le processus de ratification du mini-traité européen, a renvoyé, en pleine campagne municipale, le Parti socialiste à son incapacité collective à élaborer une réelle position commune sur la question européenne, l’obligeant ainsi à la révélation implicite de l’insuffisance d’une posture exclusivement « localiste ».
Le dernier scrutin présidentiel a par ailleurs suggéré qu’il ne lui serait plus possible d’attendre benoîtement le retour du balancier électoral et l’éventuel échec de l’exécutif en place. Il n’incarne plus nécessairement l’idéal de rupture que semble exiger l’alternance régulière des pouvoirs.
Mais cet impératif de refondation ne concerne pas que les questions nationales ou internationales : il touche aussi les questions locales. À l’heure où progresse de toute évidence une mise en concurrence, non pas tant naturelle, qu’encouragée par un État impulsant un « gouvernement à distance » des territoires, on souhaiterait aussi que les socialistes s’interrogent sur les enseignements de plusieurs travaux récents, qui remettent en cause les lectures classiques du développement local. Laurent Davezies, dans la République et ses territoires, souligne ainsi la part croissante, dans l’économie des territoires, des revenus issus de la redistribution, de la consommation et du tourisme par rapport aux revenus strictement productifs24. Or, de cette situation dont bénéficient des territoires que leur retard économique tendait à condamner, naît une situation potentiellement malsaine, où chacun tente de tirer son épingle du jeu en attirant des revenus dans la formation desquels le local n’a aucune responsabilité directe.
À l’heure de la décentralisation et de son approfondissement, il faut donc s’inquiéter de voir monter au-delà du raisonnable une idée d’autonomie du développement des territoires en compétition, alors que nos différents territoires sont les éléments complémentaires d’un système national à forte différenciation géo-fonctionnelle.
Réintégrer le local dans une perspective renouvelée d’un aménagement national du territoire : un défi à rajouter à la longue liste des questions auxquelles les socialistes doivent désormais s’atteler, au risque de quelques clarifications douloureuses.
- *.
Maître de conférence en science politique, université de Nantes.
- 1.
Quand les enquêtes ne disent pas une chose et son contraire, pour suggérer à la fois la priorité du local et la séduction du vote-sanction. Voir ainsi l’enquête LH2 commentée dans Libération du 14 janvier 2008.
- 2.
Sur cette minoration du local, les pages écrites par Pierre Grémion dans le Pouvoir périphérique, Paris, Le Seuil, 1976, n’ont en rien perdu de leur actualité.
- 3.
Comme l’ont bien démontré, entre autres auteurs, Jacques Caillosse dans sa contribution à Albert Mabileau (sous la dir. de), À la recherche du local, Paris, L’Harmattan 1993, ou Pierre Rosanvallon, le Modèle politique français, Paris, Le Seuil, 2004.
- 4.
Voir sur ce point Pierre Grémion, Modernisation et progressisme, Paris, Éditions Esprit, 2005.
- 5.
15 % environ des budgets des grandes villes françaises sont aujourd’hui consacrés aux politiques culturelles.
- 6.
Frédéric Sawicki et Rémi Lefebvre, la Société des socialistes, Broissieux (73340 Belle-combe-en-Bauges), Éditions du Croquant, 2006. Voir aussi, du premier, les Réseaux du Parti socialiste, Paris, Belin, 1993.
- 7.
Pour reprendre le propos de Serge Berstein, « Les Partis », dans René Rémond (sous la dir. de), Pour une histoire politique, Paris, Le Seuil, 1988.
- 8.
Il faut toutefois évoquer ici les déplacements géographiques observables depuis l’ouverture du cycle d’Épinay, qui marquent une évolution des zones de force et de faiblesse du socialisme démocratique. Alors qu’il semble fragilisé dans ses bastions (Nord-Pas-de-Calais, Bouches-du-Rhône, soit trois fédérations traditionnellement essentielles dans son fonctionnement interne), ses progrès sont plus sensibles et plus visibles dans ses anciennes terres de mission (le grand Ouest anciennement démocrate-chrétien et le Sud-Ouest autrefois radical).
- 9.
Treize des vingt-cinq plus grandes villes de France se donnent alors un maire Rpf. Voir sur ce point, Serge Berstein, Histoire du gaullisme, Paris, Perrin, 2001.
- 10.
Après un pic qui correspond au moment du cycle où les risques de sanction sont les plus forts, l’influence de la courbe de l’impopularité gouvernementale sur les résultats locaux semble se relativiser toutefois au fur et à mesure que se rapproche l’échéance ordinaire du cycle électoral, dans la mesure de la remobilisation du camp gouvernemental.
- 11.
Sur ces questions, outre Alain Bergounioux et Bernard Manin, la Social-démocratie ou le compromis, Paris, Puf, 1979, voir Rémi Lefebvre, « Le socialisme français est-il soluble dans l’institution municipale ? », Revue française de science politique, avril 2004.
- 12.
Sur ces débats, voir le livre de Jean-Paul Brunet, Saint-Denis, la ville rouge, Paris, Hachette-Littérature, 1980.
- 13.
Voir J. Caillosse, dans A. Mabileau (sous la dir. de), À la recherche du local, op. cit.
- 14.
Les arrêts du Conseil d’État en cette matière figurent parmi les classiques de la jurisprudence administrative (Casanova, CE, 29 mars 1901 ; Chambre syndicale de Nevers, CE, 30 mai 1930 ; Ville de Nanterre, CE, 20 novembre 1964).
- 15.
Arrêt du tribunal administratif de Clermont-Ferrand, 21 octobre 1983 : « Considérant qu’il résulte de l’instruction que […] s’il existait un autre débit de boisson à Busset, ce dernier était mal tenu et fonctionnait de manière irrégulière […]. Le principe de la liberté du commerce et de l’industrie ne peut faire obstacle, dans les circonstances de l’espèce, à une intervention municipale en ce domaine. » Doux métier, parfois, que celui de juge administratif…
- 16.
Thierry Oblet, Gouverner la ville, Paris, Puf, 2005, p. 68.
- 17.
Et sur ce point, loin d’être, comme on l’a suggéré, un atout, le parti se transforme en handicap, où se constate une fermeture sociale du recrutement, mal compensé par une ouverture à la « société civile locale », qui révèle en fait un épuisement des capacités de mobilisation de l’organisation partisane.
- 18.
Pour une illustration féconde, voir notamment Patrick Le Galès, le Retour des villes européennes, Paris, Presses de Sciences-Po, 2003.
- 19.
Cité par Fabien Desage et Jérôme Godard, « Désenchantement idéologique et réenchantement mythique des politiques locales. Retour critique sur le rôle des idées dans l’action publique », Revue française de science politique, août 2005.
- 20.
Patrick Bachelet, « La gouvernance territoriale, entre théories et pratiques », dans D. Paris et Bernard Dolez (sous la dir. de), Métropoles en construction, territoires politiques et processus, Paris, L’Harmattan, 2004.
- 21.
Voir sur ce point Joseph Fontaine, « Quels débats sur l’action publique ? Les usages de l’évaluation des politiques publiques territorialisées », dans Bastien François et Erik Neveu, Espaces publics mosaïques, Rennes, Pur, 1999.
- 22.
Bruno Jobert (sous la dir. de), le Tournant néolibéral en Europe. Idées et recettes dans les pratiques gouvernementales, Paris, L’Harmattan, 1994.
- 23.
On ne peut ici que renvoyer aux récents travaux de Renaud Epstein, notamment l’article publié dans le présent dossier.
- 24.
Laurent Davezies, la République et ses territoires, Paris, La République des idées/Le Seuil, 2008.