
Changer d’État
Introduction
L’épidémie de Covid-19 a montré comment se transforment nos conceptions de l’action publique. Les défis d’aujourd’hui plaident en faveur de la différenciation territoriale et d’une marge d’action plus importante laissée aux collectivités, en lien avec un État qui assume ses fonctions régaliennes.
La pandémie de Covid-19 marque le retour en grâce de l’action publique. Autour de la santé, les enjeux de bien commun, de solidarités et de résilience sont aujourd’hui essentiels. Cette période d’incertitude a aussi accéléré un mouvement profond en faveur de l’écologie, devenue une question politique déterminante entre citoyens et gouvernements. L’ensemble des fondements de l’organisation économique et sociale actuelle sont ébranlés – croissance, relation à la technique, temporalité, inscription dans l’espace, modes démocratiques. Et l’action publique apparaît primordiale pour donner une consistance à ces nouvelles manières de penser et d’agir. La place du marché, l’allocation des ressources, la justice sociale, les liens entre générations y sont autant d’enjeux.
Dans l’histoire de notre pays, c’est la figure de l’État qui avait, jusqu’à récemment, le mieux symbolisé l’intervention publique. Pour la gauche comme la droite, accéder aux responsabilités, c’était acquérir une culture de gouvernement, diriger les administrations, exercer le pouvoir national. Cette situation a changé. Face aux difficultés de l’État pour tenir un cap, les collectivités locales réclament, au nom de l’efficacité, davantage de différenciation territoriale, de moyens d’action et de considération, tout en plaidant pour un véritable exercice par l’État de ses missions régaliennes. Les citoyens veulent un État différent, qui exercerait réellement les pouvoirs qui sont les siens pour transformer, réguler et accompagner les initiatives. Les Gilets jaunes ont récusé la disparition des services publics, les citoyens de la convention pour le climat appelé à une hausse significative des ambitions publiques, et la pétition de « L’affaire du siècle », qui a débouché sur un procès à l’État, recueilli plus de deux millions de signatures.
Changer est, pour l’État, une ardente obligation. D’abord, parce que sans réactions fortes, l’ampleur du malaise démocratique et le déni qui l’accompagne laissent présager des perspectives politiques sombres. Alors qu’un ancien président de la République vient d’être condamné pour corruption et trafic d’influence, la possibilité que la présidente du Rassemblement national gagne l’élection présidentielle de 2022 est ouvertement évoquée. Ensuite – et c’est un élément d’espoir –, parce que la société et l’État qui se confrontent aujourd’hui ne sont pas aussi dissociés que pourraient le faire croire les malentendus actuels. L’enjeu est bien de rapprocher État et société au quotidien, de redonner à l’État un visage, celui des enseignants, des chercheurs, des policiers ou agents hospitaliers qui manifestent aujourd’hui contre une conception du « moins-disant financier ». Enfin, car l’État sans la société ne pourra surmonter certaines faiblesses et un entre-soi que la pandémie a cruellement révélés. Le bunker du Conseil de défense, le discours martial de la guerre contre le virus et les errements de la communication gouvernementale se sont accompagnés d’innombrables maladresses à l’égard des Français, infantilisés et sermonnés.
Changer est, pour l’État, une ardente obligation.
Quels seraient alors les contours de cet État différent ? Un État en réseau, comme l’illustre l’expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée ? Un État qui romprait avec le mythe de l’État stratège, qui a surtout servi de prétexte à la casse des services publics ? Un État concentré sur les fonctions régaliennes ? Plutôt que de chercher encore et encore un nouveau concept et une répartition des tâches a priori entre acteurs publics, sans doute faudrait-il s’attacher à redonner à l’État une présence territorialisée auprès des citoyens, et singulièrement des plus démunis, tout en encourageant des initiatives qui donnent aux communs une force nouvelle.
À la demande de services publics, il convient de répondre par une offre d’État concrète, en termes de compétences, de neutralité et de présence des institutions. Cette approche, qui met l’accent sur les politiques publiques, serait sans doute plus féconde que celle qui distinguerait entre les tâches régaliennes et les autres. En effet, peut-on vraiment distinguer entre le régalien et le reste ? Ce qui caractérise la période actuelle n’est-il pas plutôt la mixité des missions ? Dans l’éducation, par exemple, les attentes autour d’une évolution en profondeur des programmes d’enseignement pour que l’économie, le droit, la géopolitique fassent une place plus importante à l’écologie ont pris beaucoup de force et sont portées par les étudiants et certains enseignants.
Les attentes de la société ont changé et l’envie d’être associé à ce qui était encore il y a peu considéré comme des domaines réservés des ministères est irrépressible. Éducation, transports, politique énergétique, aménagement du territoire, ce sentiment des citoyens d’avoir « leur mot à dire » ne peut plus être ignoré. Les aspirations à une vraie démocratie délibérative sont partie prenante du désir d’un autre État. Il faut encore leur donner forme dans des espaces et une temporalité adaptés, sans mettre de côté les institutions. Il appartient désormais à la société, aux citoyens, à chacun d’entre nous, de prendre au sérieux ces nouvelles responsabilités, et que des contre-pouvoirs, qui ne soient pas seulement d’interpellation ou de récrimination mais de propositions concrètes, émergent à l’échelle nationale. Changer les institutions pour mieux garantir leur pérennité démocratique, telle pourrait être la perspective de la réconciliation entre État et société que ce dossier explore et que nous appelons de nos vœux.