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Image par Pedro Figueras de Pixabay
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Fanatiques, encore un effort pour être radicaux !

En matière de religion, les fanatiques témoignent d’un rapport de surface avec la tradition dont ils se réclament, bien plus que d’une volonté de remonter à sa racine. Et si une voie de résolution du problème terroriste résidait précisément dans une authentique radicalisation ?

Si j’ai choisi de pasticher le célèbre titre de Sade, c’est parce qu’il s’agit d’un appel à la radicalité. « Français, encore un effort pour être républicains » signifie : si vous voulez vraiment construire une société égalitaire, il vous faut prendre le problème à la racine des choses et, par conséquent, extirper de la société la religion qui légitime le système de la domination1. La religion (pour Sade, la religion chrétienne) est caractérisée par l’hétéronomie, une hétéronomie dont le prêtre est le garant et le prince l’exécutant : si l’on veut réellement inventer une société des individus autonomes délivrée des princes et des prêtres, il ne suffit pas de limiter les pouvoirs de ces derniers par une constitution, il faut encore déraciner de l’esprit humain l’idée même de Dieu – en tout cas l’idée de Dieu telle que la véhicule la religion institutionnelle (parce qu’il y a bien un Dieu qui fonctionne chez Sade, comme Lacan l’a très bien montré à propos de l’« Être-suprême-en-méchanceté2 »).

Quand j’écris : « Fanatiques, encore un effort pour être radicaux », c’est pour inviter à considérer la radicalité non pas comme le problème de notre temps, mais comme faisant partie de la solution. Il s’agit pour moi d’interroger un certain usage quasi réflexe de termes tels que « radical », « radicalisation » ou « déradicalisation » (on commence même à parler de « préradicalisation » des enfants dans le milieu scolaire). Ces mots sont devenus des éléments de langage (autrement dit : des syntagmes vides de sens), qu’on utilise comme si leur signification était évidente. Or il est nécessaire d’ouvrir le mot « radicalité » à une plus grande polysémie.

Les individus et les groupes qui incarnent aujourd’hui une forme de fanatisme religieux, jusque dans la forme la plus extrême qu’est le meurtre, ne pèchent pas par un excès de radicalité mais, au contraire, par un défaut de radicalité. Et il est possible que ce manque de radicalité soit aussi ce qui caractérise le traitement politique de ces questions, d’où peut-être le sentiment d’impuissance qui l’accompagne, malgré le ton martial des récentes déclarations présidentielles sur le « séparatisme islamiste3 ». Je fais donc une différence entre fanatisme et radicalité. Je tâcherai également de montrer que, dans le fanatisme, le rapport au texte – au texte fondateur, au texte religieux – se caractérise par une forme de renversement pervers de la dialectique entre la lettre et l’esprit. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le fanatisme consiste en une spiritualisation excessive du texte, à laquelle on ne peut résister qu’en entretenant un certain rapport de radicalité avec la lettre dans l’opération de la lecture.

Radicalisés… vraiment ?

Il existe un élément commun, parmi d’autres, à la plupart des auteurs d’attentats liés à ce qu’il est convenu d’appeler la mouvance islamiste « radicale » : qu’il s’agisse de musulmans culturels ou de néo-convertis, leur connaissance des textes et des principes de leur religion est pour le moins lacunaire et fragmentaire4. En somme, on a affaire à un grand amateurisme théologique, pour ne pas dire à une ignorance crasse. Les terroristes ont un rapport de surface à la tradition dont ils se réclament : c’est pourquoi ils illustrent beaucoup plus une forme de superficialité qu’une forme de radicalité.

Dans les procédures de recrutement des filières djihadistes, les individus narcissiquement fragilisés, qui trouvent dans la rhétorique supposément radicale de quoi boucher les failles de leur moi, s’abandonnent à une forme de « discours du Maître » (Lacan) incarné par le recruteur qui, lui, est supposé en savoir un bout. Les sujets fanatiques sont ainsi animés par une quête de « signification existentielle », à laquelle le discours du Maître répond avec une redoutable efficacité5. Il devient tout d’un coup possible de donner un sens évident à un monde jusque-là illisible car trop complexe, selon une grille de lecture binaire de la réalité : bien vs mal, vrai vs faux, nous vs eux, etc. Cette logique simpliste s’accommode donc mal des subtilités de l’exégèse…

Les prétendus radicalisés sont des sujets dressés à l’impératif catégorique de notre temps : jouir à tout prix, dans une mise en scène permanente de soi.

Le petit déplacement que je propose consiste alors à essayer de parler des « radicalisés » en les considérant comme des « superficialisés ». Ce qui signifie, entre autres, que les prétendus radicalisés ne sont pas les sujets antimodernes qu’on croit, ou qu’ils croient être eux-mêmes : ils sont en réalité des sujets hypermodernes6. Autrement dit, ils sont des purs produits de la « société liquide » (Zygmunt Bauman) passés à la moulinette de la culture (ou plutôt de la « dé-culture ») de masse, des sujets dressés à l’impératif catégorique de notre temps : jouir à tout prix, dans une mise en scène permanente de soi. Que ces sujets expriment cette convoitise de l’illimitation sous la forme du ressentiment n’y change rien : qu’on occupe soi-même la position de celui qui jouit de tout, ou qu’on regrette de ne pas l’occuper et qu’on cherche alors à s’en venger en détruisant ceux qui sont supposés l’occuper, la logique est la même. Ainsi, le ressentiment des supposés musulmans (damnés de la terre, dominés) envers les supposés Occidentaux (privilégiés, dominateurs), quel que soit le caractère construit, voire fantasmatique de ces représentations, repose sur un mécanisme vieux comme le monde : le « désir mimétique » (René Girard) d’occuper la place de celui-là même à qui l’on reproche de l’occuper.

Le religieux comme mise en scène de l’énigme

Peut-on aller plus loin dans la caractérisation anthropologique de la subjectivité fanatique, et dans ce que celle-ci révèle de notre monde ? Le fanatisme, écrit Pierre Legendre, touche à « la dimension de l’énigme » qui caractérise l’humain dans son rapport à ce qui l’institue humain, c’est-à-dire à ce qui le fonde7. Cette dimension de l’énigme est ce qui empêche l’homme d’être transparent à lui-même, venant de ce que l’homme est fait homme par le langage, qui le sépare de son origine et le divise d’avec lui-même. Le fanatisme touche, en d’autres termes, à la question de l’inconscient, cette faille dans le savoir qui empêche le sujet de coïncider avec son propre discours et avec l’image qu’il a de lui-même et de son monde.

Or cette dimension – la faille, l’énigme – est précisément ce que ne parvient pas à appréhender, et même ce que cherche à occulter, le réductionnisme technicien de la politique au « Management social ». Par cette expression, Legendre désigne une logique gestionnaire de l’humain selon laquelle on peut traiter le sujet et les rapports sociaux comme on gère une entreprise ou un compte en banque, en faisant abstraction de la question du sens humain. Le fanatisme est alors, en quelque sorte, la preuve par l’envers que cette logique est condamnée à échouer, car elle repose sur un présupposé anthropologique inconsistant. Le fanatisme est une forme d’explosion de la question du sens et de réouverture de la dimension de l’énigme, à la façon d’un retour du refoulé qui vient violemment ébranler la logique du Management. Une logique lisse en surface, mais viscéralement négatrice de l’humain – parce qu’il s’agit d’une logique de la désinstitution.

En effet, le Management social ignore ou méprise le fond énigmatique de la culture. Par conséquent, il ne voit pas que le substrat humain est constitué de mythes, de fictions, de symboles, d’images de toutes sortes, qui sont destinés à apprivoiser l’énigme sans la résoudre, et qui relèvent toutes, pour Legendre, d’un montage langagier – qu’il appelle aussi « dogme ». Ce que Legendre nomme la « dimension dogmatique de l’homme » est le fait que le sujet et le social n’accèdent à eux-mêmes qu’à travers un système de représentations dont la fonction est instituante, c’est-à-dire, pour faire court, religieuse8.

« Dogme » ne désigne pas ici le contenu de tel ou tel discours religieux, ni même telle ou telle religion, mais la structure pour ainsi dire religieuse de tout discours qui se trouve au fondement du sujet et du social. « Dogme » désigne aussi le fait que ce discours s’impose au sujet, qu’il le veuille ou non, qu’il en ait conscience ou non, à distance de l’illusion d’un sujet autofondé – puisque le propre du sujet est d’être assujetti. « Dogme » désigne enfin le caractère obscur et ambigu de ce discours, dont le sens n’est pas immédiatement livré dans l’évidence. De fait, le sujet est tenu par du dogme sans le savoir, et il n’a pas besoin de le savoir pour que cela ait des effets sur lui.

Le dogme met donc en scène l’énigme sans la résoudre. La question du sens, qui s’ouvre à partir de là devant chaque sujet, devra alors faire l’objet d’une recherche, d’une élaboration toujours singulière et provisoire. C’est ce qui fait la dynamique même de la vie subjective comme créativité symbolique et travail de l’imagination. Et la fonction des institutions est – devrait être – précisément d’offrir une garantie à cela. Les institutions, écrit Legendre, doivent « dire quelque chose au sujet, elles composent pour lui un espace de signification9 », c’est-à-dire quelque chose de très différent de la simple gestion des rapports de force entre individus ou groupes liés par le seul lien de l’intérêt ou de la concurrence. Les institutions – politiques, religieuses, universitaires, juridiques ou autres – sont censées donner un cadre pour que les élaborations subjectives puissent avoir lieu dans une forme de conversation entre le texte fondateur et les textes que sont nos vies. Nous sommes tous, comme dit Legendre, des « enfants du texte10  », et il est vital que chacun puisse entrer dans un processus de relecture du texte de sa vie à la lumière du texte fondateur, et réciproquement. Si, dans ce processus de relecture, l’énigme n’est pas résolue, c’est précisément parce qu’elle est l’irrésolution fondamentale qui ne cesse de relancer le processus de recherche de solutions. C’est ce processus qui est la vie même de la culture.

La lettre et l’esprit : clarifications

Or il y a deux façons de prétendre résoudre l’énigme. La première, la plus simple, consiste à décréter que l’énigme n’existe pas – c’est l’option du Management social. La seconde, celle que choisit le fanatisme, passe par le savoir, en court-circuitant le fil de l’interprétation qui relie le sujet au texte fondateur. Dans ce cas, on prétend apporter une réponse totale et monolithique à la question du sens par le recours à une forme de discours du Maître (une rhétorique du savoir) qui vient boucher toutes les failles. On peut donc considérer le fanatique comme un être en mal de sens, un poète contrarié, un enfant à qui l’on n’a pas appris à faire des métaphores. Le fanatique ne serait-il pas un être envers qui l’on n’a pas témoigné du fait qu’un humain est une métaphore, c’est-à-dire un texte fondamentalement ouvert à l’interprétation dans le jeu mouvant des figures et des styles, et dans le travail de l’imagination11 ?

Or, dans le discours du Maître, il n’y a pas de métaphore, c’est-à-dire pas de déplacement possible du sens (et donc pas non plus de déplacement du sujet du sens). Dans le discours du Maître, tout se tient, tout fait sens d’un seul tenant, les places sont distribuées sans jeu possible entre elles (ami/ennemi, bien/mal, etc.). Ayant remis entre les mains du Maître la cause de son désir, le sujet est délivré de l’énigme sur laquelle son existence fait fond et, à ce compte, il trouve toujours dans le texte fondateur de quoi confirmer sa position, jamais de quoi l’interroger. Parce que le rapport au texte est lui-même posé en termes de maîtrise du sens, et qu’on ne vient au texte – si l’on y vient – qu’au prisme du savoir du Maître.

Le rapport au texte qui est celui du fanatisme consiste très exactement à ne plus avoir besoin de lire le texte.

Autrement dit, le rapport au texte qui est celui du fanatisme consiste très exactement à ne plus avoir besoin de lire le texte, puisque « on » (ou « ça ») le lit pour nous, à notre place. C’est en cela que le fanatisme pervertit la dialectique entre la lettre et l’esprit : il dispose directement de l’esprit, qui lui est fourni par le Maître, et n’a donc plus besoin de la lettre. Une phrase de Lacan dit très bien ce qui est en jeu ici : « Certes la lettre tue, dit-on, quand l’esprit vivifie. Nous n’en disconvenons pas […], mais nous demandons aussi comment sans la lettre l’esprit vivrait12. » Pour pouvoir dire que l’esprit vivifie, encore faut-il avoir lu le texte, encore faut-il en être passé par la lettre.

Et c’est pour cela que le fanatique manque de radicalité. La radicalité consisterait en l’occurrence à quitter la surface du discours du Maître qui fait écran entre soi et le texte – une sorte de surimpression, où le discours du Maître recouvre le texte et en rend impossible la lecture –, et à aller chercher l’esprit à la racine, en creusant du côté de la lettre – en dégageant le texte de façon à le lire pour lui-même –, mais aussi en prenant le risque de s’exposer à la lettre – et que ce soit elle qui creuse le soi. Et ce n’est pas seulement à la lettre qu’il s’agit de s’exposer, mais aussi aux écarts entre les lettres qui sont la matière même dont le texte est fait – sa texture. En réalité, si l’esprit réside quelque part, c’est dans l’écart entre les lettres d’où provient la possibilité du sens. Le lieu de l’esprit n’est pas un au-delà de la lettre, un supralittéralisme (comme on parle de supranaturalisme) qui verrait l’esprit « planer au-dessus des eaux » du texte (Genèse 1, 2). Si l’on rapproche souvent les mots « texte » et « textile », c’est bien pour signifier que la textualité du texte lui vient des mailles à l’envers et des mailles à l’endroit qui le composent. Autrement dit, aucun texte n’est dans un rapport de pure identité à soi-même, raison pour laquelle un même texte peut engendrer des lectures extrêmement différentes.

Dans l’herméneutique théologique de la tradition à laquelle je me réfère – suivant, en tout cas, une certaine façon de l’habiter13 –, ce qu’on appelle l’esprit n’est pas une zone de sens distincte de la lettre, un sens supérieur qui pourrait fonctionner comme un savoir autonome en étant détaché de la lettre. Comme si l’on pouvait isoler les valeurs du texte, et ensuite se passer du texte (et, par conséquent, appliquer la compréhension sans plus avoir besoin de pratiquer la lecture). L’esprit est au contraire l’événement d’un nouveau rapport à la lettre qui permet d’entendre la lettre résonner avec un sens inédit. L’esprit ne fait pas abstraction du sens littéral en se précipitant dans le sens figuré (et d’abord, figuré par qui ?), un sens généralisable à volonté (et surtout à la volonté du Maître) ; l’esprit est la façon dont le sens littéral se met à résonner de manière singulière et inouïe pour un sujet à un moment donné de son histoire, y ouvrant des possibilités de sens inaperçues jusque-là.

Dans cette perspective, et pour se limiter à un seul exemple, on pourrait considérer que l’itinéraire de Luther lisant la Bible est une forme de passage du fanatisme à la radicalité14. Le Luther tourmenté par ses angoisses spirituelles au couvent, qui se mortifie pour espérer échapper à la damnation du Dieu juge, occupe à bien des égards une position fanatique (de fait, un comportement autodestructeur n’est jamais que l’envers d’un comportement destructeur, dont on peut d’ailleurs estimer que, chez Luther, il se déplace à la fin de sa vie en se retournant contre les Juifs – tache indélébile dans la mémoire et l’histoire protestantes). Mais lorsque Luther triture l’Écriture, lorsqu’il se confronte avec acharnement à la lettre du texte paulinien, parce qu’il bute sur l’expression « justice de Dieu » qui le fait trembler de haine, il fait l’expérience – dans cette radicalité-là – d’une sortie possible de la position fanatique qui permet d’adopter un positionnement croyant… ce qui n’est pas la même chose ! Lorsqu’il entend résonner le signifiant « justice », non plus comme la justice que Dieu exige du pécheur et qui plonge dans la culpabilité, mais comme la justice dont Dieu revêt gratuitement le pécheur pour l’affranchir de toute dette mortifère, Luther éprouve l’esprit comme le souffle de vie qui anime la lettre et qui peut donner lieu à l’événement de la naissance d’un sujet. Il devient alors possible de trouver une certaine paix intérieure et de se réconcilier tant avec la figure du divin qu’avec sa propre finitude humaine.

Réapprendre à lire : de la fonction théologique

Si le fanatisme se situe sur le terrain de la question humaine du sens, s’il est même un révélateur traumatique de la persistance de cette question dans le monde faussement lisse du Management, seul le fait de le reconnaître sur ce terrain permet d’espérer traiter un tant soit peu le problème. La réponse au problème du fanatisme ne peut donc pas être seulement, ni fondamentalement, coercitive, pénale, guerrière – par ces moyens, on ne fait que traiter les symptômes à court terme, on en limite les effets immédiats de violence (tout cela faisant bien sûr aussi partie de l’équation). Mais on ne peut en rester à la surface des choses et on se condamne à l’échec si l’on se contente de gérer le phénomène fanatique dans ses effets sans considérer ses causes – on ne gère pas un sujet, serait-ce un sujet fanatique. En somme, il conviendrait d’être, là encore, moins superficiel et donc plus radical, en acceptant de traiter le fanatisme comme un problème métaphysique. N’est-il pas grand temps de sortir le religieux de sa boîte noire, pour tout à la fois reconnaître sa dimension incompressible et structurante pour le sujet et le social humains, et le travailler sans relâche de manière réflexive, interrogative et critique15 ? Paradoxalement, cette approche est sans doute à maints égards plus réaliste que celle de la Realpolitik sécuritaire en vigueur de nos jours. Réaliste car tenant compte du réel, à savoir justement de l’énigme sur laquelle fait fond l’existence humaine dans le texte social.

Il conviendrait de traiter le fanatisme comme un problème métaphysique.

Sortir de ce superficialisme culturel, dont le fanatisme n’est que le miroir grossissant et le symptôme alarmant, n’est possible qu’en conduisant un travail exigeant et rigoureux de relecture des textes, en particulier religieux, qui sont comme l’architecture cachée de nos sociétés. Ainsi, sortir du fanatisme qui prospère sur le terrain d’une logique gestionnaire réduisant l’homme à une surface sans inconscient, une existence sans énigme et un langage sans métaphores au sein d’un « monde sans esprit16  », implique de refaire un trajet vers les textes et de les étudier, les scruter, à la racine, dans leur être même – donc dans leur lettre même17. Il convient, aussi étonnante que puisse paraître une telle proposition aujourd’hui, de retrouver le sens de la radicalité en faisant rupture avec le superficialisme induit par la logique du Management, et d’amorcer par là un retour aux textes.

Un tel mouvement de retour ne consiste évidemment pas en une restitutio qui chercherait à rétablir on ne sait quelle pureté originelle dont elle prétendrait trouver directement le modèle infaillible dans une Écriture fétichisée, mais tient davantage d’une reformatio. Une réforme authentique résiste à la tentation de la tabula rasa, qui entend faire abstraction du temps long de l’histoire en sacrifiant à la passion contemporaine de l’immédiateté. Exigeante, elle est un aller-vers-le-texte qui tient compte de l’épaisseur des traditions interprétatives, de leur tissu complexe, et qui organise, et même institue, le dialogue des lectures contradictoires, la confrontation des différends.

La tâche qui est devant nous est peut-être tout simplement de réapprendre, ou d’apprendre, à devenir lecteurs. Ce qui, à vrai dire, est la vocation même de la théologie (mais pas seulement d’elle bien sûr). Il s’agit donc, dans l’accompagnement des fanatiques sur le chemin de la radicalité, de faire de la théologie avec eux. Luther, qui en savait quelque chose, disait que celui qui veut s’occuper de théologie doit commencer par faire de la grammaire18. La gramma, c’est la lettre. Nous avons besoin de grammairiens du religieux, et plus largement de grammairiens du texte – du texte de la culture et du texte de la vie.

  • 1.« Ô vous qui avez la faux à la main, portez le dernier coup à l’arbre de la superstition ; ne vous contentez pas d’élaguer les branches ; déracinez tout à fait une plante dont les effets sont si contagieux ; soyez parfaitement convaincus que votre système de liberté et d’égalité contrarie trop ouvertement les ministres des autels du Christ pour qu’il en soit jamais un seul, ou qui l’adopte de bonne foi ou qui ne cherche pas à l’ébranler, s’il parvient à reprendre quelque empire sur les consciences. » Marquis de Sade, « Français, encore un effort si vous voulez être républicains » [1795], La Philosophie dans le boudoir, Paris, Bibliothèque des curieux, 1909, p. 171-172 (je souligne).
  • 2.Jacques Lacan, Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse [1959-1960], Paris, Seuil, 1986, p. 232.
  • 3.Emmanuel Macron, « La République en actes : discours du président de la République sur le thème de la lutte contre les séparatismes », 2 octobre 2020, www.elysee.fr.
  • 4.Voir Michel Bénézech et Nicolas Estano, « À la recherche d’une âme : psychopathologie de la radicalisation et du terrorisme », Annales médico-psychologiques, no 174, janvier 2016, p. 235-249.
  • 5.Ibid.
  • 6.Voir, par exemple, Raphaël Liogier, « Le voile intégral comme trend hypermoderne », Multitudes, no 42, 2010/3, p. 14-20.
  • 7.Pierre Legendre, Leçons VII. Le désir politique de Dieu. Étude sur les montages de l’État et du droit [1988], Paris, Fayard, 2005, p. 182.
  • 8.P. Legendre, « Quelques remarques sur la dimension dogmatique de l’homme », Ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident, Paris, Mille et une nuits, 2004, p. 95-125.
  • 9.P. Legendre, Leçons VII. Le désir politique de Dieu, op. cit., p. 182.
  • 10.P. Legendre, Leçons VI. Les enfants du texte. Étude sur la fonction parentale des États, Paris, Fayard, 1992.
  • 11.Aborder les choses ainsi serait-il faire preuve d’angélisme jusqu’à excuser, en en faisant une victime, le fanatique qui se laisse aller à des actes atroces ? Aucunement. Il s’agit seulement – mais c’est une coûteuse résolution – de refuser qu’un acte, aussi atroce soit-il, puisse exclure un sujet de l’humanité commune. Et donc de traiter le fanatisme comme un problème, de bout en bout, humain.
  • 12.Jacques Lacan, « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud » [1957], Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 509. Il s’agit d’une allusion à la deuxième épître de Paul aux Corinthiens, chap. 3, v. 6.
  • 13.Une autre façon, fondamentaliste celle-là, opère également au sein du protestantisme. J’en analyse certains ressorts dans : Guilhen Antier, « Le fondamentalisme comme pathologie de l’origine », Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires, no 18, 2017.
  • 14.Voir Martin Luther, Préface au premier volume des œuvres latines de l’édition de Wittenberg [1545], dans Œuvres, t. VII, trad. par Pierre Jundt et Jean Bosc, Genève, Labor et Fides, 1962, p. 306-307. Je propose une lecture de cette scène primitive de la Réforme protestante dans : G. Antier, « Luther par Luther. Du péché à la justice, l’expérience de la foi », Études théologiques et religieuses, no 90, 2015/2, p. 181-201.
  • 15.Voir Pierre Gisel, Sortir le religieux de sa boîte noire, Genève, Labor et Fides, 2019.
  • 16.Roland Gori, Un monde sans esprit. La fabrique des terrorismes, Paris, Les Liens qui libèrent, 2017.
  • 17.Voir, à ce propos, la réflexion de Vincent Delecroix, « La Bible à la lettre. Délittéralisation et lecture littérale chez Caputo », Études théologiques et religieuses, no 90, 2015/3, p. 379-397.
  • 18.Martin Luther, Études sur les Psaumes [1519], Weimarer Ausgabe 5, 27, cité par Gerhard Ebeling, Luther. Introduction à une réflexion théologique [1964], trad. par Pierre Bühler, Genève, Labor et Fides, 1983, p. 95.

Guilhen Antier

Guilhen Antier est maître de conférences en théologie systématique à l’Institut protestant de théologie de la Faculté de Montpellier, et membre du Centre de recherches interdisciplinaires en sciences humaines et sociales.

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