Parti socialiste : l'heure des choix
Électoralement, le Parti socialiste n’a plus d’allié pour espérer faire des alliances à gauche. Intellectuellement, il ne croit plus lui-même à son programme affiché. Il apparaît en décalage avec les préoccupations des Français. Trois thèmes doivent l’occuper pour commencer à entendre leur message : la demande d’autorité, le lien entre solidarité et réussite individuelle, la nécessité d’une lecture de la mondialisation.
Les élections de 2007 ont été des élections de rupture, au-delà même du déroulement de la campagne présidentielle et du profil des principaux candidats. À droite, elles ont clos l’ère chiraquienne ouverte au milieu des années 1970. À gauche, elles ont ouvert une période nouvelle de l’histoire du Parti socialiste succédant à celle qui a débuté avec le congrès d’Épinay en 1971. Cette période nouvelle correspond-elle à une transformation du modèle de ce parti ? Dans notre livre l’Ambition et le remords, nous avions fait l’hypothèse que la continuité du modèle originel du Parti socialiste était due à la permanence, sur la longue période, de son écosystème politique, dans ses éléments structurels et culturels. Il nous faut donc tenter d’abord, pour répondre à cette question, d’évaluer les modifications de cet écosystème qui se sont produites dans la période récente.
Le Parti socialiste, l’électorat et les alliances
C’est d’abord au niveau des structures partisanes et électorales qu’il faut rechercher les modifications éventuelles de l’écosystème politique du Parti socialiste. Ces modifications nous paraissent évidentes. La plus importante est la domination absolue du Parti socialiste à gauche. Certes, la domination politique et électorale du Parti socialiste sur l’ensemble de la gauche est un processus qui a débuté dès le milieu des années 1970 et s’est accéléré avec l’alternance de 1981. Devenu un grand parti présidentiel, le Parti socialiste s’est imposé comme le seul parti de gauche capable de gagner une élection présidentielle et de constituer un gouvernement. L’instauration du quinquennat présidentiel et l’inversion du calendrier électoral en 2002 devaient logiquement donner un avantage supplémentaire au Parti socialiste et pouvaient conforter encore sa domination sur une gauche au sein de laquelle le Parti communiste continuait de décliner. Mais les résultats de l’élection présidentielle de 2002 et d’abord l’élimination de Lionel Jospin dès le premier tour ainsi que la poussée de la gauche non socialiste, et en premier lieu de l’extrême gauche, ont pu laisser penser que la position du Parti socialiste n’était pas assurée à la fois comme parti dominant et comme grand parti présidentiel (tableau 1). La bipolarisation elle-même semblait menacée, l’ensemble des scores de Jacques Chirac et de Lionel Jospin au premier tour n’atteignant pas 40 %.
Résultats de la gauche aux élections présidentielles 1995-2007 (premier tour)
Tendance politique des candidats199520022007Trotskiste5, 35, 74, 14, 31, 30, 50, 3Altermondialiste––1, 3Communiste8, 73, 41, 9Radicale–2, 3–Écologiste (Verts)3, 35, 31, 6Total gauche non socialiste17, 321, 510, 5Socialiste23, 316, 225, 9Total gauche40, 637, 736, 4PS/total gauche57, 343, 071, 0Les résultats de l’élection présidentielle de 2007 ont balayé ces interrogations et montré que le processus long de domination du Parti socialiste sur la gauche obéissant à la logique de la présidentialisation du système, accrue par les réformes de 2002, non seulement suivait son cours mais encore aboutissait à une mutation de l’écosystème de ce parti. En effet, la candidate socialiste a rassemblé au premier tour 71 % des suffrages de gauche alors que sept candidats de gauche étaient sur les rangs (tableau 1) et elle s’est qualifiée facilement pour le second tour. Elle a devancé de plus de vingt points son suivant immédiat à gauche, le candidat de la Ligue communiste révolutionnaire, Olivier Besancenot. Le paysage électoral de la gauche non socialiste a été arasé, aucun des autres candidats de gauche n’atteignant 5 % des suffrages exprimés. À eux trois, les candidats trotskistes n’ont rassemblé que 5, 7 %. Quant au Mouvement altermondialiste, représenté à cette élection par José Bové, il a démontré son incapacité à offrir une option politique et électorale crédible. Fragmentée, divisée et défaite, la gauche non socialiste, incapable de constituer même l’ébauche d’une solution politique et électorale alternative ou complémentaire au Parti socialiste, est ressortie de cette élection très affaiblie. Surtout, les deux anciens partenaires du Parti socialiste au sein de la gauche plurielle s’effaçaient pratiquement du paysage électoral, cette élection présidentielle marquant en réalité l’agonie du Parti communiste et la désintégration du parti Vert.
Les élections législatives ont confirmé les grandes tendances du vote présidentiel (tableau 2). Pour la première fois depuis la fin de 1958, le Parti communiste n’a pas pu constituer un groupe politique à l’Assemblée nationale. Avec l’appui des 3 députés Verts élus, il a constitué un groupe technique de 24 députés. Avec 204 députés, contre 141 en 2002, le Parti socialiste rassemble à l’issue de ces élections 89 % des élus de gauche à l’Assemblée nationale. Au terme de ces élections, la survie même des deux anciens partenaires des socialistes est en question aussi bien pour des raisons de divisions internes que de ressources financières. Leur situation les empêche même d’adopter entre eux une stratégie politique pour l’avenir. Ainsi, il n’y a plus de base politique pour une alliance à gauche majoritaire. Paradoxalement, la présidentialisation du Parti socialiste et sa domination encore accrue sur la gauche le privent d’alliés conséquents. Le cycle d’Épinay, qui faisait des alliances à gauche la seule loi du parti, est de ce point de vue terminé.
Résultats de la gauche aux élections législatives 1997-2007 (premier tour)(*)
(*) « Entente écologiste » (Verts + Génération écologie).
Tendance politique199720022007Extrême gauche2, 62, 83, 4PCF9, 94, 84, 4Divers gauche2, 51, 12, 0Verts7, 0*4, 53, 3Total gauche non socialiste22, 013, 213, 1PS-radicaux de gauche25, 325, 726, 0Total gauche47, 338, 939, 1PS/total gauche53, 066, 066, 5L’écosystème politique du Parti socialiste s’est aussi transformé du fait du bouleversement du paysage politique et électoral à droite qui a fait de l’Ump le grand parti dominant marginalisant à la fois le nouveau parti de François Bayrou, le MoDem, et le Front national (tableaux 3 et 4). La rupture consommée entre l’Udf et l’Ump, la scission de fait puis la fin de l’Udf, ont créé une situation entièrement nouvelle. Il existe à nouveau à la droite du Parti socialiste un parti centriste autonome. Certes, aux élections législatives, le MoDem, avec 7, 6 % des suffrages et quatre sièges, a obtenu un score très décevant. Mais outre que ce score n’est pas négligeable, le très bon résultat de François Bayrou au premier tour de l’élection présidentielle (18, 6 %) puis le report d’une part des suffrages de François Bayrou sur Ségolène Royal au second, ainsi que le report d’une part importante de ceux du MoDem sur les candidats socialistes au second tour des élections législatives sont des éléments à prendre en considération pour les socialistes dans la redéfinition de leur stratégie.
Résultats de la droite aux élections présidentielles 1995-2007 (premier tour)(*)
(*) En 2007, le score du candidat de l’Udf, François Bayrou, est classé en dehors de la droite.
Tendance politique descandidats199520022007UDF18, 56, 8*RPR-UMP20, 519, 931, 2Divers droite4, 85, 12, 2Front national15, 316, 910, 4Divers extrême droite0, 32, 3–Total droite59, 451, 043, 8UDF 200718, 6RPR-UMP/total droite36, 339, 071, 2Tableau 4.Résultats de la droite aux élections législatives 1997-2007 (premier tour)(*)
(*) Les scores des candidats Udf/MoDem de 2007 sont classés en dehors de la droite.
Tendance politique1997 2002 2007UDF14, 4 4, 9 *RPR-UMP15, 4 33, 3 39, 5Divers droite6, 3 4, 9 3, 7Nouveau centre– – 2, 4Front national15, 3 11, 3 4, 4Divers extrême droite0, 1 1, 4 0, 3Total droite51, 5 55, 8 50, 3UDF/MoDem*7, 6RPR-UMP/total droite29, 8 59, 7 79, 0L’installation d’un bipartisme imparfait1, confirmée par les élections de 2007, place le Parti socialiste dans une situation nouvelle où, plus que jamais, son avenir politique se joue d’abord à l’élection présidentielle. Or, si cette situation présente pour le Parti socialiste de grands avantages, elle l’oblige aussi à s’adapter à la nouvelle donne électorale et partisane pour demeurer un grand parti présidentiel. De ce point de vue, le bouleversement de l’écosystème politique place aujourd’hui le Parti socialiste dans une situation inquiétante en faisant apparaître clairement le caractère structurellement minoritaire de la gauche aux élections (tableaux 5 et 6).
Évolution du rapport électoral gauche/droite aux élections présidentielles depuis 1981 (premier tour)
Orientation politique des candidats19811988199520022007Gauche47, 345, 340, 637, 736, 5Droite48, 850, 959, 451, 043, 8Autres3, 93, 8–11, 319, 7Total100100100100100Écart droite-gauche1, 55, 618, 813, 37, 3Tableau 6.Évolution du rapport électoral gauche/droite aux élections législatives depuis 1981
Tendance politique1981198619881993199720022007Gauche55, 644, 049, 131, 047, 338, 939, 1Droite43, 254, 650, 557, 051, 555, 850, 3Autres1, 21, 40, 412, 01, 25, 310, 6Total100100100100100100100Écart droite-gauche–12, 410, 61, 416, 04, 216, 911, 2Ce phénomène a été continu de 1958 à 1981. En 1981, il n’a disparu, provisoirement, qu’aux élections législatives qui suivirent la victoire de François Mitterrand. Les élections législatives de 1986 rétablirent un net avantage à la droite. La réélection de François Mitterrand en 1988 et sa victoire législative la même année voilèrent le fait qu’en réalité la droite demeurait majoritaire et que seules ses profondes divisions, entre l’Udf et le Rpr d’une part et entre la droite modérée et l’extrême droite d’autre part, l’avaient empêché de l’emporter. Le désastre législatif de la gauche en 1993 montrait clairement, cette fois, qu’elle était minoritaire. La victoire présidentielle de Jacques Chirac sur Lionel Jospin, en 1995, le confirma. La défaite surprise de la droite du gouvernement aux élections anticipées provoquées par le président Chirac en 1997 n’a pas été due à une inversion du rapport électoral entre la gauche et la droite, mais, une fois encore, aux divisions de celle-ci. Le Front national y a largement contribué. En 2002, l’élimination du candidat socialiste dès le premier tour de l’élection présidentielle aurait dû attirer l’attention sur la situation réelle de la gauche, mais ce nouveau désastre fut mis sur le compte d’un « accident ».
Les élections de 2007 ont confirmé le caractère minoritaire de la gauche mais cette fois avec des circonstances aggravantes. En effet, au premier tour de l’élection présidentielle, malgré la décision du leader de l’Udf, François Bayrou, de rompre avec la majorité sortante et d’adopter une stratégie nouvelle de refus du clivage gauche/droite, et malgré le très bon score qu’il a obtenu au premier tour de l’élection présidentielle, la droite a, une fois encore, devancé la gauche. Pour la troisième fois consécutive, la gauche a perdu une élection présidentielle et, aux élections législatives, la droite l’a nettement devancée au premier tour. L’Ump a obtenu la majorité absolue à l’Assemblée nationale pour la seconde fois consécutive. Rien ne peut plus désormais masquer la situation électorale structurellement minoritaire de la gauche aux élections nationales. Plus grave encore, Nicolas Sarkozy est le premier homme de droite depuis l’alternance de 1981 qui a réussi à rassembler sur son nom la grande majorité de l’électorat de droite dès le premier tour de l’élection présidentielle (tableau 3). Et pour la première fois depuis 1981 le parti d’origine gaulliste a pu au premier tour des élections législatives rassembler la presque totalité de l’électorat de droite et d’extrême droite. Les socialistes ne peuvent plus compter désormais aussi facilement sur les divisions de l’adversaire pour l’emporter. La loi non écrite selon laquelle chaque majorité sortante perd les élections législatives depuis 1978 ne fonctionne plus. Les socialistes ne peuvent plus se contenter d’attendre la prochaine élection qui les ramènerait mécaniquement au pouvoir. Ils ne peuvent plus seulement jouer en contre, n’être qu’une « anti-droite ». Face à eux, ils ont désormais un parti dominant à droite qui s’est révélé être une efficace machine électorale au service de son nouveau leader, aisément élu président de la République et bien décidé à remporter une nouvelle victoire en 2012.
Stratégiquement, la position du Parti socialiste est donc à la fois nouvelle et inquiétante. Se pose à lui sous un jour nouveau la question des alliances. Dans un système dont la logique dominante est désormais bipartisane et dans laquelle aucun des deux partis dominants n’a de partenaires possibles déclarés, quelle peut être l’approche du Parti socialiste ? Son caractère minoritaire lui laisse deux options ouvertes, pas nécessairement contradictoires d’ailleurs. La première est de jouer clairement la logique bipartisane en tentant de ne compter que sur ses propres forces, ce qui l’oblige a s’élargir vers le centre où il peut espérer trouver le renfort qu’il ne peut plus trouver à gauche. La seconde est de tenter une alliance avec le MoDem. Cette option rencontrera nécessairement quatre difficultés. La première est liée à la probable division du parti sur ce retournement d’alliances. La deuxième est que pour le moment François Bayrou ne s’est pas déclaré en faveur de l’alliance à gauche et n’est intéressé que par une victoire présidentielle qui passe pour lui par l’affaiblissement du Parti socialiste. La troisième est qu’une telle alliance obligerait le Parti socialiste à militer clairement pour une modification profonde du mode de scrutin vers la proportionnelle et donc pour l’abandon du mode de scrutin majoritaire qui jusqu’ici a fortement contribué à sa position dominante à gauche. La dernière est qu’une telle réorientation pourrait aider la « gauche de la gauche » à constituer une nouvelle offre politique unifiée qui à terme pourrait favoriser une scission sur la gauche du Parti socialiste comme ce fut le cas en Allemagne récemment. Le prochain congrès du parti devra nécessairement se prononcer sur cette question cruciale. Faute de le faire, il prendrait des risques importants pour l’avenir. Dans la logique présidentialiste, la première option est la plus cohérente. Dans la logique parlementaire, c’est la seconde qui l’est. La vision future de la question des alliances est donc aussi pour les socialistes un pari sur l’évolution du régime et du coup sur l’évolution du système de partis.
Mais, quelle que soit l’option choisie par les socialistes, la présidentialisation accrue du régime fait du choix du candidat à l’élection présidentielle l’acte crucial que le Parti socialiste aura à faire s’il entend demeurer un grand parti présidentiel et donc avoir une chance de revenir au pouvoir. De ce point de vue, l’élaboration de procédures de désignation du candidat adaptées à la logique de cette élection aura une influence décisive. Et du coup, la question des rapports entre les deux grands partis et les autres partis, dans chacun des camps, devra être réglée à l’occasion de cette désignation, car le président de la République étant désormais le chef réel du gouvernement dans notre régime, c’est au moment de la désignation du candidat de chacun des deux grands partis que les autres partis devraient être associés, et leurs sympathisants avec eux, à cette désignation. Dans un système où les deux grands partis occupent plus de 90 % des sièges à l’Assemblée nationale, la survie des autres partis et leur éventuelle participation au pouvoir ainsi que leur présence à l’Assemblée passe par cette adaptation nouvelle à l’évolution du régime. À moins que les deux grands partis finissent par absorber l’essentiel des acteurs politiques. Mais dans un pays de tradition multipartisane comme la France, une telle évolution, sans être impossible, demeure hautement improbable. Encore une fois, ceci oblige à repenser complètement la conception des rapports interpartisans et donc la signification même des alliances à la lumière de la présidentialisation du régime. Poser ce problème dans la clarté pour les socialistes supposera toutefois qu’ils statuent une bonne fois pour toutes sur leur conception des institutions. Chaque fois, en effet, qu’ils ont été au pouvoir depuis 1981, ils ont conforté la Ve République et le rôle du président, mais leur projet, réaffirmé de congrès en congrès, et encore dernièrement face aux propositions institutionnelles de la commission Balladur, est de redonner la prééminence au Parlement. Ce sont deux voies qui ont des conséquences politiques bien différentes en termes d’alliances et de conception même du parti.
Des choix historiques et culturels
L’écosystème politique du Parti socialiste dans sa dimension culturelle et idéologique apparaît également profondément transformé à l’issue des élections de 2007. Mais ici, il s’agit moins d’un changement des idées elles-mêmes que de leur mise au jour à l’occasion de la campagne présidentielle et de leur cristallisation politique sanctionnée par les résultats des élections. Ces transformations s’observent d’abord et surtout dans l’opinion publique. Elles ont peu affecté le projet socialiste. En revanche, elles ont influencé de manière décisive le choix du candidat socialiste, la campagne présidentielle puis le vote des Français.
La désignation de Ségolène Royal, qui a d’abord été un choix effectué par l’opinion, a été le signe que le projet socialiste apparaissait daté aux Français, et même aux sympathisants de gauche. En effet, sa personnalité, ses idées, ses propositions, son langage et sa posture étaient en décalage et souvent en contradiction avec le projet, voire avec la culture socialiste. Sa désignation par le parti a montré cependant une perméabilité des adhérents à ses idées qui attestait finalement le faible soutien dont bénéficiait le projet socialiste dans le parti lui-même. Cette désignation constituait déjà en elle-même une réponse à la crise de la pensée socialiste.
Malgré les insuffisances de sa campagne, Ségolène Royal n’a pas porté aux yeux des sympathisants de la gauche, et plus largement des Français, la responsabilité première de sa défaite. Ils ont d’abord et massivement incriminé l’insuffisant renouvellement du programme du Parti socialiste2. Les médias, de droite comme de gauche, ont fait le même diagnostic, même si la campagne de Ségolène Royal a été fort critiquée par la plupart des commentateurs, relayés par de nombreux dirigeants du Parti. Au point que le prochain congrès, prévu en 2008, devrait avoir comme objet principal la redéfinition du projet socialiste et plus généralement de l’identité socialiste, préparée déjà par trois forums nationaux qui sont annoncés à l’hiver afin d’actualiser les bases de la pensée socialiste. Une fois encore, l’opinion et les médias ont exercé une pression telle sur le parti que celui-ci, après cette lourde défaite, a commencé à bouger après de nombreuses années d’immobilité. Du coup, pour la première fois depuis la refondation du Parti socialiste en 1971, la défaite n’a pas pu être mise au compte de la « droitisation » du parti par sa gauche, elle-même troublée par l’affaiblissement notable de ses anciens alliés. La prégnance de l’extrême gauche sur la gauche socialiste, élément central de l’écosystème culturel du Parti socialiste, a été nettement remise en cause, ce qui redonne de l’espace et une capacité d’initiative à ses courants les plus réformistes.
L’autre bouleversement de l’écosystème, le principal, est venu de la droite. Pour la première fois depuis la mort de Georges Pompidou en 1974, le leader du principal parti de droite a clairement revendiqué son positionnement politique à droite, menant un combat d’idées contre la gauche. Surtout, en revendiquant, à la différence de Jacques Chirac qui était culturellement un « antilibéral », certaines positions qui étaient contraires au consensus économique tacite des grands partis de gouvernement français, il a proposé ainsi aux électeurs une offre nouvelle dont de nombreux éléments ont rencontré les voeux d’une majorité de Français, particulièrement dans les couches populaires. C’est à l’évidence sur les questions du travail, du mérite, de la réussite, de la sécurité et de l’autorité mais aussi de l’identité nationale que Nicolas Sarkozy a rénové l’offre politique, mettant dans la campagne peu l’accent sur le libéralisme économique, préférant, comme la gauche, appeler à la protection plutôt qu’au risque et n’abordant pas de front la question de la mondialisation qui touche à des angoisses profondes et largement répandues dans la population française.
Sa nette victoire a révélé la faveur dont jouissaient ses propositions dans l’opinion. Il faut cependant se garder de commettre une erreur d’interprétation sur les raisons de cette victoire. Elle ne signifie pas que le clivage gauche/droite ait disparu ni même qu’il se soit beaucoup affaibli, ni enfin que les valeurs de la gauche aient perdu leur impact dans l’opinion. La défaite socialiste n’est pas celle de ses idées au sens le plus général du terme. Les enquêtes disponibles nous montrent d’abord que la demande d’égalité, qui demeure la valeur centrale de la gauche, rencontre un écho bien au-delà de celle-ci. La méfiance à l’égard du libéralisme et de la mondialisation, mais aussi à l’égard de l’entreprise, l’attachement aux services publics et à l’État sont des valeurs qui peuvent mobiliser une majorité des électeurs. Le problème central de la gauche n’est pas celui-là. Il n’est pas non plus dans l’engagement de la gauche dans le libéralisme culturel et la libéralisation des mœurs ni dans ses valeurs antiracistes. Au contraire, toutes les études montrent que depuis 1968, ces valeurs n’ont cessé de se répandre dans la société française, notamment par le renouvellement des générations. Qui plus est, elles ont été partiellement reprises par la droite. Il n’est pas, enfin, dans un refus du principe de la solidarité. Rien, donc, ne conduit à penser que l’heure de la gauche est passée historiquement ou que celle-ci n’a de chance qu’en se transformant en une droite un peu plus sociale.
Le problème est ailleurs. Il est selon nous de trois ordres. Il concerne la demande d’autorité, puis l’articulation entre les tendances croissantes à l’individualisme des Français ainsi que leur volonté de réussite individuelle d’une part et leur attachement à la solidarité et à l’égalité d’autre part. Il est aussi dans une lecture de la mondialisation qui, faute de proposer des perspectives positives et une articulation nouvelle entre protection sociale et développement économique, redouble le pessimisme social d’une opinion déjà inquiète et empêche de penser positivement à la fois l’identité nationale et l’ouverture au monde et d’abord à l’Europe. Dans tous ces cas la responsabilité de l’échec de la gauche est moins à rechercher selon nous dans une hypothétique droitisation de la société française que dans le manque d’analyse, de travail intellectuel collectif et d’audace de la gauche elle-même et d’abord du Parti socialiste pour faire vivre ses valeurs et proposer leur traduction concrète dans le monde d’aujourd’hui. Ce n’est pas la gauche qui est ici en cause comme patrimoine de valeurs mais les partis de gauche dont les projets ne sont suffisamment en adéquation ni avec l’état du pays ni avec les attentes des Français.
La question de l’autorité d’abord. Depuis de nombreuses années nous avions observé que les deux grandes tendances du libéralisme culturel, tolérance et libération des mœurs d’un côté, attitudes à l’égard de l’autorité et règles de vie en société de l’autre, avaient divergé. Les Français sont de plus en plus tolérants et permissifs quant au droit de chacun au respect de sa vie privée, de ses croyances et de ses coutumes. L’individualisme de ce point de vue a triomphé, la droite ayant été obligée de s’adapter à cette situation. En revanche, la demande d’autorité et de respect des règles dans le fonctionnement de la société et du rapport à l’autre s’est accrue. L’anti-autoritarisme, très élevé dans les années 1970 et 1980, a faibli. Sur ce point la gauche, tout en étant sensible à cette évolution – Lionel Jospin avait appelé à un « humanisme populaire » –, a été incapable d’adopter nettement une position à la fois cohérente et populaire, capable d’articuler responsabilité individuelle et responsabilité collective dans la vision des phénomènes de délinquance et de violence, articulant prévention et répression. Ségolène Royal a bien senti cela et ce fut pour partie à l’origine de sa popularité dans la précampagne. Mais ensuite, comme le Parti socialiste lui-même, elle n’a pas été capable de trouver le bon équilibre. La gauche s’est opposée à Nicolas Sarkozy sur la réforme du droit pénal des mineurs, pourtant considérée comme une priorité par 69 % des Français3, 59 % des ouvriers et 62 % des employés, mais seulement par 37 % des proches de la gauche. Ainsi, sur cette dimension cruciale, la droite a marqué un point important.
La question de l’égalité ensuite. La passion égalitaire des Français n’a pas disparu. Une majorité de Français sont ainsi favorables à l’augmentation des impôts pour les personnes qui gagnent plus de 4 000 euros par mois, comme l’avait proposé François Hollande. Mais ils n’entendent pas toujours l’égalité comme l’entend la gauche. S’ils sont attachés aux services publics et à l’État, ils rejettent les privilèges ou avantages particuliers attachés au service de l’État et des services publics. Ainsi pour les régimes spéciaux de retraite, 56 % des Français (contre 36 %) mais aussi 55 % des ouvriers et 61 % des employés veulent que leur réforme soit mise en œuvre rapidement. À gauche, ils sont même 45 % à le souhaiter, ce qui montre la perméabilité de l’opinion de gauche aux propositions de la droite dans ce domaine4. Et l’attachement des Français aux services publics ne va plus jusqu’à refuser l’organisation d’un service minimum dans les transports ou dans l’éducation nationale. Ainsi 70 % des Français souhaitent sa mise en place mais aussi 50 % des proches de la gauche, 68 % des ouvriers et 70 % des employés5.
Allons plus loin. La gauche n’a pas été capable d’analyser correctement les tendances à l’individualisme, qu’il s’agisse du souhait de réussite personnelle des individus ou de leurs enfants, qui coexistent chez les mêmes personnes avec la demande d’égalité. L’individualisme a été analysé le plus généralement par la gauche surtout comme une valeur négative parce que anticollective voire antisociale. L’erreur est ici complète. L’enjeu est pour la gauche de repenser le collectif dans des sociétés de plus en plus individualistes, des sociétés de consommation et de concurrence individuelle. Faute de quoi, elle se place en porte à faux avec les aspirations de la majorité des Français. Trois exemples concrets, pris dans la campagne et dans les premières semaines du nouveau mandat présidentiel, peuvent être donnés dans ce domaine, celui de la propriété du logement principal, celui des droits de succession et celui du travail. Dans ces trois domaines, les propositions de Nicolas Sarkozy ont été très favorablement reçues par l’opinion malgré l’hostilité de la gauche.
Ainsi, d’abord, la proposition de déduire du revenu imposable les intérêts sur les emprunts contractés pour l’achat d’une résidence principale est considérée par 74 % des Français comme prioritaire, de même que par 69 % des proches de la gauche, 80 % des ouvriers et 72 % des employés. Les socialistes, d’abord préoccupés par la situation des exclus, ont oublié que dans les classes populaires, comme dans la bourgeoisie, la réussite sociale passe d’abord par la possession du logement. C’est le même phénomène qui avait permis à Margaret Thatcher de conquérir au début de son mandat de Premier ministre une partie des couches populaires britanniques grâce à sa décision de mettre en vente les logements appartenant aux collectivités publiques.
Ainsi, également, la proposition de la suppression des droits de succession. La gauche a eu beau démontrer qu’une telle mesure ne faisait qu’avantager les riches et renforçait les inégalités, les Français ont considéré qu’il s’agissait là d’une mesure prioritaire (69 % et 56 % des gens de gauche, 71 % des ouvriers et 72 % des employés). Ici, le principe même de transmettre ses biens à ses descendants l’emporte dans l’opinion sur l’aspect et la réalité inégalitaires d’une telle décision. La famille passe avant la collectivité nationale. Le collectivisme est aux antipodes de la mentalité française qui par égalité entend essentiellement l’égalité des chances.
Dernier exemple, celui du travail. On sait qu’en transformant le thème de la lutte contre le chômage en celui de la revalorisation du travail, Nicolas Sarkozy a probablement marqué le point décisif qui lui a donné la victoire. Ce thème est profondément valorisé dans les classes populaires, déjà très partagées sur les 35 heures. Le slogan « Travailler plus pour gagner plus » a eu deux avantages, du point de vue de la campagne. L’un est de nature économique, l’autre concerne la vie en société et revient à la question des inégalités. Le premier est lié à la nature de la proposition de Nicolas Sarkozy sur la défiscalisation des heures supplémentaires. 59 % des Français en font une priorité6. La gauche a laissé l’adversaire l’emporter sur le thème de la valeur du travail qu’elle était pourtant bien placée historiquement pour revendiquer et défendre. Elle n’a pas compris, que, pour une majorité de Français, le développement de l’État social, très largement accepté, ne devait pas à leurs yeux créer de nouvelles inégalités en décourageant le travail et du coup en favorisant l’inactivité. Ainsi, 61 % des Français – dont 67 % des ouvriers, 62 % des employés, et même 48 % des sympathisants de gauche7 – estiment que « les chômeurs pourraient trouver du travail s’ils le voulaient vraiment ». Et 57 % pensent que le Rmi « risque d’inciter les gens à s’en contenter et à ne pas chercher de travail » contre 42 % qui croient au contraire que « cela donne le coup de pouce nécessaire pour s’en sortir ». À gauche le rapport est de 39 % contre 60 % totalement inversé mais chez les ouvriers il est de 59 % contre 40 % et chez les employés de 63 % contre 36 %.
Ainsi, la gauche politique et l’électorat de gauche sont clairement minoritaires sur ces questions centrales du travail et du fonctionnement du modèle social français. Comme le remarque Étienne Schweisguth,
la campagne de Ségolène Royal est restée floue sur les questions de l’emploi et du droit du travail. […] À travers l’exemple de cette question, ajoute-t-il, on touche à la contradiction majeure qu’a eu à gérer la candidate socialiste : la contradiction entre l’idéologie étatiste officielle du Parti socialiste et un nouveau modèle d’inspiration sociale-libérale qui n’a pas reçu de formulation claire dans le cadre du Parti socialiste. La victoire électorale de Nicolas Sarkozy s’explique aussi, comme aurait dit Monsieur de La Palisse, par l’absence de victoire de sa concurrente sur le terrain économique et social8.
Autre domaine dans lequel les propositions socialistes ont été insuffisantes ou mal adaptées, celui de l’articulation entre la vision de la mondialisation et la valorisation de l’identité nationale. Malgré les appels à « plus et mieux d’Europe », le repli national de fait de la gauche après le référendum de 2005 a eu pour conséquences de l’empêcher d’élaborer une vision plus positive et réaliste de la mondialisation et de la relance de la construction européenne. La gauche a une vision essentiellement négative de la mondialisation qui a pour conséquence de redoubler le pessimisme de l’opinion publique déjà important9. Or, les attitudes des Français à l’égard de ces deux domaines sont plus contradictoires que ne le croît la gauche. Certes la mondialisation inquiète les Français mais ils attendent aussi des réponses aux défis adressés par la mondialisation, réponses qui sont absentes dans la vision purement antilibérale des socialistes et de la gauche en général. Les socialistes n’ont pas été capables de faire une pédagogie de la mondialisation. De même à propos de la construction européenne, les Français jugent favorablement le « traité européen simplifié » que Nicolas Sarkozy semble avoir fait accepter à ses partenaires européens (54 % contre 21 % et surtout 45 % des votants pour le « Non » au référendum), ce qui confirme l’absence d’homogénéité politique du « non de gauche » de 200510 et l’inanité de la stratégie qui tendait à refonder la gauche radicale sur l’hypothèse de cette cohérence. D’ailleurs, plus des trois quarts des électeurs au premier tour de l’élection présidentielle ont voté pour un candidat ayant fait campagne en faveur du vote « Oui » en 2005. Le Parti socialiste, dont une partie de l’identité s’était refaite depuis le milieu des années 1980 autour de l’idée européenne, paralysé par le référendum de 2005 et ses divisions internes, a été dans l’incapacité de proposer une relance crédible de la construction européenne, laissant le champ libre à Nicolas Sarkozy qui a pu apparaître ainsi comme le véritable acteur de cette relance. De même la gauche, donnant l’impression de revenir à une conception nationale de la protection a pu ainsi laisser penser que Nicolas Sarkozy était plus ouvert au monde d’aujourd’hui qu’elle. Certes Ségolène Royal a compris la demande de réaffirmation de l’identité nationale et a eu raison d’y répondre. Mais son hymne à la France ne s’accompagnait pas suffisamment des idéaux historiques internationalistes et européens des socialistes pour se distinguer suffisamment d’un Nicolas Sarkozy, ici sur son terrain, et qui, avec la proposition de création d’un ministère de l’Intégration et de l’Identité nationale, pouvait toujours proposer plus dans cette direction que la candidate socialiste alors que la vocation historique des socialistes était précisément, et demeure, de penser en même temps l’identité nationale et l’ouverture au monde.
Les priorités
Au terme de cette analyse, il ressort de ces élections que l’écosystème du Parti socialiste a été profondément transformé, ce qui donne aux socialistes à la fois une plus grande latitude d’action et une obligation de se transformer eux-mêmes. Encore une fois, il ne s’agit pas pour le Parti socialiste de changer ses valeurs mais de comprendre comment évoluent la société française et le monde contemporain. Toute la question est de savoir si le Parti socialiste considère que l’exercice du pouvoir national est son ambition première. Si les socialistes tirent toutes les conséquences du choix définitif et premier en faveur de l’exercice du pouvoir, cela signifie les choses suivantes.
D’abord accepter pleinement d’être un parti réformiste. Entendons-nous bien. La notion de réformisme est aujourd’hui trop vague. Tous les socialistes, ou presque, acceptent désormais d’être qualifiés de réformistes. Ce n’était pas le cas, encore, dans les années 1990. La culture révolutionnaire n’existe plus en tant que telle dans la gauche socialiste. L’extrême gauche elle-même en manie certes les symboles et les thèmes mais elle ne nourrit plus de véritables espérances révolutionnaires. Ses programmes portent le plus souvent des revendications qui regardent plus vers le programme de gouvernement PC/PS des années 1970 que vers le « programme de transition » de Léon Trotski… C’est ce qui explique le succès – très relatif d’ailleurs – d’Olivier Besancenot dans les urnes. Il incarne une forme de protestation radicale. Cette culture de la revendication radicale, fortement présente au Parti communiste, chez les Verts mais aussi au Parti socialiste, a pesé avec suffisamment de force et suffisamment longtemps pour que les socialistes, dans leurs projets et leurs programmes demeurent à mi-chemin entre leurs pratiques de gouvernement réformistes et un discours de résistance.
Ils ont en effet refusé jusqu’ici de penser de manière globale les conséquences politiques de leur choix réformiste dans la société française et le monde tels qu’ils sont. Ce qui les a amenés, nous l’avons vu précédemment, à ne pas vouloir s’avancer sur les questions clefs pour les préoccupations des Français : l’équilibre des systèmes de retraite, la réduction du temps de travail, le fonctionnement du marché du travail, la sécurité, pour ne prendre que les questions majeures, en indiquant à chaque fois les arbitrages nécessaires pour la crédibilité de leur action future, à savoir l’acceptation claire de l’allongement de la durée de cotisations pour tenir compte du vieillissement de la population, la diversification et l’assouplissement des lois sur les 35 heures, l’articulation à faire entre la « flexibilité » et la « sécurité » dans les contrats de travail, la redéfinition d’une politique de sécurité pour lutter efficacement contre la délinquance11. Faute d’opérer ces choix, les socialistes ont juxtaposé des positions générales relativement dogmatiques, et par là abstraites, et une multitude d’engagements et de mesures sectoriels qui n’arrivent pas à convaincre, sinon de leur légitimité, au moins de leur efficacité.
Les adaptations que les socialistes ont pratiquées depuis les années 1980 sont demeurées à un niveau trop général qui pouvait satisfaire des interprétations diverses et parfois contradictoires, arrivant même ainsi à jeter un doute sur leurs convictions réelles comme le montrent les hésitations sur le statut de l’économie de marché au sein de laquelle, pourtant, le Parti socialiste n’a cessé d’agir. Pourtant, aujourd’hui, les Français sont convaincus à une très grande majorité que l’économie de marché si elle n’est pas le meilleur système possible est cependant le moins mauvais et qu’il s’agit de l’aménager12. Il s’agit aujourd’hui d’entrer dans le concret pour bâtir une cohérence qui a manqué dans la dernière période. Cela suppose une vraie confrontation avec la radicalité protestataire, forte dans le reste de la gauche pour montrer à partir de préoccupations souvent communes, quelles doivent être les solutions réelles aux problèmes posés. Cela suppose donc aussi une prise de distance avec le modèle du Parti d’Épinay qui a juxtaposé volontairement des discours parfois contradictoires.
Ensuite se reposer la question des alliances – et l’on sait que cette dimension avait été décisive à Épinay, beaucoup plus que les controverses idéologiques… La gauche non socialiste, même émiettée et affaiblie, continue à représenter une réalité électorale. Elle regroupe environ 10 % du corps électoral. Elle ne fournit plus, néanmoins, au Parti socialiste l’appoint suffisant pour être majoritaire dans une grande élection nationale. Il ne peut plus compter non plus sur le renforcement de son partenaire écologiste pour constituer un regroupement potentiellement majoritaire. Non que la préoccupation écologique s’affaiblisse. C’est même le contraire. Mais justement, l’importance du défi écologique désormais reconnue pleinement dans l’opinion le fait prendre en charge par tous les grands partis et rend peu probable qu’un seul parti puisse en conserver le monopole. L’ouverture au centre se révèle ainsi indispensable. Des enquêtes d’opinion ont montré qu’une petite majorité des électeurs de Ségolène Royal au second tour de l’élection présidentielle estiment que le Parti socialiste aurait dû passer un accord politique avec François Bayrou. Il faut noter par ailleurs que, chez les sympathisants de gauche13, à l’été 2007 celui-ci était l’homme politique le plus populaire (64 %) à égalité avec Bertrand Delanoë et juste derrière Ségolène Royal (71 %), ces deux dirigeants socialistes étant par ailleurs l’un et l’autre ouverts à l’alliance au centre. Surtout, les personnes proches de la gauche sont 55 % à avoir une bonne opinion du MoDem mais seulement 45 % du Parti communiste. Ainsi une large partie de l’électorat de gauche semble prêt à l’alliance au centre. C’est ce que confirme une enquête de la Sofres14. Pour les sympathisants de gauche, en effet, 43 % pensent que l’avenir de la gauche passe plutôt par un rapprochement du Parti socialiste avec le centre, le MoDem et les Verts tandis que 29 % seulement souhaitent que les liens avec l’extrême gauche et le Parti communiste se renforcent, 11 % rejetant l’une et l’autre option et 8 % n’ayant pas d’opinion.
Les socialistes se doivent donc de regarder à la fois vers leur gauche et vers leur droite. Certains d’entre eux peuvent espérer échapper à cette situation en prônant le développement d’un grand parti socialiste électoral et militant « de l’extrême gauche à l’extrême centre ». Cette option qui est cohérente avec la dynamique du système de partis français vers le bipartisme ne peut cependant se réaliser que par étapes dans un pays où la fragmentation partisane et l’existence de cultures politiques différentes sont un trait historique national et où la faiblesse relative du Parti socialiste ne disparaîtra ni facilement ni rapidement. Il faut donc envisager la constitution d’un nouveau système d’alliance – comme il a été expérimenté en Italie dans une situation encore plus complexe – qui permette aux socialistes de tenir les deux bouts de la chaîne. Mais ils ne pourront le faire qu’en se livrant à un vrai travail d’explication et de confrontation politiques et non pas en taisant les désaccords et en dégageant une cohérence programmatique qui prenne en compte les préoccupations d’un large spectre d’électeurs.
Cette réflexion à frais nouveaux doit s’accompagner nécessairement d’une redéfinition des modes de désignation à l’élection présidentielle – préoccupation évidemment absente à Épinay il y a près de quarante ans ! Il s’agit ici d’un point qui peut passer pour mineur, relevant de la procédure interne. Il est cependant central compte tenu de la présidentialisation du régime. À la suite des élections, certains dirigeants socialistes se sont publiquement interrogés, parfois pour des raisons tactiques certes, sur l’intérêt qu’il y avait à reproduire dans l’avenir le système des primaires internes, qui a donné à l’opinion publique à travers les sondages d’opinion un rôle majeur dans la désignation du candidat socialiste et qui a amené au parti, grâce à l’adhésion à 20 euros, des adhérents principalement intéressés à participer au processus de désignation. Quelle que soit la procédure que les socialistes retiendront dans l’avenir, ils commettraient une erreur majeure en pensant qu’ils pourront revenir sans dommage à une époque où le choix du candidat se faisait entre soi, à l’abri des électeurs. D’une manière ou d’une autre, dans l’avenir, les grands partis présidentiels devront faire participer les électeurs à la désignation de leur candidat à l’élection présidentielle. En effet, la leçon de la récente élection est que ces primaires ont suscité un grand intérêt dans la population. La personnalisation de la vie politique, l’importance du talent et du charisme personnel dans cette élection jointe au fait que les Français ont peu de sympathie pour les partis politiques et peu de confiance en eux, font que les partis qui sauront dans l’avenir associer leurs sympathisants au processus de désignation verront leur popularité augmenter et, quoi qu’on en dise, leur chance de choisir le meilleur candidat possible accrue.
La présidentialisation du régime devrait donc conduire les partis présidentiels à aller plus loin dans la « démocratisation » de leur processus de désignation et passer des primaires fermées aux primaires ouvertes. Un tel processus aurait deux avantages majeurs. Le premier serait d’allonger la période pendant laquelle les grands partis seraient sous la lumière des médias, ce qui renforcerait encore leur statut de parti présidentiel. Le second serait de faciliter la solution de la question du premier tour de l’élection présidentielle où la présence des petits partis se révèle davantage pour eux une épreuve dangereuse qu’un avantage réel. Le Parti socialiste proposerait des primaires ouvertes à tous les sympathisants de gauche, ce qui pourrait conduire éventuellement les autres partis de gauche à s’associer à cette procédure et à négocier à ce moment-là avec le parti dominant. Il faudrait enfin organiser, au terme de la primaire, une fois les résultats connus, une grande convention de la gauche permettant d’unir les partis entre eux et le candidat à ces partis. Un tel système permettrait ainsi de conserver la diversité de la gauche sans affaiblir son unité et donc ses chances de succès. Ce processus pourrait être ouvert vers le centre en cas d’accord avec des organisations situées dans cet espace politique qui seraient prêtes à s’allier avec les socialistes. Il faut rappeler que la gauche italienne a récemment agi de la sorte et qu’elle a battu Silvio Berlusconi. Il s’agissait, dans un autre système, de désigner le futur chef du gouvernement de la gauche au cas où celle-ci l’emporterait.
C’est, enfin, d’une nouvelle synthèse politique dont les socialistes et la gauche ont besoin pour penser les conditions nouvelles dans lesquelles ils doivent agir désormais. Un non-choix sur cette question cruciale aurait demain les mêmes conséquences qu’hier, plus graves peut-être. Ne pensant ni même ne voulant être un parti de « rupture », le Parti socialiste, faute d’assumer ses convictions réformistes, serait menacé d’être un conservatisme déguisé en radicalisme et compromettrait ainsi durablement son identité historique, qui en avait fait hier un « parti du mouvement ».
Une difficulté, souvent non dite, d’un choix pour un réformisme conséquent, tient au fait que le socialisme ne peut plus se concevoir comme une alternative d’ensemble au libéralisme. Il n’a jamais voulu mener au fond le travail d’explication avec le libéralisme en tant que tel et s’est réfugié dans un « antilibéralisme » un peu paresseux, faute de sérier les questions, en déterminant ses accords et ses désaccords avec cette doctrine. La contradiction ne reste pas seulement cantonnée dans le domaine des idées. Elle joue aussi dans la vie politique quotidienne où le Parti socialiste donne parfois une image de fermeture, voire de sectarisme. L’accueil fait par les Français à l’« ouverture » pratiquée par le président de la République, dans son gouvernement même et dans diverses commissions, en faisant appel à des personnalités de gauche, montre que l’idée d’une démocratie apaisée, où l’adversaire n’est ni un ennemi ni un diable, est une idée populaire. Ce fut d’ailleurs aussi le cas en 1988 alors que le Parti socialiste avait alors manifesté son mécontentement face à l’ouverture mitterrandienne. Cela n’implique pas qu’il n’y ait pas de conflits et même parfois des épreuves de force. Mais les désaccords doivent être aujourd’hui déterminés principalement en aval par la réalité des sujets en cause, plutôt qu’en amont par des déterminations a priori. C’est donc un travail sur sa propre culture que doit mettre en œuvre aussi le Parti socialiste. Vouloir être un parti du « peuple tout entier » dans une démocratie moderne suppose une capacité d’ouverture qui ne s’entend pas seulement tactiquement. C’est le rapport à l’adversaire qu’il s’agit aussi de repenser.
Qu’en est-il alors du modèle originel du Parti socialiste face à ces bouleversements de son écosystème politique ? Celui-ci s’est érodé. Ce modèle était lié à la fois aux origines révolutionnaires du socialisme français, à la faiblesse relative du parti dès l’origine, faiblesse sociologique créée par l’absence de base social-démocrate et politique due à la fois à ses concurrents républicains de droite qui l’empêchaient d’être le grand parti républicain et de gauche qui, tel le Parti communiste, lui disputaient la légitimité révolutionnaire. Tous ces éléments ont contribué à la formation de son modèle marqué par la volonté d’effacer Tours, la préférence pour les alliances à gauche, la non-révision d’un parti où l’attachement à la doctrine, largement issue du marxisme, suppléait le faible ancrage social et une assise électorale limitée, et finalement à un rapport difficile et malheureux au pouvoir.
À l’issue des élections de 2007, des éléments qui poussaient à la conservation de ce modèle, et dont certains s’étaient déjà affaiblis au fil du temps, pèsent d’un poids moins lourd sur le Parti socialiste. Il est devenu le seul grand parti à gauche et représente aujourd’hui la seule véritable alternative dans un système de plus en plus bipartisan. La question du rapport avec les communistes ne se pose plus que de manière marginale et l’affaiblissement de la gauche radicale, liée à la vocation gouvernementale du Parti socialiste, peut libérer ce parti de son appréhension de la révision idéologique et de l’ouverture au centre. L’ensemble des partis socialistes européens ont déjà abandonné, à quelques exceptions près, toute référence au marxisme et se veulent réformistes voire sociaux-libéraux et acceptent pleinement d’agir au sein d’une économie de marché. Malgré une base électorale qui demeure relativement étroite pour une organisation politique ayant une position aussi importante dans le système politique, les élections à deux tours et les modes de scrutin permettent au Parti socialiste français de rassembler aux seconds tours des électorats très importants. Quant à la fragilité de son unité qui fut le souci constant de ses leaders et les paralysa souvent, elle demeure, mais elle est rendue moins menaçante pour un parti qui est devenu d’abord un parti présidentiel et hors duquel il n’est guère de salut pour ceux qui dans son espace politique souhaitent occuper des positions de pouvoir, locales ou nationales. D’une certaine manière, l’affaiblissement du modèle originel qui rendait problématique son rapport au pouvoir peut être une chance pour le Parti socialiste. Peut-être pourra-t-il ainsi se mettre en situation pour la première fois de son histoire de remporter un jour deux élections législatives de suite…
Le bouleversement de l’écosystème du Parti socialiste ouvre ainsi une période nouvelle, peut-être un tournant majeur dans l’histoire du Parti socialiste français. Le premier défi qui lui est adressé est de s’adapter aux mutations du fonctionnement du régime politique français, marquées d’abord par sa présidentialisation accrue. Plus que jamais, l’avenir de ce parti dépend de sa capacité à demeurer l’un des deux grands partis présidentiels, donc à être capable de gagner une élection présidentielle. S’il est le seul à gauche à pouvoir le faire, il n’est pas pour autant certain de réussir. Son idéologie et son programme sont vieillis et de moins en moins attractifs. C’est là le second grand défi. Il ne s’agit pas de mettre en œuvre un simple aggiornamento réformiste. C’est tout un travail d’analyse de la société, de redéfinition idéologique, de choix programmatiques qui doit être mené et assumé dans les prochaines années. Enfin, le Parti socialiste n’a plus d’alliés fiables et significatifs à gauche et, de plus, la gauche dans son ensemble est clairement minoritaire. Ce troisième défi n’est pas le moindre, d’autant plus que les trois questions de la révision idéologique, des alliances et du leadership sont liées, ce qui distingue la période qui commence de celle ouverte en 1971 par François Mitterrand. Son génie politique avait été alors de concilier l’ancien – le programme et, d’une certaine façon, les alliances (« effacer Tours ») – et le nouveau, la vision du pouvoir et l’adaptation du parti à l’élection présidentielle. Ce système mitterrandiste a fonctionné dans les années 1980 mais a montré rapidement une usure irréversible. Une telle équation politique n’est plus utilisable. C’est l’ensemble de la vision socialiste qu’il s’agit de réélaborer. Résoudre les trois questions en même temps est délicat et périlleux. Il faudra beaucoup de courage, de persévérance et d’intelligence au parti, à ses militants et à ses dirigeants, pour y parvenir. De l’audace aussi…
août 2007
- *.
Ce texte reprend un extrait de la postface à la réédition en poche de l’Ambition et le remords, Paris, Fayard, 2005. Ce livre paraît en novembre dans la collection « Pluriel » (Hachette-Littératures) sous le titre les Socialistes français et le pouvoir. Voir, en février 2006 dans Esprit, l’entretien avec les deux auteurs sur leur analyse au long cours du rapport des socialistes au pouvoir.
- 1.
Gérard Grunberg et Florence Haegel, la France vers le bipartisme ? La présidentialisation du PS et de l’Ump, Paris, Presses de Sciences Po, 2007.
- 2.
L’enquête post-électorale présidentielle du Centre de recherches politique de Sciences Po (Cevipof) le montre clairement. Les personnes interrogées à propos des raisons de la défaite de Ségolène Royal mettent en premier avec 77 % de réponses « d’accord » (et 69 % des sympathisants de gauche) « le PS n’a pas su renouveler suffisamment son programme », avant « le PS aurait dû passer un accord politique avec l’Udf de François Bayrou » (40 % et 49 % des sympathisants de gauche), « Ségolène Royal n’était pas une bonne solution (39 % et 22 % des sympathisants de gauche) et « les propositions de Ségolène Royal n’étaient pas suffisamment à gauche (38 % et 34 % des sympathisants de gauche). Voir les résultats de cette enquête post-électorale présidentielle 2007, volume 2, sur le site de Sciences Po (Cevipof) http://portail.sciences-po.fr
- 3.
Csa, mai 2007.
- 4.
Ibid.
- 5.
Id., juillet 2007. Sur la question des inégalités créées par l’État et les services publics, voir Gérard Grunberg et Zaki Laïdi, Sortir du pessimisme social. Essai sur l’identité de la gauche, Paris, Hachette littératures, 2007.
- 6.
Csa, juin 2007.
- 7.
Panel électoral français réalisé par le Cevipof, 2007, volume 1.
- 8.
Étienne Schweisguth, « Les valeurs et l’élection », enquête post-électorale présidentielle 2007, panel électoral français 2007 Cevipof (en ligne sur le site).
- 9.
G. Grunberg et Z. Laïdi, Sortir du pessimisme social…, op. cit.
- 10.
Csa, juin 2007.
- 11.
49 % des personnes interrogées par la Sofres (Le Nouvel Observateur, 23 août 2007) contre 39 % pensent que pour lutter contre le chômage, il faut davantage de flexibilité du marché du travail et non un renforcement des mesures de protection sociale. Chez les sympathisants de gauche, le rapport est inversé, mais néanmoins 39 % d’entre eux choisissent l’option de la flexibilité contre 51 % qui choisissent un renforcement des mesures de protection sociale.
- 12.
Tns-Sofres. Le Nouvel Observateur, 23 août 2007 : 65 % des personnes interrogées et 63 % des sympathisants de la gauche partagent cet avis contre respectivement 16 % et 21 % qui pensent que c’est un très mauvais système et qu’il faut en changer.
- 13.
Baromètre Figaro magazine de juillet 2007.
- 14.
Tns-Sofres. Le Nouvel Observateur, 23 août 2007.